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Nouvelle révolution africaine ?
Article mis en ligne le 28 juillet 2018

Origine : La voix des sans papiers n° 16

Résultat d’une série d’entretiens de juillet-août 2016 avec Anzoumane Sissoko, porte-parole de la Coordination parisienne des sans-papiers (Csp75) et de la Coalition internationale des sans-papiers et migrants (Cispm). Par souci de brièveté, réponses, questions, dits et contredits, mises au point, ont été d’un commun accord, fondus en un texte unique. Celui qui parle est, certes, Sissoko, mais aussi, pour ainsi dire, un nous d’une conscience africaine « d’en bas » plus étendue.

Nouvelle révolution africaine ? Ce sont là des mots qui réveillent en moi de lointains souvenirs, ce que m’en a dit mon père quand j’étais gamin. Je veux dire, les récits qu’il m’a faits d’une autre « révolution » ; je l’entends encore me raconter son expérience des luttes anticoloniales des années 1950.

Je suis né quand les colonies françaises ne portaient plus ce nom de colonies, toutefois pour les petits paysans des villages, ceux du moins de l’ouest du Mali, c’était tout comme, et même pire qu’avant. Et c’est encore pire aujourd’hui, et de beaucoup. Ceux qui étaient hier des paysans, vivant maigrement sans doute, mais pas dans le besoin – mais heureux de vivre ensemble, malgré tout, tant qu’il y en avait pour tout le monde – eh bien ceux-là n’ont souvent même plus de quoi vivre, ce sont des indigents dépossédés de tout, même du travail de la terre de leurs ancêtres, même de cette fierté d’hommes libres et indépendants qui a fait braves et grands les peuples mandé dans le passé. Ils sont aujourd’hui ce qu’en France, en Europe, on appelle souvent des prolétaires, s’ils n’ont pour vivre que leurs bras à vendre, ou bien encore des sous-prolétaires, lorsqu’ils, comme chez nous, ne trouvent même pas d’acheteurs de bras à vil prix.

Du temps de la domination coloniale directe, mon petit village faisait partie de l’arrondissement de Dialafara. Pour expliquer ce que la perspective d’une nouvelle révolution africaine évoque en moi, tant par rapport au passé qu’au présent et à l’avenir, il faut d’abord dire un mot sur les changements administratifs et fiscaux intervenus chez nous au cours du XXe siècle.

HIER

Jusqu’au début des années 1930, dans nos villages on ne savait rien de précis des rapports entre l’administration coloniale et l’ensemble des populations noires dont on faisait partie. Je dirais plus : on savait qu’il y avait, quelque part, les Toubabs dominateurs, ces hommes blancs, rois des rois, êtres supérieurs capables de tout faire, à part vaincre la mort. Mais on ne le savait que vaguement, car personne ne les avait jamais vus. Ils existaient, mais dans un lointain vague et mystérieux. Je crois que, comme tout ce qui est lointain et qu’on dit tout-puissant, ils étaient, dans la tête des gens, comme des espèces de créatures fabuleuses, presque irréelles, des extra-terrestres enveloppés d’un halo surnaturel qui inspirait la crainte et la peur. Il n’y a pas si longtemps, les mères se cachaient au fond des cases avec leur troupeau d’enfants si des Blancs venaient à passer dans un village de la brousse. Moi-même je n’ai vu mon premier Blanc que quand je suis allé à Kayes, la capitale de notre région, pour poursuivre mes études au lycée de la ville. C’est encore moi qui ai emmené une équipe de Parisiens dans mon village, pour tourner un film sur les migrants, c’était en 2005 et c’étaient, de mémoire d’homme, les premiers Blancs à en avoir foulé le sol.

Seulement au tournant des années 20 du siècle dernier, les villageois ont commencé à se rendre compte des rapports réels de colonisateurs à colonisés. C’est à peu près à cette date que l’administration coloniale a créé l’arrondissement [commune, depuis 1996] et remplacé l’ancien mansa (« roi » en français, mais le plus souvent, comme ici, il faudrait dire plutôt « roitelet », voire « chef local ») par un sous-préfet. Nommé par l’administration, ce dernier n’était pas un Blanc mais un Noir collaborateur de la colonisation. Il jouait les intermédiaires pour beaucoup de choses et avant tout pour la collecte des impôts et taxes, qui à l’époque se payaient en nature et consistaient essentiellement en céréales (impôts) et en têtes de bétail (taxes).

Passé l’hivernage, lors des récoltes, la partie la meilleure, la « part du roi », constituait l’impôt annuel traditionnel dû par chaque famille. Les récoltes, en moyenne, n’étaient bonnes qu’une année sur deux : bonnes quand la pluie était abondante, mauvaises les années de sécheresse. La « part du roi » tenait compte plus ou moins de ces différences annuelles et aussi de l’éloignement des exploitations agricoles, pour le transport jusqu’à chez le mansa. Mais avec l’arrivée du sous-préfet, cette capitation [impôt par tête] surtout devint un véritable scandale : tous les « indigènes », pauvres et moins pauvres, furent logés à la même enseigne : tant de « têtes », dans une famille, tant d’impôt. Le montant total (impôts et taxes) ne cessa de redoubler en saignant tout ce qui vivait, devenant cause de ruine certaine même pour des familles aisées, sans la solidarité traditionnelle des familles entre elles et des villages entre eux.
Puis, d’autres facteurs non moindres entraient aussi en jeu, et d’abord la progression de la sécheresse qui fit que la moyenne des bonnes récoltes tomba à une seule tous les trois ans. Et puis surtout l’accroissement démographique, avec une population de plus en plus jeune et non en mesure de travailler, en tout cas pas autant que des adultes. Cela, alors même que les hommes faits, en particulier les plus jeunes et vigoureux, étaient sans cesse réquisitionnés pour les travaux forcés, pour le portage de toute sorte de faix sur les sentiers de la brousse, et pour le large tribut de morts et disparus payé aux guerres des Blancs.

