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Revue Chimères n°75. Devenir hybride
Corps-prisons et corps-plateaux. Novembre 2011
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 20 novembre 2011

Le 28 novembre 1947, Antonin Artaud déclare la guerre aux organes, dans sa célèbre allocution radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu. Avec le corps sans organes (CsO), il invente un nouveau corps politique, un moyen de lutter contre la belle unité de l’organisme. L’organisme n’est pas le corps, mais ce qui impose au corps des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées. Chaque organe peut devenir un objet partiel, dériver vers des devenirs imprévisibles, tout comme la voix d’Artaud, devenue indépendante du reste de son « organisme », peut affirmer que « le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. »

Jamais donné d’emblée, comme peuvent l’être notre visage, nos jambes, nos bras, le CsO fait l’objet d’une expérimentation. « Ce n’est pas rassurant, écrivent Deleuze et Guattari, parce que vous pouvez le rater » : désir et anti-désir, force de vie et puissance de mort, production et anti-production, le CsO est dangereux, inquiétant. Il peut souffrir, s’emballer, dériver, se révolter, proliférer ou se détraquer : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratique. » Corps de l’hypocondriaque qui perçoit la destruction progressive de ses organes ; corps paranoïaque attaqué par des influences hostiles extérieures et restauré par des énergies divines ; corps schizo plongé dans la catatonie ; corps drogué ; corps masochiste qui se fait coudre, suspendre, désarticuler ; corps désapproprié, défonctionnalisé, dé-dominant, dé-séparé de son environnement, aspiré par tout ce qui l’entoure, inspiré par tous ses pores, sans hiérarchie, dilaté par la jouissance, l’angoisse et le désir, au point de former un « œuf » ouvert sur l’infini de son territoire existentiel.

Si l’hybridation de l’homme et des technologies peut être pensée comme un métissage qui lui ouvre de nouveaux devenirs (L’hybridation est-elle normale ?, Bernard Andrieu), l’action de se brancher à une prothèse ou un organe artificiel se vit également comme une expérimentation en intensité, une tentative de se défaire de ses organes « naturels » pour accueillir une forme étrangère, avec tout un théâtre de la cruauté fait de passages de seuils, de ratages ou de rejets qui mettent le corps en péril. Les implants cochléaires destinés aux sourds illustrent bien la difficulté qu’a le corps à accueillir ces organes intrus qui nécessitent parfois un long et terrible apprentissage pour s’agréger (Un homme branché, Implant cochlétaire et surdité, Nicole Farges).

L’utopie transhumaniste, inspirée par le développement des techno-sciences, rêve également de se débarrasser des organes, mais elle rate le CsO avant même de commencer l’expérimentation. Elle fantasme la future « migration » de notre esprit dans des systèmes informatiques qui nous rendraient indépendants d’un corps perçu comme une forme archaïque, un reste d’animalité ou, dans une tradition remontant à Platon, comme « le tombeau » de l’âme. À l’inverse d’Artaud, elle se pose comme l’ennemi du corps au profit d’un nouvel organisme numérique et unitaire, purifié de toutes intensités. Cette rancune contre un corps insatisfaisant, composé de pièces prêtes à tout moment à se détraquer, indignes des « machines » de plus en plus perfectionnées produites par la technologie, peut également être interprétée comme une version contemporaine de la « honte prométhéenne » que Günther Anders diagnostiquait en 1956 dans L’obsolescence de l’homme : « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. »

Dans le débat philosophique des grands auteurs de référence, il est d’ailleurs essentiellement question de craintes et de raidissements dans un monde post-humain où les technologies sont hors de contrôle (LVE Textes fondateurs, Anne Querrien, Manola Antonioli). Il serait nécessaire de plier et déplier ces critiques dans d’autres directions, plus pragmatiques, comme le proposent les travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont inspiré les concepts de devenir-hybride de Bernard Andrieu et de Plurivers de Jean-Clet-Martin.

Chimères n°75


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