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Erin Peltier
Deux rendez-vous
Article mis en ligne le 8 juillet 2012
dernière modification le 15 juin 2012

1.

J’arrive en haut de l’escalier. Il a fallu zigzaguer sur les marches trop basses, mal éclairées, usées, un peu glissantes, rapiécées ici et là. Splendeur passée de la bâtisse ancienne. (Et moi, je ressemble à quoi maintenant ?) Me voici fatiguée en arrivant au premier — pas physiquement, non, juste accablée par la routine, de mettre mes pas dans mes pas d’il y a deux semaines, et de deux semaines plus tôt, et de deux semaines avant encore, et encore, depuis plus d’un an et demi. Est-ce que j’avance ? Oui, j’avance, et je sonne, et la porte s’ouvre automatiquement, moins lourde heureusement que celle de la rue.

Je tourne immédiatement à droite et pénètre dans le bureau des
secrétaires : comme de toute façon je vais attendre une heure au moins, mais plus certainement une heure et demie avant d’entrer dans son cabinet, autant régler la consultation dès mon arrivée, ça m’occupe. Après, le temps s’étire, informe, et c’est la déliquescence au fond d’un des canapés gigantesques de la salle d’attente. Il est très rare que l’un des fauteuils soit libre quand on entre : leurs deux accoudoirs sont un avantage inestimable pour s’en extirper à peu près dignement. Restent donc les canapés, où tout voisin crée bien malgré lui un cratère qui menace de vous y faire sombrer, si bien que, faute d’un accoudoir où s’agripper, c’est un exploit de tenir assis droit à sa place, un exercice acrobatique à exécuter sans les mains, avec les fessiers seulement. Et comment prendre un air détaché quand on est obligé de fournir un pareil effort physique ? Quand chacun ici cherche à faire semblant qu’il n’a en vérité rien à faire là, que c’est juste un mauvais moment de sa vie, ou plus vraisemblablement une simple méprise ?

Certains ferment les yeux, font semblant de dormir — ou dorment pour de bon, les veinards. Mais j’en doute. La plupart s’acharnent sur leur téléphone portable, d’autres se lèvent avec une nonchalance feinte, prennent des poses et font semblant de s’intéresser à la rue — alors qu’on ne peut pas la voir : l’immeuble d’en face est à trois mètres de la fenêtre. Moi aussi, au début, j’ai essayé de regarder la rue, pour passer le temps. Maintenant j’ai renoncé à tout : je ne pense même plus à ce que je vais lui dire, j’essaie juste de me préparer à m’extraire efficacement du siège quand il me fera signe. Il faudra aller vite ; en hiver, il y a le manteau et l’écharpe en plus du carnet, du stylo et du sac à main.

Bon, j’attends, comme tous les autres patients (c’est bien le mot,
« patients »). Seuls ceux qui ne parviennent plus à marcher en soulevant les pieds à chaque pas, ceux qui font sh-sh-sh en avançant comme des ombres grises, ne se donnent plus la peine de faire semblant. Et moi, est-ce que j’avance, de toute façon ? Est-ce que je donne le change ? Est-ce que je veux donner le change ?

Bon, j’attends. Il faut attendre. Ce serait plus facile d’attendre si ça allait de soi. Mais il lui est arrivé de m’oublier, je dois rester vigilante. Il faut parfois retourner voir les secrétaires et leur signaler que c’est curieux, voilà la sixième personne arrivée après moi qu’il fait entrer dans son cabinet avant moi. Ah ? Ah oui, tiens c’est exact. Elles vont le lui dire, c’est manifestement une erreur.

Et là, juste après ça, c’est à moi.

Tout commence enfin. D’abord, il m’invite à m’asseoir alors que je suis déjà installée, mon agenda prêt pour noter le prochain rendez-vous, dans quinze jours, le stylo dégoupillé (c’est quand même bien la quarantième fois, voyez-vous, que me voici dans la même situation). Et ensuite, il vient s’installer en face de moi, non sans avoir déjà demandé depuis la porte qu’il est en train de refermer : « Alors, comment allez- vous ? »