Le mécontentement et les doléances ne cessaient de croître d’année en année. Mais malgré la situation de misère croissante, pendant une bonne vingtaine d’années les villages ont pris leur mal en patience, avec la traditionnelle endurance des Africains face à l’adversité. Pendant tout ce temps, ils ont toujours tout fait, jusqu’à souffrir littéralement de la faim, grands et petits, pour s’acquitter des impôts et taxes demandés. Les choses ont commencé à changer au début des années 50, la situation devenant tout à fait insoutenable. Les jeunes gens (et de même les jeunes femmes et jusqu’aux enfants) étaient réquisitionnés à n’importe quel moment et pour n’importe quoi : de vrais esclaves ramassés dans les villages sous la menace des armes pour des corvées au gré des maîtres, même et surtout pendant la période des « vacances » scolaires, quand le travail des champs devenait le plus intense et la présence des jeunes indispensable pour assurer les cultures et les récoltes céréalières1. C’est alors que les villageois commencèrent à changer d’attitude et les chefs des villages à se consulter entre eux pour décider une conduite commune, comment organiser ensemble la résistance à l’insatiable voracité d’impôts et de main d’œuvre gratuite de la part des Blancs et de leurs collaborateurs noirs.


HIER ET AUJOURD’HUI

Ce fut dans ces circonstances qu’entra en scène mon père devenu chef du village. Auparavant, il avait été déjà, pendant plusieurs années, le bras droit d’un oncle qui avait hérité cette fonction de mon grand-père, le précédent chef. Cet oncle était trop malade pour s’acquitter des obligations de la charge, aussi c’était mon père encore jeune qui exerçait de fait le pouvoir, mais comme il le faisait au nom de l’oncle, il s’en tenait scrupuleusement à sa ligne de prudence connue. C’est pourquoi il n’avait pas été mobilisé comme les autres jeunes de son âge pendant la guerre : l’oncle avait énergiquement remontré au sous-préfet qu’il lui était indispensable, les affaires du village exigeant sa présence sur place. Mais quand l’oncle vint à mourir et que mon père devint lui-même le chef en titre, alors son caractère fier et décidé ne tarda pas à se manifester au grand jour.

Les récoltes s’annonçaient mauvaises, les chefs des villages souhaitaient parler au sous-préfet d’une seule et ferme voix. S’étant consultés, mon père fut désigné porte-parole, et, le moment venu, il tint au représentant de l’autorité coloniale à peu près ce discours : Les greniers sont vides, nos ventres affamés ; les cultures tombent en friche, faute de bras confisqués par le travail forcé ; la récolte est au pire, nos enfants et nos familles meurent de faim ; on ne peut pas nous demander de les mettre à mort en versant l’impôt des Blancs ; nous nous considérons tous dispensés de l’impôt, cette année ; moi en tout cas je ne l’acquitterai pas.

Il y avait dans notre arrondissement un camp de soldats (noirs), et le sous-préfet (noir) n’hésitait pas à s’en servir pour lever les impôts et pour imposer la loi du travail forcé. C’était l’habileté de l’administration des Blancs, très peu nombreux face aux Noirs, de savoir en mettre un certain nombre à son service en leur créant de petites situations « privilégiées » au sein de la société coloniale, puis de les utiliser pour dominer la masse de la population. Il y eut des brutalités commises par cette troupe dans différents villages. Plusieurs plièrent l’échine, pris de peur, mais la plupart firent résistance. Mon père et les autres chefs récalcitrants furent arrêtés, amenés à Kéniéba, le chef-lieu du cercle, à une centaine de kilomètres. Au bout de trois ou quatre jours, les voilà de retour, en bon état de santé et d’esprit. Et la répression en demeura là. Dans les villages ce fut, en leur honneur, la fête et la joie. Cet épisode entra dans le patrimoine de la conscience collective, et aux mauvaises récoltes suivantes la résistance prit de l’essor, mais sans se transformer en révolte paysanne désespérée. Il était apparu que les chefs de village coopéraient, certes, eux aussi, au système colonial ; mais ils pouvaient le faire en adoptant une attitude de fermeté dans l’intérêt collectif des villages. Sans les chefs, comment les colonisateurs et leurs associés noirs auraient-ils pu seulement lever l’impôt ? Les chefs étaient des hommes précieux, à ménager, pour pouvoir pressurer les villages. Même aux plus récalcitrants, le pire qui leur était arrivé ce fut de faire deux ou trois jours de prison et une centaine de kilomètres à pied pour rentrer au bercail. Il fallait jouer là-dessus sans soulever de tragiques révoltes contre la levée des impôts, comme dans le passé, par temps de disette.

