Dans le monde une classe en lutte
[Texte paru dans Échanges et Mouvement n° 165 (automne 2018).-http://www.echangesetmouvement.fr/2019/01/gilets-jaunes-et-apres/]
Le propre d’un mouvement qui s’affirme dans ses revendications et dans le temps est d’être en mouvement. Il naît dans un milieu défini comme conséquence d’un ensemble de circonstances et il évolue inexorablement comme tout organisme social vivant : s’il se développe ou seulement prend de l’ampleur par sa seule durée, ses objectifs se modifient, passant du particulier au général ; d’autres participants viennent s’y agglutiner, contribuant à la modification des stratégies et des objectifs. Cependant, s’il stagne ou s’il rétrécit, des divergences masquées dans la dynamique du mouvement apparaissent au grand jour, accélérant sa dislocation. De toutes façons, sauf à s’étendre à une dimension telle qu’il mette en cause dans un territoire de plus en plus étendu les fondements mêmes du système capitaliste, il doit affronter nationalement ce système qui, à un degré ou un autre, va chercher à le contrôler et à y mettre un terme par un mélange de répression, de concessions partielles, d’intégration ou tout simplement atermoyer pour le laisser mourir de sa belle mort.
Le mouvement des « gilets jaunes » n’échappe pas à cette logique de l’évolution de tout mouvement social et n’y échappera pas s’il reste dans l’état actuel. Ceci quels que soient les soubresauts qui peuvent matraquer les désespérances devant un échec programmé.
Les « gilets jaunes » sont nés d’une révolte qui unifie dans une protestation multiforme certaines catégories sociales (non définissables globalement en termes de classe) à la fois contre un système (forcément individualisé) qui rend difficile leur vie et vains leurs espoirs d’une situation meilleure. Si « une goutte de diesel a fait déborder, comme on l’a entendu partout, le vase » déjà plein de frustrations quotidiennes diverses et donné voix à leur détresse auparavant inaudible pour les dirigeants de toutes sortes, il est évident que cette situation s’est construite peu à peu au fil des décennies précédentes et qu’aucune réponse n’y a été apportée par les gouvernements successifs. Cela a entraîné une désaffection et une distanciation avec la politique en général, les partis traditionnels et les syndicats : finalement le mouvement des « gilets jaunes » n’est que l’aboutissement actif de ce qui était intériorisé auparavant. Cette situation fait boule de neige : la surdité des « corps constitués » et des « médiations habituelles » entraîne cette désaffection, et celle-ci entraîne une impuissance encore plus grande à tempérer ces problèmes croissants du quotidien. Peut-être le fait que Macron avait quelque peu bousculé toutes ces médiations traditionnelles abandonnées (la cause de son succès) l’a-t-il rendu porteur, à son insu, d’espoirs « d’être entendus », espoirs qu’il ne pouvait que décevoir, emprisonné dans sa volonté de réformes radicales – qui de plus ont créé des mécontentements divers des évincés des structures réformées (des reportages ont signalé que nombre de ceux qui avaient voté Front national espéraient en secret voir Macron accomplir une partie de ce qu’ils souhaitaient).
UN ASSEMBLAGE DE RÉVOLTES
Cette défiance généralisée de la politique et des politiciens, ce refus de la représentativité, maillon essentiel du système parlementaire, peuvent-ils déboucher sur une contestation globale du système capitaliste lui-même ? De même, ces propositions d’une « démocratie de base » peuvent-elles conduire à une telle orientation ? Au stade actuel, et malgré quelques déclarations isolées, nul ne peut le prévoir.