Il faut toujours trouver quelque chose à lui dire, c’est la moindre des politesses. Dans les premiers temps, j’y réfléchissais à l’avance, histoire de gagner du temps et de ne rien oublier. Mais à un tel rythme de rencontres, on n’a pas beaucoup à dire à chaque fois. Rengaine : je ne dors pas, je n’arrive pas à me concentrer, je ne peux pas lire, je suis rongée par l’angoisse, j’ai peur, j’ai mal, j’ai eu peur j’ai eu mal je sais pourquoi peut-être pas sûr je ne sais pas vraiment pourquoi c’est affreux douloureux ça fait un grand poids, comment s’en sortir est-ce que c’est normal mais ce n’est pas du tout compréhensible quel sens et pourquoi c’est injuste c’était tellement difficile je n’en suis pas remise comment faire. Si, si, je prends bien les antidépresseurs (jamais oublié une seule fois, pas du tout mon genre !), mais c’est surtout la peur, l’angoisse. On peut donc augmenter le Xanax ? Ah bon ? Le généraliste qui me l’a d’abord prescrit (enfin, le remplaçant : mon médecin voit 70 ou 80 personnes par jour, on est à la campagne, voyez-vous, le burn out ce n’est pas que moi, je crains qu’il y passe aussi, lui, et c’est fort probable, et là, là, ce serait encore bien pire, évidemment) — le médecin qui me l’a prescrit au départ, donc, avait bien dit qu’il y avait des risques d’accoutumance, qu’il fallait viser pas plus de trois semaines, en diminuant progressivement, et nous en sommes à un an et demi, alors... Pas grave, puisque j’en ai besoin. (Sauf qu’il me faudra peut-être 20 ans pour m’en sevrer : enfin, avec un peu de chance, je serai morte d’ici là, sans avoir eu à commencer à faire cet effort — les efforts, ça suffit !)

Surtout, surtout, ma question aujourd’hui est : « Faut-il accepter d’accueillir chez moi quelqu’un qui ne me respecte pas, n’est même pas polie dans le sens le plus élémentaire du terme ? » Réponse :

— Sûrement pas !

— Mais comment faire ? Comment le dire et le mettre en place sans risquer de perdre, sans conflit, sans rupture, sans combat, sans toujours, toujours, ces efforts qui n’en finissent pas, ces efforts pour vivre ?

— ...

— Comment faire ? J’ai peur ! (Pourtant, je n’ai peur de rien, moi, pas de la douleur, je connais, pas de la souffrance, je connais, et physiquement j’affronte les canapés de la salle d’attente depuis si longtemps, en serrant les dents, et je boite, et puis il y a eu ces accidents...)

— Il faut apprendre à dire non !... »

... Très juste ! Pourtant, j’ai passé toute ma vie à dire non. Mais je vois bien que ce n’est pas du tout pareil, ici, que ce n’est pas le même « non ». Moins à ma portée, à l’évidence. Je reprends.

Et là, il a une deuxième phrase-choc, qui, elle, résume tout : trente secondes après s’être assis, il a déjà compris où j’en étais cette fois-ci. Au bout de deux phrases, je vois son regard qui se fige, j’entends les rouages dans son cerveau, qui élaborent à toute vitesse, avec la plus grande précision, la conclusion de cette séance. C’est quasi instantané. Par politesse, car il est poli, lui aussi, il ne me la donne pas tout de suite. Non, il m’encourage à continuer et pendant ce temps il fourrage dans ses papiers, lit son courrier, répond au téléphone en s’excusant (ou pas), cherche quelque chose dans sa serviette, consulte son ordinateur, répond encore au téléphone : « Oui. Oui... Oui. J’ai déjà dit non, il ne peut pas sortir dans cet état. Il est dangereux, et il ne veut écouter personne. Faites tout ce que vous pouvez. Je le verrai demain matin. » Il me regarde : « Continuez. »
Je continue, j’essaie de ne pas perdre le fil (de quoi, je me le demande bien).

Téléphone : « Oui. Ah, oui. C’est fait, je l’ai signé. Vous pouvez passer le prendre, mais elle n’aura pas de chambre individuelle. Il n’y en a pas. Il faudra qu’elle s’y fasse, ça peut se débloquer très vite quand elle sera là-bas, mais il ne faut pas qu’elle attende pour entrer. C’est urgent. ... Eh bien, elle prend ses responsabilités, mais il faut bien lui faire comprendre que ce n’est pas dans son intérêt. Oui. ... Inutile. »

C’est mon tour : j’en étais où ? Euh... N’ayons pas peur des mots, surtout, surtout pas :

« Est-ce que je vais m’en sortir, docteur ? » Réponse rassurante. Sourire paternel. Je vais déjà mieux (même si je sais déjà aussi que ça ne durera pas). Et tout à trac :

« Alors, quand voulez-vous qu’on se revoie, ma chère Mme Machin, dites-moi ?