Notre arrondissement pouvait, à l’époque, compter six ou peut-être sept mille habitants, dispersés dans plus de 30 villages officiels (y compris le village chef-lieu de Dialafara) et une dizaine de hameaux rattachés, sur un territoire très vaste. Dans de telles conditions d’émiettement, face à la troupe coloniale armée, entraînée et unie, une résistance allant jusqu’à la révolte ouverte aurait été une folie, un suicide collectif. Je ne connais que par ce que j’en ai appris la situation générale dans les campagnes et dans les villes, et je m’en suis fait mon idée. (Mon père, lui, ne la connaissait pas : à l’époque il n’y avait ni radio ni journaux, on ne savait que les nouvelles rapportées par quelqu’un de passage, par un voisin, ou par le colonisateur). Or, si quelqu’un venait me dire qu’ailleurs dans la brousse la situation était foncièrement différente, j’aurais beaucoup de mal à le croire. Ce qui a manqué alors, à mon avis, c’est un travail de mise en relation, de liaison et de coordination des situations locales, travail nécessaire pour, au moins, séparer et désunir les forces armées ennemies, et pour, à un degré supérieur, faire faire un saut de conscience (conscience de sa force) au grand potentiel de lutte dispersé et inexploité en milieu rural, en pays malinké du moins : un saut d’organisation et de formulation de revendications adaptées aux luttes particulières et générales. Que je sache, rien de notable ne fut fait à cet effet. Et…
Et j’apprends en ce moment que la France a aboli le travail forcé dans ses colonies après la deuxième guerre mondiale. Personne ne me l’a jamais dit, personne ne me l’a appris au lycée, et pareil mon père, personne ne lui a rien dit à l’époque. Bravo la France qui a officiellement aboli le travail forcé en 1946, et après ?… À Dialafara il a été supprimé quarante ans après, en 1985. Je demande pardon, mais une petite digression personnelle s’impose, ce qu’on m’apprend est trop instructif sur la façon dont vont les choses chez nous.

C’est mon oncle, un ancien militaire affilié à l’Udpm [Union démocratique du peuple malien], le parti unique du président putschiste et dictateur Moussa Traoré, c’est cet oncle-là qui a supprimé chez nous le travail forcé. Ayant pris sa retraite, il était rentré au village, encore jeune. Il a mis longtemps, une dizaine d’années, à se réadapter. Mais quand il a bien vu et su comment ça marchait dans l’arrondissement, alors il a décidé d’intervenir en aide aux jeunes. Il s’est fait élire secrétaire de la jeunesse du parti (tous les jeunes étaient tenus d’y adhérer) et il en a convoqué l’assemblée générale où il a fait connaître sa volonté : À partir d’aujourd’hui, diya kouwa baro bâto ! le travail forcé est supprimé !

Ensuite, il y a eu les réunions avec les autorités, le sous-préfet, etc., et avec les gens dans les villages pour annoncer à tout le monde la bonne nouvelle. Rien d’écrit n’existe de cela ; et pourtant c’est la parole de mon oncle, dite en cette occasion, qui est toujours vivante et qui a fait depuis la loi, dans l’arrondissement et plus tard dans la commune, alors que la loi écrite promulguée à Paris (à Bamako, ça aurait été pareil) est restée lettre morte, ignorée de tous, dans les campagnes où le travail forcé était la norme. Celui qui ne comprend pas ça, ne comprendra jamais rien aux choses de chez nous.

Lors de cet événement, j’étais au lycée de Kayes et j’étais très étonné de voir que la famille chez qui je logeais en ville ne payait pas l’impôt comme au village, et que personne ne venait jamais commander le travail forcé aux deux grands gaillards de fils, plus âgés que moi et qui avaient terminé leur scolarité depuis pas mal de temps. Je comprenais, sans pouvoir me l’expliquer, qu’il y avait, entre paysans et citadins, une très grande différence de traitement, et ça me choquait. Cela me touchait profondément, car les collégiens et lycéens étaient exemptés du travail forcé pendant l’année scolaire, mais dès la rentrée au village pour les vacances, ils en étaient les premiers frappés, c’était du moins mon cas. C’est dire combien, pour toutes ces raisons, quand je l’appris, je sus gré à mon oncle de sa prise de parole publique sur le ton bref et sans réplique du commandant habitué à donner des ordres aux soldats 2.

AUJOURD’HUI, RÉVOLUTION ANTICOLONIALE ?

Pendant la colonisation, dans les arrondissements ruraux, chefs et petits chefs et notables, anciens de familles nombreuses, ont fait une grave erreur : éviter de toutes les façons à leurs enfants et petits-enfants l’école des Blancs, en opposition à la volonté de ceux-ci. Il est facile de les condamner aujourd’hui, mais ils avaient en face d’eux quelque chose de nouveau, de jamais vu. De leur point d’observation des événements, ils ne pouvaient pas s’imaginer ce qui s’ensuivrait. Ils souhaitaient une éducation africaine pour leurs enfants, et que se perpétuent et croissent et revivent en eux notre culture, notre âme et notre esprit noirs. On ne doit pas les désavouer, il faut les comprendre. Mais il faut en même temps les critiquer sans hésitation, car c’est en les critiquant qu’on comprendra ce qui est arrivé hier et ce qui arrive aujourd’hui, à cause d’hier. Cette critique nous aide aussi à ne pas refaire les mêmes ou de semblables erreurs.

Chez nous dans la brousse, cela se passait souvent ainsi. Le vieux allait se plaindre auprès du sous-préfet : Ne m’enlève pas cet enfant, je suis vieux, il est toute ma vie ; sans lui, qui donc emmènera paître mes moutons ? ne m’ôte pas, je te prie, le lait frais qui me fait encore vivre, dans mes vieux jours !