Comme le mécontentement et la méfiance de toute représentation touchent toutes les classes sociales, sauf bien sûr les capitalistes et les hauts revenus, on retrouve dans ce mouvement un assemblage hétéroclite de participants actifs unis seulement par cette « révolte » (pas une insurrection, encore moins une révolution, tout au moins pour le moment, y compris dans les perspectives générales) avançant un ensemble de revendications que devrait satisfaire un système politique qu’il conteste par ailleurs (un évident paradoxe) ; qu’il s’agisse de revendications matérielles immédiates mais aussi d’une réforme politique vers des structures nouvelles dans lesquelles ils « seraient entendus » c’est-à-dire où ils pourraient s’exprimer et émettre plus que des vœux. Mais sur ce point de se voir dévolu un certain pouvoir, sauf la question d’un référendum, tout reste flou et très imprécis.
Cette seule unité d’une révolte sur des situations matérielles et une nouvelle organisation politique dans laquelle ils puissent donner de la voix (et peut-être décider) fait que l’on trouve dans ces « gilets jaunes » aussi bien des artisans, commerçants et patrons de PME que des précaires de toutes sortes : salariés aux faibles revenus (vu leurs conditions de travail, intérim, CDD, temps partiel, etc.), chômeurs ou bénéficiaires du RSA, retraités aux faibles pensions.
Si le mouvement touche plus particulièrement la France profonde, la campagne plus que les grandes villes, il s’articule pourtant à la fois sur des blocages (pas vraiment bloquants d’ailleurs, mais présents à un grand nombre de carrefours routiers, les fameux ronds-points dont le nombre a été multiplié providentiellement dans les années écoulées) et sur des manifestations du samedi qui se répètent depuis plusieurs semaines dans les villes proches. Ces manifestations prendront un tout autre caractère que les blocages routiers en polarisant d’autres oppositions politiques.
Le fait que l’on trouve ce localisme partiel du mouvement des « gilets jaunes » et qu’il regroupe ainsi, pourrait-on dire, l’ensemble de la population locale toutes classes confondues, tient à une désertification des campagnes remontant aux années 1950 qui virent des mouvements de défense des classes moyennes laminées prendre un caractère politique (mouvement Poujade en 1956, CID-Unati de Gérard Nicoud en 1969-1980). La mécanisation de l’agriculture liée au remembrement avait entraîné un exode important des ouvriers agricoles vers l’industrie des villes : l’extinction du petit commerce et de l’artisanat est venu directement du tarissement de la clientèle du petit commerce rural. L’implantation des super et hypermarchés a réduit le peu qui subsistait de cette classe, et plus récemment le commerce en ligne a accentué encore cette réduction de la place du petit commerce, y compris la supérette du coin.
Avec cette mutation, la voiture a pris bien plus d’importance vitale que dans les villes : les survivants du petit commerce et de l’artisanat ont dû par des tournées élargir leur champ d’action. Les sédentaires survivants, retraités, salariés des nombreuses usines moyennes subsistant dans les campagnes ou des hypermarchés, doivent obligatoirement utiliser la voiture devant la carence des transports publics (d’autant plus que pour des raisons d’économie de nombreuses lignes de chemin de fer secondaires ou des gares non rentables ont été supprimées). On ne peut négliger cette composante des survivants de ceux qui étaient les classes moyennes traditionnelles, mais leur participation aux « gilets jaunes » ne donne pas à ce mouvement le caractère unifié et cohérent de défense d’une classe qu’avaient ces « petits artisans et commerçants » dans les années 1950 et 1960. Contrairement aux populations des villes grandes ou moyennes bénéficiant d’un réseau de transports publics local, les habitants des villages, bourgs et petites villes doivent, quels qu’ils soient, pour leur approvisionnement et pour leur activité professionnelle, avoir recours à la voiture qui est devenue un des postes importants de la dépense quotidienne, d’où la sensibilité au prix du litre de carburant. Pour le diesel, la frustration devant une hausse qui touche toute la population des campagnes, à des degrés divers, se double du fait que dans les années écoulées, l’achat d’une voiture diesel a été largement encouragée et subventionnée et qu’un retournement politique en fait, outre le prix du carburant, un des responsables des pollutions qu’il faut à tout prix éradiquer.