— Euh... dans quinze jours, docteur – le 14 ? - Dans quinze jours, le 14, parfait : quelle heure vous arrangerait ?

— Eh bien, le plus tôt possible dans l’après-midi

— si possible, bien entendu.

— ... Voyons, je peux vous proposer 14h, si vous voulez ?

— Le 14 à 14h, très bien, merci, docteur. - Eh bien, bon retour. - Merci, docteur.

— Allez, au revoir.

— Au revoir, docteur. »

C’est fini ! Cinq minutes, six minutes ? Ce fauteuil-là, je ne l’ai pas usé. Je prends la porte sans repasser par la case « secrétariat », attention aux escaliers dans le noir, et hop ! dehors ! La rue, dans le soleil ; la rue, dans le froid ; la rue, dans le vent ; la rue, sous la pluie ; la rue d’été accablant ; la rue d’hiver glacial. Le bleu du ciel, très rarement le gris du ciel, le Jardin botanique en face, l’aqueduc, le Pic dans le lointain, tout est beau. J’ai de bonnes jambes.

2.

J’arrive en haut de l’escalier après les zigzags sur les marches, dans la pénombre. La routine m’accable. J’ai même envie de renoncer à la tactique du passage préalable par le secrétariat. Ou alors, je pourrais ne pas le faire juste aujourd’hui ? Rien que ça, ça ferait de la variété. Mais c’est plus fort que moi : mieux vaut se débarrasser de cette obligation d’abord — et puis, si jamais j’oubliais en partant, à cause de l’habitude d’avoir fini, fini tout de suite après le rendez-vous ? Je fais des sourires, donne ma Carte Vitale, signe mon chèque. La vie est décidément plus simple comme ça. Je n’ai plus qu’à attendre.

Pas de chance, ce sera le canapé. Mais j’ai un accoudoir ! Je ne sombrerai pas complètement, je m’arracherai à mon cratère plus vite et plus facilement. Il y a beaucoup de monde – cinq personnes sont immergées dans leur portable, trois ont le regard fixe, une se ronge les ongles, une autre lit un magazine qui ne l’intéresse pas et qui s’en va en lambeaux. Un couple se tait, enfoncé dans le même cratère, l’air sonné ; un autre couple se tait, bien à distance l’un de l’autre, honteux. Personne ne se lève aujourd’hui. Des walkmans, des livres, des jeux électroniques, des bottes en faux cuir — par 35° à l’ombre. Les rideaux ne bougent pas. Heureusement, il n’y a pas de mouches.

Je ne pense à rien. Pas la peine. On verra bien. J’attends. Il m’oublie rarement. Quelqu’un s’impatiente. Il faut avouer que ça ne va pas vite aujourd’hui...

C’est à moi ! Je m’assois pendant qu’il est encore à la porte, mon stylo à la main, mon agenda ouvert à la page où je vais avoir un rendez-vous. Ne pas lui faire perdre de temps : il y a tellement de personnes bien plus mal en point que moi. Le burn out le menace lui aussi.

« Alors, comment allez-vous ? »

Le problème, c’est que je n’ai rien à lui dire, il ne s’est rien passé depuis des lustres. Rengaine : je dors parfois un peu plus, je n’arrive pas vraiment à me concentrer, je ne peux pas vraiment lire, je suis un peu moins angoissée, mais j’ai toujours peur, sauf que c’est moins violent et moins douloureux mais quand même je ne sais pas qui je suis j’ai changé je ne suis plus la même je ne sais pas où je vais, ce qui m’attend est-ce que c’est normal est-ce que c’est normal est-ce qu’il suffit d’attendre et
d’être patient, avec les antidépresseurs et les anxiolytiques et aussi la valériane et le Rivotril. Surtout, surtout, ma question aujourd’hui est : « Que faire, je ne sais plus qui je suis ! Je ne suis plus rien ni personne socialement... Mais j’ai aussi une idée : j’aime faire le pitre, et il y a un cours de commedia dell’arte dans mon village, et j’aimerais bien m’inscrire, mais je crains, si je m’inscris, d’avoir des angoisses parce qu’après tout c’est une obligation de plus, et les obligations, ça me stresse, déjà que je fais quatre séances de rééducation physique par semaine, alors un rendez-vous de plus, quel poids...