Quel Africain bien né pourrait jamais résister à une telle prière prononcée à genoux par un vieux sage ? Surtout s’il s’avère que le vieillard possède bien un troupeau. C’est comme ça que les bancs de l’école, désertés par les rejetons d’ancienne et bonne lignée, étaient occupés souvent, à la campagne, par ceux de classes considérées, à l’époque, inférieures : descendants d’esclaves et de « gens de caste » en voie de disparition lente, sous le colonisateur, ne possédant en général pas grand-chose et surtout pas de troupeau (ou de terre) pouvant justifier de semblables doléances et l’exonération de l’école pour les enfants. C’étaient donc, dans les villages, ces écoliers-là les plus nombreux et assidus à « faire les bancs », à apprendre à lire et à écrire. Dans les villages : là où résidait à peu près 95% de la population de l’époque.
En dehors de Bamako et de quelques autres villes importantes, ces enfants d’anciens esclaves et d’anciennes castes formèrent ainsi, une fois adultes, une couche de nouveaux « lettrés », d’« intellectuels » de la brousse parmi lesquels (d’abord sous le colonisateur, ensuite sous la république indépendante), se recrutèrent les futurs petits et moyens « bourgeois d’État » locaux, dignes alliés de la grande « bourgeoisie d’État » de la capitale – tous pareillement « évolués », dressés à la française.

Aujourd’hui encore, dans la langue courante (en particulier pour certaines pratiques sociales traditionnelles, par exemple pour exprimer la persistance d’obligations de réciprocité), on emploie le mot « esclave ». Un frère à moi qui descend d’anciens esclaves de ma famille, personne normalement ne s’étonnera en l’entendant désigner comme « mon djon » (esclave), ça n’implique pas d’inégalité des personnes, au contraire, ça exprime un lien social et moral fort. Si j’ai besoin de son aide, « mon djon » doit m’aider, bien sûr, et se mettre en quatre pour moi ; mais si c’est lui qui a besoin de moi, alors c’est moi qui deviens « son djon » et dois me mettre en quatre pour lui.

Mais il y a soixante, soixante-dix ans, le mot avait, de part et d’autre, de la part de l’« esclave » comme du « maître », une réalité encore socialement très marquée. La marque sociale subsistait dans les relations d’inégalité des sociétés noires : inégalité encore existante dans les coutumes et dans les idées, dans les relations de tous les jours, plus proches de celles d’avant la colonisation que de celles d’aujourd’hui.

Ces hommes nouveaux ayant goûté au pouvoir nouveau des Blancs, ces Noirs privilégiés en compétition pour davantage de miettes de ce pouvoir, connaissaient bien, à la différence de l’intelligentsia des villes, la situation difficile des campagnes où ils vivaient. Mais, revanchards à l’égard de leurs anciens et toujours fiers maîtres, loin de songer à de nouvelles formes de solidarité et d’entraide pour sortir ensemble de conditions d’exploitation devenues serviles pour la généralité du monde rural, ils étaient bien aises d’en profiter à leur tour et de s’enrichir sans vergogne sur le dos des villages, ainsi que les intellectuels citadins l’avaient fait avant eux et continuaient de le faire.

Imbus, comme ces derniers (formés, eux, à l’« école des otages », où les Français enfermaient et endoctrinaient les enfants des élites nobles), imbus des idées de l’occupant apprises à l’école, aveuglés par l’éclat de sa prétendue supériorité, dominés par une mentalité colonisée et mus par l’impulsion à imiter le dominateur en toutes choses, à vouloir s’affirmer ses égaux sur son propre terrain et dans le domaine culturel et politique, ils travaillèrent à tout sauf à l’extension, unification et actualisation de la poussée qui montait des campagnes. Ce ne fut pas tant une erreur qu’un choix politique délibéré.

Quoique confuse et ignorant tout de l’État, cette poussée était anti-étatique dans sa base et dans ses mobiles : en opposition intrinsèque à la perspective d’un « État-nation » à l’européenne, en opposition à cet État que les intellectuels voulaient, par leur « nationalisme » d’importation, étranger à nos coutumes d’amitié et de fraternité, de mélange entre les peuples, imposer aux masses paysannes, pour mieux les exploiter. Le puissant mouvement de révolte qui, dans les années 50, montait de toute part de la société d’en bas fut ainsi laissé ignorant de lui-même, jugulé et fourvoyé par les « intellectuels du peuple », et se perdit dans les limbes. Les masses maliennes finirent assujetties à de nouveaux maîtres : dépossédées de leur révolution, une révolution qui, chez nous, n’eut pas lieu. Car, sans être d’abord sociale, elle n’était rien, pas même anticoloniale.

J’ai dit : étranger à nos coutumes. Mais j’aurais dû dire : étranger à nous-mêmes, tout simplement. Le Mali est souvent qualifié de « mosaïque d’ethnies », de vaste ensemble culturel de nations et de peuples. C’est le résultat de son histoire millénaire. Et de même nos voisins : pareillement croisements et creusets de peuples dans les immenses espaces, savanes et forêts, de l’ancien empire du Mali et des royaumes d’avant et d’après. Les malinkés sont répartis surtout en Guinée et au Mali, mais aussi au Sénégal, en Gambie, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso… Quel intérêt les Malinkés du Mali – et vice versa, de Guinée, du Sénégal, etc. – auraient-ils à traiter d’étrangers, puisqu’au-delà des frontières d’un État, leurs frères les plus proches ? Lors de la « décolonisation », les intellectuels et lettrés « anticoloniaux » ont su s’approprier à merveille la révolution anticoloniale des paysans ignorants et crédules. À merveille : c’est-à-dire que non seulement ils n’ont pas recollé tant soit peu l’unité des peuples mise en pièces par les divisions administratives introduites par le colonisateur aux fins de sa domination ; ils ont su faire mieux : ils les ont pérennisées en les élevant au rang de frontières politiques entre États – au rang de divisions entre peuples frères devenus, du coup, légalement étrangers ; et même, en puissance, ennemis à l’avenir.