D’une certaine façon, on pourrait dire que dans les villes ayant un réseau de transport public, le problème pour ces couches populaires impliquées dans le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas dans la voiture mais dans d’autres préoccupations : le logement par exemple. Un « bénéficiaire » du RSA peut s’en tirer à la campagne avec un jardin et les solidarités locales, malgré les dépenses de la voiture, alors qu’à la ville, le même se trouvera dans une galère totalement différente.
HÉTÉROGÉNÉITÉ DE SITUATIONS ET DE REVENDICATIONS
A cette hétérogénéité de situations correspond une hétérogénéité de revendications et l’apparition de références du vocabulaire avec des mots particulièrement vagues en termes de classe : peuple, citoyens, etc. Un tel vocabulaire masque mal les différenciations existantes. Le « peuple » et les « citoyens » s’adressent, pour résoudre tous leurs problèmes indifférenciés, au pouvoir politique, en l’occurrence personnalisé par le seul président Macron. Pourtant, pour une bonne partie de ces revendications, Macron, en tant que président, n’a guère de pouvoir. En matière de salaires, ce sont les entreprises qui fixent les conditions de travail et les salaires, éventuellement dans des accords contractuels. Le pouvoir politique, dans la situation présente, fixe le cadre de discussion sur l’ensemble des conditions de travail, le salaire dépendant d’un minimum, le SMIC horaire et mensuel sur la base des 35 heures hebdomadaires. Ce salaire n’est qu’un plancher et le salaire réel qui dépend essentiellement de la durée du travail et de la place dans la hiérarchie des salaires dépend entièrement du rapport de forces dans l’entreprise et finalement de l’accord des dirigeants de l’entreprise. Ce qui fait qu’avec des modalités (CDD, temps partiel, intérim, etc.) qui dépendent aussi de la direction de l’entreprise le salaire réel peut varier considérablement. Et sur tout ceci, le pouvoir politique n’a dans ce domaine aucun pouvoir de décision – il ne peut, comme cela se produit dans les présumées « concessions » récentes, que formuler des demandes exprès aux décideurs patronaux, rien de plus.
Il est bien évident que du fait que les actes de résistance se déroulent hors du champ des relations de classe capital-travail et le rapport de forces dans l’entreprise (aucun débrayage notable n’est venu appuyer l’action des « gilets jaunes »), il fallait trouver un autre champ d’intervention que la grève (bien que certains salariés qualifient de « grève » leur présence sur les barrages) pour que le mouvement « existe ». D’où le recours à des moyens extérieurs au monde des entreprises : le blocage des outils de la logistique et la manifestation dont le but deviendra l’assaut contre les bâtiments du pouvoir de l’Etat et contre les commerces.
Les travailleurs qui s’associent au mouvement « gilet jaune » le font à titre individuel, sauf cas exceptionnel de sections syndicales locales ou régionales, comme à un moment les routiers bretons. Même le blocage des entrées d’hypermarchés, de dépôts pétroliers ou de raffineries voire d’entreprises locales participent à ce mouvement général de blocage des moyens de la logistique.
QUELQUES DIZAINES DE MILLIERS
Force est de constater que l’ensemble du mouvement – blocages et manifestations hebdomadaires – ne rassemblent pas des foules. On pourrait même en conclure que le blocage routier (curieusement pas ferroviaire du tout) et les tentatives d’assauts contre les sièges du pouvoir à Paris et dans certaines villes de province, sont une des marques de la faiblesse d’un mouvement qui reste très minoritaire, ne tirant sa force que dans sa détermination et l’écho sympathique qu’il trouve parmi une grosse majorité de la population. Si, comme en Corée du Sud ou ailleurs, des centaines de milliers de personnes d’un même mélange mal défini en termes de classe manifestaient quotidiennement ou même en fin de semaine pendant des semaines voire des mois pour un objectif précis, nul besoin de violence. Le 20 octobre, au moment où quelques dizaines de milliers de « gilets jaunes » tentent de marcher sur l’Elysée en partant des Champs-Elysées, 700 000 Britanniques manifestent à Londres contre le Brexit. On est bien loin des quelque 300 000 alors recensés pour toute la France.
