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Philomène Le Bastard
George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984
Louis Gill (LUX)
Article mis en ligne le 23 mars 2012
dernière modification le 29 octobre 2023

Dans un article intitulé « Looking Back on the Spanish War »
(Réflexions sur la guerre d’Espagne), rédigé en 1942, George Orwell,
qui a participé à la guerre civile espagnole en tant que combattant révolutionnaire, décrit une situation qu’il reprendra presque
mot pour mot pour dépeindre le monde fictif de son célèbre roman,
1984, publié en 1949 [1] :

« Je me rappelle avoir dit un jour à Arthur Koestler : "L’histoire s’est
arrêtée en 1936", ce à quoi il a immédiatement acquiescé d’un hochement de tête. Nous pensions tous les deux au totalitarisme en général,
mais plus particulièrement à la guerre civile espagnole.
Tôt dans ma vie, j’ai remarqué qu’aucun événement n’est jamais
relaté avec exactitude dans les journaux, mais en Espagne, pour
la première fois, j’ai lu des articles de journaux qui n’avaient aucun
rapport avec les faits, ni même l’allure d’un mensonge ordinaire.
J’ai lu des articles faisant état de grandes batailles alors qu’il n’y
avait eu aucun combat, et des silences complets lorsque des
centaines d’hommes avaient été tués.

J’ai vu des soldats qui avaient bravement combattu être dénoncés
comme des lâches et des traîtres, et d’autres, qui n’avaient jamais
tiré un coup de fusil, proclamés comme les héros de victoires
imaginaires. […] J’ai vu l’histoire rédigée non pas conformément à ce
qui s’était réellement passé, mais à ce qui était censé s’être passé
selon les diverses "lignes de parti". Ce genre de choses me terrifie,
parce qu’il me donne l’impression que la notion même de vérité
objective est en train de disparaître de ce monde. […]

À toutes fins utiles, le mensonge sera devenu vérité. […]
L’aboutissement implicite de ce mode de pensée est un monde cauchemardesque dans lequel le Chef, ou quelque clique dirigeante,
contrôle non seulement l’avenir, mais le passé. Si le Chef dit de tel événement qu’il ne s’est jamais produit, alors il ne s’est jamais
produit. »

Comme le souligne Louis Gill dans son ouvrage, George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984, Orwell décrit ici les méthodes staliniennes dont un des outils essentiels à la propagande : la main mise sur l’information. Car le contrôle du futur dépend absolument du contrôle du passé. Orwell s’inspire des observations faites sur le terrain, lorsqu’il s’engage auprès des combattant-es antifascistes espagnol-es, pour les reprendre dans son roman, 1984. Il y met en garde contre les dangers d’une prise du pouvoir fasciste et de la manipulation de masse. Le fascisme se distinguant par sa volonté de mobiliser les masses sur le terrain avec un langage populaire. Il est vrai qu’Orwell a observé ce phénomène de mystification sur le terrain, pendant la guerre civile espagnole.

Lorsqu’il arrive en Espagne en décembre 1936 pour se joindre aux républicains dans leur combat antifasciste contre les troupes franquistes,
soutenues militairement par les nazis et les fascistes italiens,
Durruti est mort, les ouvriers et les paysans espagnols organisent l’autogestion et les collectivités, notamment en Catalogne et en Aragon.
Il mesure alors la réalité d’une révolution sociale sans précédent.
Mais la coalition du Front populaire se retrouve très vite dépendante de l’Union soviétique pour la livraison d’armes, car la France et l’Angleterre choisissent la « neutralité », c’est-à-dire l’abandon de la République espagnole.

La révolution espagnole, dans sa remise en question du système
capitaliste, effraie les gouvernements. Churchill écrira d’ailleurs à ce
propos : « Je tremble en pensant à ce que serait la victoire des
trotskystes et des anarchistes, qui n’est pas impossible. »
Cette crainte est largement partagée par le régime totalitaire
stalinien : « Pour ce régime, la révolution en marche en Espagne ne
peut que constituer une menace en risquant de s’étendre à d’autres
pays et de raviver en URSS une flamme qui a été étouffée. » Staline
apporte donc un soutien logistique avec l’envoi de conseillers militaires
et la fourniture d’armes ainsi que la mise en place des Brigades internationales. Mais ce soutien et la vente d’armes de l’Union
soviétique à la république espagnole — fourguer serait plus juste au
regard des prix et de leur inefficacité — s’opèrent à une condition : désarmer la révolution. Les hommes du Kominterm vont noyauter les secteurs vitaux, à commencer par la police qui fonctionne avec ses
propres règles, ses prisons et ses centres de torture.

