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Espérer en quelque endroit…
André Bernard
Article mis en ligne le 18 mai 2017
dernière modification le 10 novembre 2023

Pierre Bance, Un autre futur pour le Kurdistan,
municipalisme et confédéralisme démocratique,

Noir & Rouge éd., 2017, 400 p.

Après la destruction des collectivités libertaires de l’Espagne de 1936, les anarchistes n’ont cessé de guetter de par le monde la moindre renaissance de leurs espoirs. Ce furent les velléités d’autogestion dans la Yougoslavie de Tito, ce fut l’euphorie romantique du tout début de la révolution cubaine, ce fut et c’est la rébellion sociale du Chiapas, ou encore, pour certains, c’est la « petite expérience » de Notre-Dame-des-Landes, etc.

Depuis quelque temps, les regards sont braqués sur le Rojava.

Pierre Bance, dans Un autre futur pour le Kurdistan, nous expose l’origine de cette nouvelle espérance :

« Dans ce début des années 2000, de sa prison, Abdullah Öcalan [le “chef suprême” du Parti des travailleurs du Kurdistan] constate que la guerre d’indépendance du Kurdistan est aussi meurtrière que vaine, qu’elle n’aboutira pas, qu’il faut arrêter de répandre le malheur chez les Kurdes comme chez les Turcs. Il engage alors son mouvement dans une révision complète tant de sa doctrine que de sa stratégie. Il souhaite que soit abandonnée l’idéologie marxiste-léniniste, tout comme la lutte armée et l’ambition d’un État-nation kurde, pour engager une négociation de la paix. Il ne s’agit pas de renoncer au socialisme mais de lui donner une orientation anti-autoritaire grâce à la mise en place d’un réseau communal fédéral arrimé à l’autonomie des diverses communautés ethniques, culturelles, religieuses. Ce réseau se développera parallèlement à l’État turc et conduira vers ce qu’il appelle une “société de nation démocratique”. »

Ce changement de pied considérable se fondait sur les écrits de l’Américain Murray Bookchin exposant le municipalisme libertaire associé à l’écologie sociale, et se traduisit dans une courte adresse pour le nouvel an kurde de 2005 écrit par Öcalan en prison. Ajoutons cependant que la démarche était collective et que les militants s’étaient plongés depuis quelque temps déjà dans des textes communalistes, libertaires, féministes et autres. Toutefois, par une prudence toute diplomatique − et conscient de la vanité des polémiques que cela pouvait entraîner −, Öcalan s’était bien gardé de faire référence à un vocabulaire trop marqué par l’anarchisme. Par ailleurs, lors de notre propre lecture, il n’a pas paru évident de toujours bien cerner l’acception des mots employés pour éclairer les différents thèmes en jeu car il s’agit presque toujours de traductions.

L’idée de base est que « l’émancipation ne peut venir du pouvoir », qu’il ne s’agit pas de prendre ce pouvoir, que « l’utopie n’est pas de croire à un autre futur sans État » mais, ici et maintenant, d’« être encore plus réalistes et mieux organisés ».

Dans une première partie, Pierre Bance rappelle les théories de Bookchin tant sur l’écologie sociale que sur le municipalisme libertaire :

« L’objet de cette partie, écrit-il, a été de tenter d’expliquer le municipalisme libertaire, qui n’est pas un modèle achevé. Il soulève nombre de questions théoriques et pratiques qui méritent approfondissement non pour le valider en soi, mais pour progresser dans la recherche d’une alternative politique anti-autoritaire, c’est-à-dire crédible et compréhensible par tous. »

De fait, en devenant « confédéralisme démocratique » sous la plume d’Öcalan, le municipalisme libertaire allait acquérir une nouvelle actualité. Mais, parce que ces territoires sont ravagés par la guerre, il est difficile d’être bien informé et de se faire une juste appréciation des événements en cours. Qu’en est-il vraiment ?

Le Kurdistan − c’est-à-dire : Bakûr en Turquie, Rojava en Syrie, Rojhila en Iran et Başûr en Irak − aurait pu être un État comme un autre si, à la suite du démembrement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, ce territoire, à cheval sur quatre pays, n’avait pas été attribué aux différents États précédemment cités. Ce qui fut vécu par les Kurdes comme une catastrophe se révélera peut-être comme l’opportunité d’inventer une nouvelle entité politique ; ce que Öcalan nomme donc le « confédéralisme démocratique », concept officiellement adopté, le 1er juin 2005, par la 3e Assemblée générale du Congrès du peuple du Kurdistan.