Même si l’on peut avoir quelques doutes sur ces évaluations, il est manifeste que l’on ne se trouve pas devant un mouvement de masse : en regard de ces 200 000 ou 300 000 manifestants on doit dire que les catégories sociales hétérogènes que l’on retrouve sur les barrages et/ou dans les défilés se comptent en plusieurs dizaines de millions dans toute la France. On parle alors de lutte de catégorie par procuration, ce qui explique le soutien populaire purement verbal ou écrit – mais pas du tout actif. Ce qui explique aussi les méthodes de lutte, tant dans les barrages que dans les manifs, mais surtout la détermination de cette sorte d’avant-garde combattante. Mais tout cela ne peut masquer la faiblesse de fait des « gilets jaunes » et finalement l’incidence réduite sur le fonctionnement présent du système productif français.
Si on laisse de côté ce soutien « moral » qui est à la fois une force du mouvement en même temps qu’il montre sa faiblesse, le mouvement a suscité d’autres interventions, les unes sur le plan du verbe et des médiatisations, de l’autre par des participations plus ou moins prononcées aux activités des « gilets jaunes ».
SOUTIENS ET SOLIDARITÉS
Il est bien difficile de déterminer l’influence que peut avoir, en termes de soutien (ou de méfiance) et d’encouragement (ou de dénigrement) la logorrhée de textes de toutes sortes qui a déferlé sur tous les médias imaginables. Chacun des penseurs patentés de toutes sortes (dont nous-mêmes, il faut bien le dire) dont certains étaient devenus silencieux quant aux luttes sociales de classe ou pas, se croit devoir approuver ou condamner ou conseiller. Il est difficile de dire quel rôle tout cela joue quant au mouvement lui-même, mais il est certain que par-delà les mots, la diffusion sur l’ensemble des médias sociaux – les officiels et les individuels – pas tant des discours mais des simples images joue un rôle dans le soutien populaire du mouvement et dans les solidarités qui peuvent s’esquisser ici ou là venant d’horizons très divers, y compris dans des événements qui se déroulent en ce moment.
Cette propagande par les réseaux sociaux joue également un rôle impossible à contenir pour les pouvoirs, rôle à la fois de rétablissement de la vérité des faits contre la propagande officielle et d’élaboration d’une réflexion indépendante. Bien sûr ce flot de commentaires et d’informations laisse la place à ce qui devenu les « Fake News », mais si ces dernières peuvent influencer des opinions individuelles, les caractères et orientations du mouvement n’en sont guère affectés.
Au stade actuel du mouvement, s’il est évident qu’il trouve des élans importants de solidarité, il est impossible d’en mesurer l’importance et l’impact sur sa durée, son extension, ses revendications et son niveau de violence. Mais le fait est que cette solidarité est multiforme et n’implique pas pour une bonne part une participation directe aux diverses actions. Nous reviendrons sur la solidarité qui s’exprime dans le mouvement lui-même entre participants actifs et les formes qu’elle peut prendre. Par-delà les déclarations verbales qui s’expriment dans les médias, depuis le discours jusqu’au simple message y compris les gestes et les coups de klaxon en passant les barrages, un premier soutien matériel celui-là se concrétise partout dans l’apport de victuailles et autres sur les barrages routiers : s’il exprime une sympathie « active » pour le mouvement il ne va quand même pas certainement pour un tas de raisons personnelles au-delà et on pourrait les appeler « intéressés désintéressés », car il n’est nullement évident qu’ils retirent quoi que ce soit des avantages gagnés par le mouvement ou de toute autre réforme structurelle.