Orwell est témoin de cette mise sous tutelle stalinienne. Enrôlé dans les milices du POUM, il se trouve alors au coeur d’une guerre non seulement contre Franco, mais aussi contre un gouvernement à la solde de Staline, dont les agents ont pour mission de casser la révolution en marche. Les hommes du Kominterm n’hésitent pas à emprisonner, torturer et assassiner, comme à utiliser une propagande mensongère. « La guerre
dévore la révolution » écrit Henri Paechter en 1938[[Espagne 1936-1937. La guerre dévore la révolution, Henri Paechter, Spartacus, 1986.]].
Et la philosophe Simone Weil, combattante de la colonne Durruti,
d’ajouter : « Il semble qu’une révolution engagée dans une guerre n’ait le choix qu’entre succomber sous les coups meurtriers de la contre-révolution, ou se transformer elle-même en contre-révolution par le mécanisme même de la lutte militaire. » Alors qu’ils croient combattre le fascisme et contribuer à l’avènement d’un socialisme libérateur, Orwell, les Internationaux et les révolutionnaires espagnols se voient qualifiés de « trotskistes » par la presse communiste espagnole et accusés d’allégeance aux fascistes. Ils sont poursuivis, traqués, jetés en prison, liquidés… Ce qui se passe alors en Espagne est un prémisse aux purges staliniennes.

Orwell et sa compagne échappent de peu à cette purge et lorsqu’il revient en Grande Bretagne, peu de temps après la Commune de mai 1937 à Barcelone, Orwell se retrouve confronté à une campagne médiatique virulente de mensonges, orchestrée par la presse pro-stalinienne. L’un des mensonges les plus répandus étant que le POUM et des anarchistes ont déclenché la bataille de mai 1937, agissant sur ordres de Franco, Hitler et Mussolini. De nombreux intellectuels, qui ne sont jamais allés en Espagne, reprennent ces allégations du Kominterm et la gauche anglaise, proche du Front populaire espagnol contre les franquistes, suit. Staline reste ainsi une figure de l’antifascisme. Pour témoigner de la lutte antifasciste et de l’immense espoir soulevé par la révolution, Orwell publie Hommage à la Catalogne en avril 1938 : « L’habituelle division de la société en classes avait disparu dans une mesure telle que c’était chose presque impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. [...] Nous avions respiré l’air de l’égalité. »

Son observation douloureuse de la lutte antifasciste espagnole, étouffée et dévoyée par le totalitarisme stalinien, inspire ses deux romans — considérés parmi les meilleurs romans du XXe siècle en langue anglaise —, La Ferme des animaux et 1984. Dans 1984, il décrit une Grande Bretagne postérieure à une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest contrôlée par
un régime totalitaire inspiré du stalinisme et du nazisme. La liberté d’expression n’existe plus, la population est étroitement surveillée, et d’immenses affiches placardées dans les rues, indiquent « Big Brother is watching you » (« Big Brother vous regarde »).

Le totalitarisme à combattre, pour Orwell, est à la fois fasciste et stalinien, un « collectivisme oligarchique ». En 1947, il écrit qu’il est « indispensable de détruire le mythe soviétique », si l’on croit en un « socialisme où la liberté de pensée pourra survivre à la disparition de l’individualisme économique ». Liberté de pensée qui « constitue le seul rempart à l’étouffement de cette liberté, à la mainmise sur la vie sociale en général, sur la culture, la littérature et l’art en particulier, qui est le fait du totalitarisme ».

Louis Gill, qui s’inspire de Hannah Arendt pour définir le totalitarisme « comme la prise de possession de l’individu atomisé dans sa totalité, c’est-à-dire sa transformation complète par la destruction de l’existence autonome de toute activité et la domination de toutes les sphères de la vie », met en garde contre l’idée d’un risque révolu. Il insiste sur la nécessité de vigilance quant à certaines tendances contemporaines : « Le totalitarisme actuel, qui s’est infiltré dans nos vies de manière tacite sous la forme d’une guerre non déclarée en s’imposant au nom des libertés individuelles et économiques, est celui de la soumission de toutes les composantes de la vie sociale au marché et de la domination totale de l’individu par ses lois, de sa transformation en homo oeconomicus, c’est-à-dire en individu pensant tout en termes économiques. »

C’est pourquoi Louis Gill voit dans le roman d’Orwell, 1984, une
« mise en garde contre une dangereuse évolution qui menace l’humanité, mais qui n’est en rien inévitable et qu’il faut contrer par tous les moyens possibles [...] ».

Comme Le Talon de fer (Iron Hill - 1908) de Jack London, It Can’t Happen here de Sinclair Lewis (Cela ne peut arriver ici - 1935), 1984 illustre parfaitement la mise en place d’un régime fasciste dans une société régie par une propagande qui écarte toute expression différente et joue sur le mensonge en permanence. Les slogans écrits au fronton du ministère de la Vérité (Miniver en novlangue), « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage » et « L’ignorance, c’est la force », donnent la dimension de société. Quant à la figure de Big Brother, elle est devenue métaphorique d’un régime bureaucratique, policier et totalitaire.

« Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain ... éternellement. [...] Et souvenez-vous que c’est pour toujours. Le visage à piétiner sera toujours présent. L’hérétique, l’ennemi de la société, existera toujours pour être défait et humilié toujours. [...] L’espionnage, les trahisons, les arrêts, les tortures, les exécutions, les disparitions, ne cesseront jamais. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le parti sera puissant, moins il sera tolérant. Plus faible sera l’opposition, plus étroit sera le despotisme. [2] »