Du temps de la colonie déjà, les gens de noble lignée avaient appris à leurs dépens, au fil des ans, combien il en coûtait en pouvoir, en prestige et en richesse, en néant social, de ne pas avoir envoyé leurs enfants à l’école des Blancs. Aussi (qui tôt, qui tard, qui individuellement et qui à plusieurs après de longues discussions) pas mal en étaient venus à prendre l’initiative de changer d’attitude. L’origine sociale des élèves et, en moindre mesure, des enseignants avait de la sorte commencé à changer aussi ; mais le tournant remonte, je crois, au début du nouveau régime, à l’école devenue officiellement malienne, et sous l’impulsion au changement des temps nouveaux.

Ce fut alors que les nouveaux lettrés, produits à la fois de l’école coloniale et postcoloniale, arrivèrent aux postes de pouvoir dans les arrondissements ruraux. Et ceux qui, comme mon père, avaient espéré un virage à 180 degrés dans les rapports avec l’administration (espoir d’un partage équitable des fruits de la terre entre frères noirs) durent bientôt déchanter, à la suite des changements politiques à la tête de l’État. Cette entité nouvelle instaurée par les nouveaux gouvernants d’accord avec le colonisateur se révélait, d’année en année, non moins féroce que la domination de celui-ci. Tout aussi hostile aux paysans, attentatoire à leurs droits millénaires.

Le mot d’ordre de l’époque était : développement. Là-dessus, la philosophie du nouveau régime revenait, concrètement, aux pratiques de l’ancien, de l’administration coloniale. À savoir : l’essentiel de la production du coton et des arachides (entre 60 et 80% de la production agricole) devait, comme par le passé, constituer la source principale d’enrichissement du pays, la nouveauté étant dans le but « socialiste » de ces monocultures héritées : assurer, par ce « surplus » exportable, l’essor d’autres secteurs productifs et notamment de l’industrie nationale. Mon père ne doutait pas de la bonne volonté du pouvoir central, mais ce dernier semblait, dans son éloignement bamakois, ignorer les conditions sociales réelles et les rapports de pouvoir et de production sur place. L’État tout neuf, l’État « acheteur » de la production agricole exportable, cela se traduisait, sur le terrain, par l’intégration des nouveaux lettrés d’État au vaste système d’exploitation hérité et toujours là : par la continuation et renforcement de l’exploitation du travail paysan. Je crois que l’expression qui a été forgée, « bourgeoisie d’État », exprime l’idée de cet ensemble social hétérogène (éléments de toutes origines, anciens esclaves, anciens maîtres, gens de caste intermédiaires) formé par ces nouveaux maîtres s’ajoutant aux anciens, aux associés noirs du colonisateur toujours en place et toujours aussi activement éhontés, grâce à la force répressive de l’État qu’ils avaient localement entre les mains.

J’ai dit comment le travail forcé fut supprimé à Dialafara. Chez nous, on est majeur à quatorze ans. Et, dès notre quatorzième année, on nous envoyait les gendarmes ou les soldats : ce n’était pas pour des travaux d’utilité publique, c’était, la plupart du temps, pour travailler chez les particuliers. Fonctionnaires, instituteurs, enseignants, infirmiers, etc. : il fallait, pour tout ce nouveau monde de privilégiés, construire de belles cases, cultiver champs et jardins, s’occuper de leur bétail… Voilà les bénéficiaires du travail gratuit que les gendarmes venaient nous commander : les cadres et subalternes de l’administration d’État. Les maîtres esclavagistes d’autrefois avaient à nourrir et à loger leurs esclaves, nos bourgeois d’État pas. Que du bénef. Garanti par la force armée nationale.

DEMAIN, QUELLE RÉVOLUTION ?

Les temps ont changé, le travail gratuit obligatoire n’existe plus. Au Mali on parle même de « nouvelle démocratie », avec déférence ou dérision, c’est selon. Mais les paysans, eux, ont toujours en face le même ennemi, qui les tient et ne les lâche pas. Pour faire comprendre concrètement ce que je vois comme nouvelle révolution africaine, je vais parler encore de Dialafara. Au pays et en Afrique tout le monde comprendra.

Nous les émigrés de Dialafara en France cotisons depuis longtemps pour financer des projets de développement de notre commune, des projets en partie réalisés, ou en cours ou à venir, basés sur le travail collectif des villages3. Nous avons fondé, à Paris, l’Acd (Association de la commune de Dialafara) : parmi ses buts, celui de développer la pratique du travail en commun que nos aïeux nous ont léguée, de la valoriser en organisant par son moyen la production et la vie nouvelle de nos villages.

Notre commune compte aujourd’hui plus de 20 000 habitants, dont environ 10 000 jeunes entre 12 et 40 ans. L’éloignement, voire l’isolement de ses 36 villages font obstacle à la mise en valeur de cette grande richesse d’une force de travail dans la fleur de l’âge. On a donc mis sur pied une association sœur au pays, avec un réseau social inter-villages pour communiquer entre nous ; et, pour permettre aux jeunes de se connaître et de se rencontrer, de lier des rapports de collaboration et d’émulation, on a monté un tournoi de foot et invité chaque village à aligner son équipe. Or voilà qu’un des nouveaux membres, prétextant sa qualité de fils du chef de village de Dialafara, prétendait exclure du tournoi les « étrangers », tous ceux qui, habitant la commune, n’y étaient pas nés. Après d’infinies discussions, le type ne démordant pas, il s’est finalement exclu tout seul de l’association. Voilà à quoi il faut encore s’attendre chez nous, au jour d’aujourd’hui, et de la part d’un jeune ! Que cela nous serve au moins de leçon : il faut se méfier comme du diable de ces petits maîtres soucieux de faire passer avant tout leurs prétendus « droits », qui ne sont ni d’âge ni de maladie ni d’indigence, mais de simple lignage.