Bon. Trente secondes après s’être assis, il a déjà compris où j’en étais cette fois-ci encore. Au bout de deux phrases, il ferme les yeux en me disant :
« Surtout, ne vous inquiétez pas, je ferme les yeux, mais je vous écoute. » Moi, je n’entends plus du tout les rouages dans son cerveau. C’est quasi instantané : il va s’endormir, il s’endort. Par politesse, car je suis polie, moi aussi, je continue, dans le vide : « En plus, il faut bien dire que ce n’est pas correct, si jamais... »

Téléphone. Il ouvre vaguement un œil. « Excusez-moi. ... Oui... Oui. Non. Pas possible. » Il me regarde de nouveau et referme les yeux.
« Continuez. »

Je réfléchis. « Oui, quand on s’engage comme ça avec tout un groupe, qu’on travaille avec, le problème c’est la représentation de fin d’année... »
Il se met à ronfler en sourdine.

Téléphone. « Excusez-moi. ... Oui. Oui, j’écoute. Certainement. C’est très bien comme ça. ... Reprenez, allez-y : que voulez-vous faire, au bout du compte ?

— Eh bien, moi, ce que j’aimerais, c’est faire le clown, ou plus exactement refaire le clown, ça me manque vous comprenez, mais devant tout le monde, non, je ne peux pas. Devant une classe, oui, c’est quand même un des aspects du travail qui me manque beaucoup ; mais devant des tas de gens inconnus, je ne pourrai pas. Impossible. »

Il s’est remis à ronfler discrètement, pour ne pas se réveiller lui-même. Je prends mon courage à deux mains : « Qu’en pensez-vous, docteur ? » Il est maintenant sur orbite, hors de portée. Je tente ma chance autrement, en me taisant ; car c’est sûrement à cause de ma voix qu’il s’est endormi : elle le berce, et si je m’arrête, il va finir par être dérangé. Donc il se réveillera. Les minutes passent. Il dort toujours. Et si je fais à nouveau du bruit avec ma voix, maintenant qu’il s’est habitué au silence, ça va peut-être le déstabiliser ? Et il pourrait se réveiller ? « Voyez-vous, j’adore faire des grimaces et tout ça. Je suis en manque. » Aucune réaction. Je m’enhardis, je parle même un petit peu plus fort : « Alors, je me dis qu’il doit y avoir une solution, mais je ne la trouve pas. Et ça m’angoisse. Je me fais du souci, je suis mal, je ne sais pas quoi FAIRE ! »

Téléphone. « Oui. Non. On en avait déjà parlé. C’est non. ... Alors, Mme Machin, que voulez-vous faire ?

— Euh, justement, docteur, qu’en pensez-vous ? (Fine mouche que je suis, il est bien coincé maintenant.)

— C’est clair : il faut que vous fassiez ce qui vous semble le mieux pour vous.

— Alors, quand voulez-vous qu’on se revoie, Mme Machin, dites-moi ?

— Euh... dans quinze jours, docteur

— le 14 ?

— Dans quinze jours, le 14, parfait : quelle heure vous arrangerait ?

— Eh bien, le plus tôt possible dans l’après-midi — si possible, bien entendu.

— ... Voyons, je peux vous proposer 14h, si vous voulez ?

— Le 14 à 14h, très bien, merci, docteur.

— Eh bien, bon retour.

— Merci, docteur.

— Allez, au revoir.

— Au revoir, docteur. »

C’est fini. — Vingt-cinq minutes ! Une séance de vingt-cinq minutes ! Il y a des gens debout jusque dans le couloir.

Je prends la porte comme une voleuse (sans repasser par la case
« secrétariat »), attention aux escaliers dans le noir, et hop, dehors ! Il fait une chaleur accablante. Le plus tôt possible dans l’après-midi ? Juste après le déjeuner ? Il faut remonter la rue — du côté de l’ombre, c’est le mieux. Le ciel est éblouissant, magnifique. Et j’ai de bonnes jambes.


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