Toute une autre partie des soutiens de solidarité vient de ceux que j’appellerais les « intéressés intéressés ». Qui ne viennent pas comme les prédents seulement pour aider mais pour tenter d’influer sur les perspectives et les orientations du mouvement. C’est inévitable. Dans toute lutte de quelque dimension, quelle qu’elle soit on voit se greffer toutes les « marginalités » possibles pouvant s’illustrer dans la mouvance sociale de cette lutte. Etant donné le caractère hétéroclite interclassiste de participants « gilets jaunes », des soutiens de marginalités locales très diverses peuvent penser y trouver à la fois une possibilité d’action les sortant de leur isolement et inaction relative et éventuellement des possibilités de recrutement. C’est ainsi que l’on peut y voir des soutiens de ce genre, venant tant de groupe politiques nationaux opposés comme la France insoumise de Mélenchon ou le Rassemblement national de Le Pen que des groupes activistes locaux, tant de droite ou d’extrême droite que de l’ultra-gauche. Cette infiltration n’est pas forcément évidente car les membres de ces « marginalités » peuvent participer en tant qu’individus « citoyens » dissimulant ainsi leurs véritables positions et intentions (ils ne sont pas forcément connus dans les piquets proches des villes d’une certaine importance, et encore moins dans les manifestations). Certains groupes locaux peuvent participer d’une manière ouverte et peuvent, une fois admis influer par leur expérience militante lors des débats sur les stratégies et sur les positions politiques.
POSITIONS POLITIQUES ET STRATÉGIES
Bien que ces deux points – positions politiques et stratégie – soient intimement liés, on ne peut que les séparer pour les analyser. Il importe quand même de préciser, qu’indépendamment de toute influence « extérieure » comme celles que nous venons d’évoquer, les « gilets jaunes » d’origine, dans leur hétérogénéité même, n’ont pas forcément eu besoin de cet « apport » pour tenter de définir expression politique et stratégie.
On aurait tort de penser que l’on se trouve dans une situation où toutes les organisations, depuis les Eglises jusqu’aux partis et syndicats, en passant par des médias comme la presse nationale ou locale et la seule radio, étaient les sources d’information d’une majorité de gens peu instruits. Ces temps sont révolus. A la fois, le niveau d’instruction donc de possibilités de réflexion s’est développé, une connaissance approfondie a touché la plupart des gens à travers les brassages sociaux (ne serait-ce que les vacances) mais surtout à travers l’extension exponentielle des médias sociaux, télévision et Internet. « En temps réel », pour employer le jargon technocratique, chacun peut avoir connaissance de ce qui se passe dans le monde entier et, même sans une grande curiosité, peut être amené à une connaissance et à une réflexion sur les hommes dont les dirigeants, les politiques et les réactions à ces politiques. Cette situation très différente de ce qu’elle était il y a à peine une décennie explique en partie le dépérissement des « intermédiaires » de la connaissance quels qu’ils soient (syndicats, partis, journalistes, éditeurs…). En d’autres termes, les « gilets jaunes » ont pu à l’origine, uniquement par leur propre réflexion sur l’incidence des décisions politiques sur leurs intérêts de classe, s’en faire une idée et déterminer ce qui se montrerait le meilleur pour se défendre. Il est évident que cette « connaissance » recoupe ce qu’est à la fois leur condition et leurs problèmes de vie dans leur localisation. Mais cette mutation des canaux de la « connaissance » a eu une contrepartie sérieuse en contribuant à renforcer l’individualisme et l’isolement de chacun dans son cocon domiciliaire, bien plus sensible chez les ruraux que chez les citadins. D’une part la disparition de ces organismes éducatifs liée pour partie au développement des tâches individualisées (à domicile ou ailleurs) a réduit les possibilités de socialisation ; on peut avoir des dizaines d’amis virtuels sur Facebook et n’avoir aucun contact réel avec son voisinage, ce qui est beaucoup plus fréquent dans les campagnes où le commerçant, l’école, le bureau de poste, etc. disparus étaient ces lieux de socialisation.