Pour repérer ces nouveaux ou anciens maîtres, ne cherchons pas loin, arrêtons-nous d’abord sur nos institutions les plus proches. L’Arkf (Association des ressortissants de Kéniéba en France) a travaillé et peiné pendant cinq ans pour organiser, en novembre 2011, le forum de Sitakily sur « L’or de Kéniéba », afin de dénoncer et tenter de faire, sinon cesser, du moins reculer son exploitation la plus sauvage : grave régression sociale et environnementale, expropriation des droits des habitants sur leurs terres, appauvrissement général causé par l’enrichissement de quelques-uns, multinationales étrangères et leurs valets maliens échelonnés du plus haut degré de l’État jusqu’au plus bas de l’échelle. La Voix des sans-papiers4 a publié alors un compte-rendu, j’invite les lecteurs à le lire : il est très instructif sur nos « élites » dirigeantes, on y voit comment elles identifient l’intérêt du pays à l’argent qui va ou non tomber dans leurs poches, et comment nous avons été noyautés de l’intérieur et volés de notre forum par un député de Kéniéba ; de plus j’y expose ce que sont les droits des villages concernant l’exploitation de l’or par les multinationales. Ici, je me borne à dire que la bureaucratie politique et administrative locale et ministérielle était présente au grand complet, avec à sa tête le préfet de Kéniéba qui a ouvert et dirigé les travaux de concert avec ledit député. Un Rapport général de la République du Mali a été publié en mai 2012 : on y faisait officiellement état de « la mise en place du comité de suivi » du forum (p. 21). Rien n’a suivi. Tacitement tout a été laissé tomber à l’eau.

Avant de parler révolution, les Africains doivent au moins apprendre à dire non. Non, monsieur le maire ; non, monsieur le préfet ; non, monsieur le ministre ; non, monsieur le président ; non, monsieur l’État : vous vous trompez tous, tant que vous êtes, on ne paiera pas ! Depuis trente ans, dans les régions rurales on paie la taxe pour le développement régional et local. Un vrai scandale. Qui a jamais vu, à Dialafara, un développement quelconque, à part le peu (comme l’école et le collège de Monéa) réalisé à l’initiative et avec l’argent des sans-papiers et anciens sans-papiers de France ? Peu, par rapport au minimum nécessaire, mais en fait beaucoup, vu qu’il n’y a absolument rien d’autre. Déjà mon père de son vivant s’était plaint par écrit de cette taxe. Des manifestations de Maliens ont eu lieu devant le consulat du Mali à Paris encore récemment pour en demander l’abolition. Il y a quelques années, au moment du paiement des impôts et taxes, après les récoltes, un oncle à moi, chef de mon village, a dit non, ça suffit : le développement n’existe que dans vos poches, on ne paiera pas un développement inexistant. Les gendarmes sont venus. Mon oncle a appelé les jeunes, et ils étaient beaucoup plus nombreux que les gendarmes, les gendarmes ont détalé comme un seul lapin. Ne pas payer les impôts qui ne tombent que dans les poches des percepteurs et fonctionnaires n’est qu’un exemple, mais non secondaire.

Pour commencer à en finir avec cet ancien et nouveau monde de maîtres, gens en place à qui tout est permis parce qu’ils sont en mesure de s’octroyer eux-mêmes, sans contrôle, des droits à nous supérieurs, supérieurs au droit à la vie du commun des hommes, il faut commencer par bien se mettre en tête ceci. L’État n’est, avant tout, qu’une fiction. Sa force est une fiction. Du moins chez nous. C’est une force quand elle peut se concentrer et frapper ici, puis là, contre des gens dispersés. Mais si c’est elle qui est dispersée et désunie, alors c’est une faiblesse et une infériorité face aux gens unis. Dire non, et mettre en liaison, coordonner tous les non, voilà qui fait prendre conscience de leur force aux uns, qui se croyaient faibles et inférieurs, et peur aux autres, qui se faisaient forts de la division des faibles.

Moi, ce qui m’étonne le plus, depuis plus de vingt ans que je suis en France, c’est la capacité, la folie lucide d’ici, de tout classer, diviser, désunir. Prenez les migrants. Dès qu’ils ont trouvé qu’il y en avait un de trop, tout de suite : bons et mauvais : « réfugiés » et « migrants économiques ». Ces derniers, oust, rentrez chez vous ! Comme si ce n’étaient pas des êtres humains, comme si c’étaient des démons sortis de l’enfer. Du temps du colonialisme, le commun des Noirs, asservis, n’avaient pas le droit de venir en France. Aujourd’hui la France, l’Europe, disent en avoir fini avec le colonialisme et avec son esprit, et elles réintroduisent de fait la même prohibition. Le commun des Africains n’est toujours pas, à leurs yeux, des humains libres sur l’ensemble de la planète. Alors je me dis : oui, nous les Africains, nous avons des traditions et un cœur différent ; oui, nous chez qui la fraternité est le premier des devoirs humains, chez qui abandonner un autre à son malheur et à sa solitude dans le malheur est la pire punition, nous n’avons pas à faire comme les Blancs, nous avons à être différents, nous avons à unir.