Soucieux de paix, ne recherchant plus une indépendance nationale ni la création d’un État kurde, sans pour autant vouloir détruire l’État turc, Öcalan est maintenant porteur d’un projet politique original. Dans son esprit, l’État turc pourrait devenir un « État fonctionnel » et non plus « de pouvoirs » ; il ne s’agirait que de garantir aux Kurdes, dans chacun des pays où ils vivent, des droits culturels, linguistiques et politiques, le droit de s’auto-organiser, de s’autogouverner ; et ce, modalité inattendue, sans remettre en question les frontières existantes, mais aussi sans s’en préoccuper pour étendre une fédération sur plusieurs États.
Cette créativité politique n’a pas encore été appréciée et analysée à sa juste valeur par les commentateurs alors qu’elle pourrait inspirer positivement, par exemple, une avancée du problème Israël-Palestine. On ne verrait plus, ainsi, des anarchistes, sans craindre d’être en contradiction avec eux-mêmes, défendre un État palestinien.

Une des craintes d’Öcalan, c’est le « chaos post-révolutionnaire qui pourrait conduire à la résurgence de l’État. Issue vérifiée à chaque révolution ; au bout d’un moment, le peuple lui-même, fatigué par les incertitudes et les transformations révolutionnaires, demande de l’ordre, plus d’État ». Ajoutons que ceux qui ont vaincu par les armes ont le goût de les conserver pour établir leur propre autorité.

Si ce que propose le confédéralisme démocratique demeure pour l’essentiel sur le papier, une ébauche de réalisations s’esquisse entre autres au Rojava et, bien que le projet d’Öcalan soit des plus pacifiques, il faudra cependant s’attendre à des réactions violentes tant de la part des États que de l’économie capitaliste.

Jusqu’à maintenant, les propositions de paix n’ont pas reçu la moindre garantie de l’État turc ; c’est pourquoi, du côté kurde, la prudence est de mise. On reste sur la réserve : « La fin de la lutte armée ne signifie pas le désarmement des combattants. »

Voyons maintenant ce qu’il en est de l’« application du confédéralisme démocratique sur un territoire libéré où la coexistence avec l’État est devenue théorique », car l’État central est devenu impuissant dans une région où sévit la guerre. Il s’agit du Rojava en Syrie. Eh bien, ce n’est pas l’anarchie rêvée ! Pour Pierre Bance « on est loin de la démocratie directe et de la commune autonome de Bookchin et d’Öcalan qui n’obéit qu’à sa charte municipale ». Cependant, « le pouvoir vient du bas », et nous aurions tort de faire la fine bouche car la Charte du Rojava − « norme juridique atypique » − présente une avancée incontestable « sur toutes les constitutions et systèmes politiques du Proche-Orient » ; charte dont Pierre Bance nous dresse un tableau trop complexe pour en dire ici le détail ; charte qui a mis en place une confédération des peuples de la région, une « polyphonie communautaire » de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens, de Chaldéens, de Syriaques, de Turkmènes, d’Arméniens, de Tchétchènes, etc.

Oui, il est difficile de prévoir si la Charte du Rojava sera un outil de transition pour la construction d’un État comme un autre ou si, au contraire, elle ouvrira la voie vers une société sans État.

Quelques enthousiastes ont pu mettre en avant l’image de femmes en armes, libres et radieuses, et ce sans craindre de heurter certains libertaires par cette militarisation et, ailleurs, sans s’offusquer du culte de la personnalité pour Öcalan, valeurs dont ils se sont cependant bien accommodés pendant la révolution espagnole. Est-ce pour cela que Pierre Bance met l’accent sur cette difficulté à concilier « impératif militaire » et « volonté libertaire de contrôle démocratique » ? Il écrit : « Tenir un fusil, tuer un islamiste est sûrement nécessaire pour protéger la révolution, mais ne garantit nullement l’émancipation d’un homme ou d’une femme et peut, au contraire, développer des instincts guerriers et des pratiques militaristes peu compatibles avec la cause de cette révolution. »

Si l’entourage d’Öcalan − son état-major élargi − a une bonne connaissance des idées libertaires et s’ils ont intégré ces valeurs lors d’une évolution plus que rapide, cette marche en avant n’a pas été accomplie par l’ensemble de la population ; la révolution dans les têtes reste bloquée par le poids du tribalisme et d’un patriarcat oppressant. Aussi, on ne s’étonnera pas que l’accent soit mis sur l’éducation, la justice et la santé.

L’Histoire continuant sa marche, il ne s’agit pas de conclure ni de pleurer sur une déroute à venir ou de délirer sur des lendemains de bonheur et de liberté, mais d’être à l’écoute d’un monde qui se cherche malgré des configurations qui ne sont pas les nôtres. Par exemple, ces « printemps arabes » que nous ne qualifierons pas d’échecs mais de chemins qui s’ouvrent avec peine dans des territoires où règnent la domination et l’exploitation.

*

Dans cette lente avancée émancipatrice, il est évident qu’à un moment ou un autre se posera la question d’une défense devant les agressions de l’État ou de tout autre et que se posera le problème de la violence. Dans une note (p. 93) est cité Marcel Sévigny, conseiller municipal de Montréal, qui écrit : « La non-violence fait partie de nos mœurs, et même si nous avons, nous aussi, cédé à l’occasion à la tentative de la lutte armée, je crois qu’une longue expérience nous dicte la défense active non-violente. »

André Bernard
9 mai 2017