L’homogénéité du début du mouvement sur le prix du diesel s’est rapidement transformée en hétérogénéité des intérêts dans cet inventaire de revendications à la Prévert, et même les interventions extérieures n’y ont pas remédié, accentuant parfois des contradictions abondamment soulignées : par exemple le Rassemblement national a soutenu implicitement le mouvement impliquant pour partie sa clientèle électorale (partie de ce qui subsiste des classes moyennes traditionnelles) mais s’est, par la voix de Marine Le Pen, opposé à l’augmentation du SMIC pourtant revendiquée ouvertement par les « gilets jaunes » salariés. Mais cette hétérogénéité se trouve aujourd’hui dissimulée par une évolution politique plus profonde qui réintroduit une homogénéisation. Comme dès le début, une des composantes politiques visait non seulement les revendications elles-mêmes mais les procédures pour « se faire entendre ». Et apparaît aujourd’hui cette revendication commune d’un « référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Si cela peut être effectivement une porte de sortie du mouvement, il n’est guère nécessaire d’en souligner, avec force exemples historiques dont certains tout récents, tous les avatars possibles de ce qui peut sembler effectivement comme une expression populaire et qui surtout intègre tous les travers de la représentativité – majorité contre minorité (voir le référendum britannique sur le Brexit, et l’usage du référendum en France par des pouvoirs personnels, de Bonaparte à de Gaulle). On ne sait trop comment ce mot d’ordre est venu sur le devant de la scène, soit réflexion des « gilets jaunes » eux-mêmes, soit tentative de certains de dépasser les émiettements, soit interventions extérieures, toujours est-il qu’il semble reléguer dans l’ombre les revendications antérieures plus matérielles la plupart du temps. Les « politiques » du mouvement auraient-ils pris le pas sur les « réalistes » ?
On pourrait aussi penser que cette évolution dans un mot d’ordre politique unique vient à point pour résoudre le problème des stratégies. Car celles-ci se sont transformées de semaine en semaine bien que l’on doive souligner que les mouvement, mis à part les samedis de manifestations centrales, est plutôt resté statique sans diminuer en nombre mais aussi sans s’étendre, tant en nombre qu’enefficacité réelle, ce qui explique en partie l’importance prise par ces dernières manifestations. Il faut revenir à ce sujet aux interventions extérieures dont l’influence fut évidente pas tant sur les blocages routiers que sur les manifestations hebdomadaires. Les blocages routiers stagnant et devant, sous peine d’être délogés par la police, devenir seulement filtrants ou seulement présents sur les ronds-points sans plus, la question dut se poser du comment rendre le mouvement plus audible par le pouvoir et plus efficace. Mais cessant d’être local et devenant centré sur la capitale et les villes importantes, il autorisait, dans un anonymat total, l’intervention de noyaux apportant ce qui manquait à un mouvement trop statique et localisé.
Cette radicalisation rejoignait celle de certains « gilets jaunes » qui ne voyaient pas d’autre issue à un immobilisme évident. Mais ce sont les noyaux de tous bords qui ont apporté une violence dans l’espoir de déclencher une extension à d’autres classes sociales. Ils ont été rejoints dans certaines limites par ceux que l’on appelle communément les « casseurs », qui ont vu dans ces troubles l’opportunité de récupération de la marchandise. Mais le but de cette violence dont ces tendances restaient secondaires, a été masqué par le fait que les assauts visaient un peu partout lors du développement des manifestations à atteindre les sièges du pouvoir : l’Elysée à Paris, les préfectures dans les départements.