Il y a, dans nos cultures et dans nos traditions, beaucoup d’un univers révolu qui n’a plus raison d’être pour les jeunes générations. Mais il y a également des choses de notre patrimoine qui ne continuent pas seulement d’être au cœur de la vie de nos villages, qui peuvent aussi convenir à des gens d’ailleurs, moins accoutumés que nous à leur présence et efficacité de tous les jours. S’il n’en restait plus qu’une à sauver, parmi les coutumes de notre société villageoise traditionnelle, ce serait l’organisation du travail collectif par classes d’âge. Cette organisation vient en premier parce qu’elle est la force qui unit, qui transforme en force la faiblesse humaine. C’est par l’organisation de la vie sur la base du travail collectif que nos communautés villageoises ont survécu, et survivent encore, là où elles survivent. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui il ne suffit plus de sauvegarder, il faut davantage pour sauver notre tradition de travail collectif : il faut la développer et lui trouver des formes nouvelles, évolutives. C’est notre idée. Ce capital humain est toujours présent, disponible, chez nous. Quand j’y vais, cela me reste longtemps sur le cœur de voir, dans des villages, des hommes en force assis oisifs, avachis devant leurs cases, alors que c’est en travaillant ensemble qu’on les fera renaître, nos villages, et qu’on les reverra florissants, s’épanouir à nouveau.

Organiser le travail collectivement par classes d’âge, cela a un double avantage, traditionnellement : d’efficacité participative et d’éducation. D’abord, c’est tout le village qui participe, tous sauf les infirmes et les malades, les vieillards et les tout petits : et c’est, avant la grande fête finale des récoltes, une fête quotidienne d’énergie et de bravoure, une fête continue qui fait que nos villages ne sont pas une somme d’individus, mais des corps collectifs soudés, solidaires et vivants. Chaque âge (selon le sexe) a des tâches spécifiques, à sa portée ; et les petits aussi ont à effectuer du vrai travail. Chaque groupe d’âge surveille le groupe au-dessous et en est responsable, et de même il est surveillé par ses aînés. L’effet de bon fonctionnement et d’obéissance générale est frappant, sans besoin de coercition : les enfants coopèrent et se surveillent en s’entraidant, et les adultes peuvent (eux aussi d’après l’âge) s’appliquer entièrement aux travaux les plus lourds et difficiles.

Ensuite, ce mode de fonctionnement sert d’école d’initiation des enfants, c’est leur préparation à la vie sociale adulte. Les enfants travaillent, collaborent, et observent ce qui se fait autour, ils comprennent vite et surtout ils voient juste : ce qu’on attend d’eux et ce qui les attend, quand ce sera leur tour d’être « décideurs » dans le village. Ils connaissent admirablement bien, pour les avoir éprouvés longuement, les qualités et les défauts du système, ils apprennent à l’apprécier, à le critiquer quand il le faut, se préparent ainsi à le tenir en vie, à l’améliorer, à le faire évoluer, si nécessaire.

Encore aujourd’hui j’entends, à propos de l’Afrique et de ses populations rurales, parler de l’« analphabétisme » comme d’une plaie sociale et d’un stigmate d’infériorité. Mais depuis que je suis en France, je n’ai jamais entendu parler de l’analphabétisme social qui est pourtant la marque habituelle non tant des enfants que souvent des Français instruits d’âge adulte ; et qui, en vérité, depuis la France et l’Europe, est en train de gagner l’Afrique, ou tout au moins ses « évoluées », ses élites, contribuant du coup à en faire à tous égards des élites inférieures. Je dis ceci, et personne ne pourra me taxer de passéisme, moi qui suis à l’origine du projet et de l’édification de l’école de Monéa pour que tous les enfants de mon village apprennent à lire et à écrire, eux aussi. Le défaut d’écriture n’a pas empêché les Africains noirs de développer, dans leur histoire séculaire, par la parole, des cultures aussi riches que celles des sociétés blanches, même si, il est vrai, différentes : capables, avant tout, de former et de transmettre de génération en génération, par la parole orale, une riche et multiforme expérience et mémoire collective. Et si, par malheur, l’esprit social survivant, mais mis à mal, des villages malinké venait un jour à se perdre (comme cela est arrivé trop de fois déjà à des peuples hier colonisés), j’avance que ce serait une perte pour l’esprit de l’humanité entière, une descente de plus sur la pente de la barbarie colonial-capitaliste de nos temps présents.

À Dialafara et dans les communes voisines, nous avons assez de terres en friche pour assurer, bon an mal an, en les exploitant en commun par des cultures vivrières, notre subsistance à tous, et en plus nous procurer, par les échanges entre villages et communes, les objets de la vie courante. Quand j’étais enfant, tout le monde mangeait à sa faim dans mon village ; à plus forte raison l’autosuffisance alimentaire est possible avec les moyens d’aujourd’hui. C’est sur sa base qu’on pourra faire des projets d’avenir pour nos villages et nos enfants. Mais pour asseoir cette autonomie vitale de manière à pouvoir la reproduire et développer année après année, il y a une condition : il faut s’attaquer au pouvoir de l’État. Il faut en finir avec cette course folle5 à l’argent pour avoir de quoi payer impôts et taxes, il faut savoir dire non ça suffit ! on ne paiera plus d’impôts injustes et illégitimes dont on ne voit jamais rien en retour. Puis quand les gendarmes viendront, il faut avoir le cœur au ventre et résister.

Nous le bas peuple des campagnes, nous avons à compter sur nos seules forces pour notre salut : sur les travaux des champs, en harmonie entre nous et loin de tout maître, loin de l’État. Notre seul argument est notre force de résistance. Elle est notre atout contre une servitude plus dure aujourd’hui qu’à l’époque coloniale. On parle beaucoup de « société civile », censée contrebalancer et même contrecarrer le pouvoir de l’État. Depuis que je milite pour la cause des sans-papiers en France, et, chez nous, pour l’essor de nos villages, je n’ai entendu parler, je n’ai vu, coiffée de la casquette de « société civile », qu’une société d’en haut, main dans la main avec la société d’État. Mais il nous faut notre société civile à nous, société d’en bas. Et qu’elle prenne la parole, et prenne conscience de ses droits pour agir, qu’elle s’organise sur la base de sa pleine autonomie.

Nos maîtres noirs d’aujourd’hui n’ont aucune légitimité, et de même l’État dont ils ont fait leur pré carré. Partout, c’est au nom de l’anticolonialisme que l’État a été mis en place en Afrique, au tournant des années 50 ; partout, c’est au nom de l’anticolonialisme que nos maîtres noirs d’hier ont occupé les places laissées vacantes par les Blancs, et que nos maîtres noirs d’aujourd’hui continuent de les occuper. Anticolonialisme ? La machine de l’administration coloniale a été prise telle quelle, sans changement, sauf l’ennoblir du nom d’« État indépendant », issu le plus souvent des accords avec le colonisateur. « L’Afrique aux Africains » ? L’africanisation a consisté en ceci : remplacer les peaux blanches par des masques noirs, à qui on a attribué les mêmes traitements astronomiques qu’aux fonctionnaires blancs. On a fabriqué de la sorte, d’un coup, une classe riche autochtone à la fortune indissolublement liée à l’exercice du pouvoir d’État, une classe « gouvernante » comblée, satisfaite d’elle-même et complaisante, catapultée à cent lieues au-dessus du commun des Noirs. Anticolonialistes ? Ces nouveaux riches noirs ont béni, continuent de bénir le colonialisme, voilà leur « révolution » ! L’acte de naissance de l’État, en Afrique, a été signé à l’encre de la traîtrise et de la corruption. Depuis, la politique « intérieure » a été partout la ruée vers les hauts postes de l’État, avec les luttes de pouvoir et de « clans », les trahisons et coups d’État que l’on sait. Et là où, d’aventure, on a tenté de faire autrement, le colonisateur a veillé, de main de maître (par la force des armes et le pouvoir économique), à faire régner à nouveau l’ordre colonial.
La chèvre broute là où elle est attachée, dit un proverbe de chez nous. La révolution africaine dont je rêve ? La grande faux paysanne de l’Afrique fauchant l’herbe et privant la chèvre de sa pâture. Faisant échec et mat les colonisateurs d’hier et d’aujourd’hui, noirs ou blancs, de l’extérieur et de l’intérieur.

NOTES

1 Pour donner une idée de la dimension sociale du travail forcé durant la colonisation française, rapportons ce qu’en dit l’historien Babakar Fall (Le travail forcé en Afrique occidentale française, 1900-1946, Karthala, 1993) : « En AOF, c’est plus du tiers de la population active qui se trouve mobilisé par la coercition ». Cet « emploi de la main-d’œuvre forcée rappelle les conditions d’utilisation des esclaves dans les plantations au sud des USA du XVIIIe au XIXe siècle… Mais alors que, dans le cas de l’esclavage, le maître assure le maintien et la reproduction de la force de travail, avec le travail forcé le système colonial surexploite l’indigène, tout en laissant sa subsistance partiellement à la charge des structures de l’économie domestique… [de] la communauté familiale fonctionnant comme unité de production. » Notons aussi le rapprochement implicite entre le rôle du travail forcé dans le développement capitaliste (accumulation primitive) des colonies françaises africaines et le rôle historique de la traite négrière transatlantique dans le développement capitaliste des pays d’Occident : « … Les paysans arrachés à l’économie de subsistance se trouvent de fait insérés [par le travail forcé] dans la production de marchandises destinées à la vente. À ce titre, ils valorisent le capital et contribuent à l’élargissement de la production marchande dans la colonie. » (p. 301, 296, 297)

2 Ce récit nous a été confirmé par la suite par Moussa, lui aussi ancien sans-papiers venu de Dialafara. De même âge et ami de Sissoko, il était parmi ces jeunes qu’en 1985 l’initiative de l’oncle délivra d’un asservissement avilissant, prolongement dans le présent (détesté) d’un passé récent profondément haï. À ce propos Moussa nous a dit entre autres : « Le passé colonial, il est présent partout chez nous. Les impôts : davantage de personnes en famille, davantage d’impôts. Les parents déclarent un enfant au lieu de trois pour payer moins. Des hameaux entiers naissent dans la brousse, marqués nulle part. Inconnus à l’administration. Pareil aujourd’hui : combien d’habitants à Dialafara ? Combien au Mali ? Personne ne sait. Les chiffres, c’est du faux. Beaucoup en dessous du vrai. Les hameaux fantômes sont partout : en brousse, en ville, à Bamako. Chez nous, rien n’est écrit. Ou bien, si c’est écrit dans les registres d’état civil, l’écrit s’envole. C’est la magie de notre administration, son incurie notoire. La désorganisation organisée. C’est ça chez nous. L’esclavage ? il n’y a plus l’esclavage au Mali. Il y a partout les esclaves, même si ce n’est souvent que de nom. Sissoko a raison : celui qui ne voit pas ça, il ne comprend rien de chez nous. »
3 Voir la Voix des sans-papiers, n° 10, 6-2-2013, notamment p. 6-7, article Le travail collectif, patrimoine de nos villages. (en ligne)
4 L’or de Kéniéba (principale région aurifère du Mali), c’était le titre du n° 6 (« Spécial Mali »), 26-10-2011. Le Bilan du Forum de Sitakily a été publié dans le n° 7, 6-2-2012, p. 11-12. (en ligne)
5 Avant tout la ruineuse course (« notre loto local ») à l’orpaillage « traditionnel » sauvage : voir la Voix des sans-papiers, n°6 p. 8, n°10 p. 7 (aussi responsabilité de l’État).

La voix des sans papiers n° 16