INSURGÉS UN JOUR PAR SEMAINE
Cibler les sièges du pouvoir est la vieille stratégie en France, essentiellement des mouvements d’extrême droite. C’est pourquoi on a pu évoquer à ce sujet les émeutes du 6 févriers 1934, qui virent s’affronter place de la Concorde, en vue de prendre d’assaut le Palais-Bourbon, un mélange d’anciens combattants de droite et communistes épaulés par des ligues d’extrême droite, et qui firent près de 40 morts et 2 000 blessés. Il est difficile de savoir qui fut à l’origine de ces « actes » (il y a eu un peu de théâtre dans ce mouvement) du samedi dont la propagation se fit par les réseaux sociaux. Et qui rencontra un évident succès tant la stagnation du mouvement de blocage routier devait peser aux participants locaux : monter d’un degré dans l’affirmation contre le pouvoir pouvait être porteur d’un espoir de gagner la partie.
Cette extension n’avait rien d’une insurrection et ne déclencha rien d’autre que sa propre violence étendue seulement pour un soir et une nuit. Et chacun retourna dans son chez-soi, aux barrages ou dans son isolement personnel, ou dans son boulot jusqu’au samedi suivant. On n’est jamais insurgé dans la rue un seul jour par semaine. Une véritable insurrection ne comporte pas la limite d’un jour et le retour aux habitudes. Il y avait dans cette extension hebdomadaire l’espoir qu’il y avait eu quelques avancées locales avec la participation de certaines catégories professionnelles (routiers, raffineries notamment) de voir le mouvement ouvrier prendre le relais comme cela s’était produit avec le mouvement étudiant en Mai 68.
LA MACHINE A CONTINUÉ DE TOURNER
Cet espoir n’était peut-être pas aussi fallacieux car des lycées et des universités étaient bloqués par des mouvements parfois également violents. Mais c’était oublier dans cette illusion que si des « mal payés » et précaires étaient « gilets jaunes », la confusion de l’interclassisme des participants et des revendications n’était guère unificateur et que depuis deux années, tous les mouvements de lutte ouvrière lancés par les syndicats avaient tous échoués en fait par manque de participants et de persistance de ces luttes. Certains syndicats tentèrent, les uns des médiations, les autres des manifestations plus ou moins sporadiques indirectement de soutien, mais il n’y eut chez l’ensemble des travailleurs aucun courant collectif de soutien, seulement des participations individuelles même pas au nom d’une organisation quelconque. En fait, la machine de production capitaliste a continué de tourner à peu près normalement et même le secteur logistique, pourtant le but stratégique du mouvement n’a guère été affecté. On peut penser que l’affaiblissement du mouvement et son échec programmé est dû essentiellement à ces espoirs déçus d’une extension au monde du travail qui en fait n’avait guère de chances, vu le contexte global, de se produire.
Finalement, le pouvoir – et Macron en particulier – auront réussi à surmonter la situation et à franchir le cap le plus dangereux, sans avoir à céder réellement sur le point qui avait déclenché le mouvement : le prix du diesel. Certes la levée des taxes sur ce carburant et diverses mesures ont apporté à certains précaires un peu d’argent frais, mais pas de hausse généralisée des salaires autour d’une augmentation revendiquée du SMIC. Cependant, ce pouvoir aurait tort de pavoiser : non seulement les mesures annoncées bien que modestes grèvent un peu l’économie, réintroduisant le débat avec l’Union européenne sur la dette publique, mais aucun pouvoir ne sort indemne d’une telle crise, qui secoue quelque peu tout le système économique, social et politique et modifie sensiblement la relation entre le pouvoir et l’ensemble de la population. Là aussi on peut trouver des références historiques.
Il est difficile de dire si les liens qui ont pu se tisser dans le mouvement, notamment sur les nombreux lieux de blocages, auront laissé une trace dont on verra les effets dans un rapport à la politique dans ses termes traditionnels, politique qui était déjà fortement contestée par la montée de l’abstention dans les consultations électorales.
Il est certain que des relations qui n’existaient pas auparavant ont pu se tisser, créer des solidarités, mais résisteront-elles, une fois le mouvement terminé, à la défense des intérêts de classe ? Sans doute a-t-on pu voir ici ou là des suggestions d’un autre « ordre démocratique » mais ces suggestions sont restées dans leur localisation et n’ont pas été reprises d’une manière globale, même sur les réseaux sociaux. De plus , et c’est un point essentiel, au-delà de cette forme communautaire d’organisation sur les barrages dont on ne sait quel prolongement elle pourrait avoir pour cette communauté hétérogène, temporaire, dont les objectifs étaient passés de formulations matérielles de détail à une certaine généralisation politique.
La montée du mouvement, même ainsi limitée à un jour par semaine, vers les centres de pouvoir, a correspondu à la substitution de revendications politiques générales aux revendications premières. Elle a négligé ce que les barrages pouvaient avoir apporté dans les relations entre les participants. De toute évidence entre ces participants d’origine sociale diverse, il s’est tissé une sorte de communauté de vie. Qu’en subsistera-t-il après la fin du mouvement ? Pas tant dans la formation de cellules d’un parti nouveau comme certains peuvent y penser mais dans des actions communes positives face à ce que les barrages peuvent avoir de négatif. Créer au lieu de s’opposer. On peut rêver.
LIBERTÉ DE PAROLE
Difficile de dire ce qui subsistera, une fois le mouvement terminé dans la levée des barrages et la fin des manifestations, de ce qui est peut-être le plus important produit de ce mouvement : la liberté de parole qui matérialise la rupture avec pour beaucoup dans la France profonde, l’isolement du quotidien pour une foule de raisons faciles à découvrir, le chez-soi face à son chat ou son chien et aucune possibilité pour ces mêmes raisons de tout rapport social. Sans doute, cette liberté de paroles qui autorisait non seulement des récriminations mais des confidences jamais faites se limitait aux ronds-points et à quelque assemblée locale, et s’entendait peut-être aussi dans les manifestations. Si elle n’atteignait pas la dimension qu’elle avait prise en Mai 68, elle existait et était porteuse d’une rupture avec le quotidien. Là aussi on ne sait trop ce qu’il en adviendra. Ceux qui ont vécu Mai 68 ont fait l’expérience amère de voir ces rapports retomber dans les routines codées du quotidien une fois que le mouvement libératoire de la grève générale eut disparu avec la reprise du travail.
En sera-t-il de même avec la levée des barrages qui étaient ce creuset, limité certes mais combien réel de cette libération de la parole ? Dans ces échanges libérés sur la vie de chacun, les questions plus essentielles restaient reléguées et ceci d’autant plus qu’elles concernaient des problèmes de plus en plus généraux sur lesquels bien peu songeaient à s’aventurer. C’est pour cela que dans le mélange confus des revendications on ne trouve rien sur le réchauffement climatique ou le nucléaire ou l’Union européenne ou tout autre problème à l’échelle nationale et planétaire. Et encore moins d’une transformation radicale faisant cesser l’exploitation capitaliste.
C’est, croyons-nous, l’explication de ce que nous avons à plusieurs reprises souligné dans ce texte, cet assemblage hétéroclite entre les revendications matérielles directes associées aux méthodes structurelles « pour se faire entendre » et avoir quelque peu voix au chapitre. C’est d’ailleurs ce à quoi s’attaque le pouvoir – mis à part la répression – avec d’un côté les concessions financières et de l’autre une éventuelle avancée politique quant au référendum d’initiative citoyenne. La rentrée dans le rang en quelque sorte et peut-être l’extinction de la parole libérée. On peut toujours espérer, sans trop y croire, à la persistance de quelques prolongements dans le quotidien des participants, tant dans cette liberté de parole que dans la construction de quelque relation communautaire hors des chemins traditionnels.
Sans trop y croire, car les réalités des divisions de classe viendront rétablir la réalité des rapports sociaux sous le capitalisme.
H. S.