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Jean-Pierre Garnier
Planification urbaine et néo-libéralisme en France (2)
Article mis en ligne le 16 novembre 2011
dernière modification le 12 novembre 2011

PPP et collaboration de classes

Signalons d’emblée qu’il est impossible de connaître, au sens scientifique du terme, la réalité effective de ce qui se réalise en matière de politique urbaine et, spécifiquement, d’urbanisme à partir des documents officiels de présentation aussi bien des outils de la planification urbaine que des projets urbanistiques et architecturaux. Ce sont de purs écrits de propagande et d’autocélébration, comme dans les États totalitaires de jadis, avec, cependant, deux différencies majeures : ils sont beaucoup plus sophistiqués et totalement dépolitisés.

Un exemple entre mille, la présentation de l’« agenda 21 » de la municipalité de Gap, une petite ville des Alpes. Qu’est ce que cet agenda : un programme d’« actions pour le XXIème siècle » orienté vers le développement durable, décidé à l’issue du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. La Déclaration de Rio mettait l’accent sur le « rôle essentiel » qui revenait aux collectivités locales en matière d’environnement, en particulier avec ses implications urbanistiques.
Le texte de présentation de l’« agenda 21 » de Gap commence ainsi :
« L’objectif de l’Agenda 21 de la ville de Gap est de déclencher une révolution culturelle des services de la ville pour construire un modèle partagé d’interventions publiques en faveur du développement durable en mettant en avant le défi climatique et le renforcement du lien social. » Suivent plusieurs pages de la même veine, où l’on démontrait, entre autres choses, la convergence entre le programme de l’Agenda 21 et les prescriptions du PLU. Avec un happy end que l’on retrouve dans tous les documents récents d’urbanisme s’adressant au public : le paradis écologique et démocratique à l’horizon. Il est pas étonnant que de telles visées ne suscitent aucun opposition. Et peu de concrétisations quand on les confronte avec les politiques urbaines réelles qu’elles ont censées orienter. Car, à Gap comme ailleurs, les mêmes phénomènes se reproduisent : spéculation, ségrégation, priorité aux équipements de prestige, étalement urbain, destruction du milieu natural ou rural, opacité de la prise des décisions, citadins mis devant le fait accompli…

Autre exemple : l’introduction, extraite du site internet officiel de la municipalité de Lyon, à l’un des projets urbains les plus importants dans notre pays : l’opération Confluence. Cette dénomination renvoie à la jonction au milieu de la ville d’un fleuve et d’une rivière, le Rhône et la Saône. Titre : « Lyon Confluence, un projet urbain majeur ». Voici les premières lignes : « Ce territoire au sud de la péninsule lyonnaise, longtemps dédié à l’industrie et au transport est aujourd’hui l’objet d’un projet de renouvellement urbain sans précédent. Hier reconquis sur les eaux, ce site fluvial retrouve ses rives et son environnement naturel. L’aménagement progressif met en valeur un espace d’exception et des paysages uniques. Il permettra à terme de doubler la superficie de l’hypercentre de l’aire urbaine. Un projet rare en Europe, un enjeu fort pour la métropole et une chance pour les habitants ». Pourtant, ce genre de projet n’est pas si rare. Car il existe d’autres « projets majeurs » semblables en France. Chaque grande ville a le sien. Ainsi, Euroméditerranée, à Marseille, troisième aire urbaine après Lyon. La mer y a remplacé la ville comme lieu des retrouvailles entre la ville et l’eau, mais le discours est exactement le même. Il s’agit là aussi d’un projet de « renouvellement urbain » qui permettra d’« allonger », et non pas d’« élargir », mais, de toute façon, d’agrandir l’« hypercentre » métropolitain. Ce discours vaut aussi dans ville de Grenoble pour GIANT (Grenoble-Isère-Alpes-NanoTechnologies), un projet effectivement mégalomaniaque d’urbanisation dense et intense de la « Presqu’île scientifique » — la nouvelle appellation, moins brutale et plus poétique, et donc plus « vendeuse » que la précédente néanmoins maintenue avec une autre signification, également plus vendeuse « à l’international » : Grenoble Innovation for Advances New Technologies — formée par la confluence de deux rivières, qui va « étendre le centre » pour le faire « correspondre à l’échelle de la métropole ».

Examinons maintenant rapidement ce qui se passe « sur le terrain » à Lyon et à Marseille, non seulement dans les périmètres où se mettent en place les projets mentionnés, mais également dans les autres parties de l’aire urbaine puisque la métropolisation dont ils participent est toujours présentée comme « solidaire », en plus d’être « durable ».

Sur le territoire en voie de « requalification » de « Confluence », à Lyon, se construisent de luxueux appartements avec duplex et terrasse, un « éco-quartier expérimental » pensé par des ingénieurs japonais, des édifices de bureaux pour accueillir les sièges sociaux d’entreprises spécialisées dans le marché la culture et de la communication, le nouveau palais du Conseil régional, un pôle de loisirs comprenant un complexe cinématographique de 14 salles, un musée, des galeries commerciales et artistiques. Le long des quais, des cafés et des restaurants alterneront avec des aires de repos et des marinas. L’ensemble sera interconnecté par des promenades végétalisées. Comme de coutume, quelques architectes de renom ont été mobilisés pour ajouter au prestige de l’« hypercentre élargi », tel Christian de Portzamparc, omniprésent et inévitable maître d’œuvre pour ce genre d’opération urbanistique, comme son confrère Jean Nouvel, qui a dessiné le Palais du Conseil régional et a été également sélectionné comme architecte en chef de la « requalification urbaine » de la « Presqu’île scientifique à Grenoble. Car l’objectif du maire de Lyon et de ses séides est avant tout de placer leur ville « au premier rang des métropoles européennes ». Une ambition partagée par leurs homologues de Marseille, mais aussi de Grenoble, Nantes, Lille, Strasbourg, Rennes ou Bordeaux…

Point n’est besoin d’être un sociologue urbain pour deviner à qui s’adressent en priorité, et souvent en exclusivité, toutes ces réalisations : investisseurs, cadres supérieurs, salariés à hauts revenus, familles et couples des classe moyennes et supérieures, touristes. Cette « nouvelle centralité lyonnaise » s’annonce donc éminemment élitiste, et contrastera, de même que le centre historique restauré et patrimonialisé, réservé maintenant à des gens aisés, avec les périphéries sous équipées et quelque peu laissées de côté — sauf quand éclatent des révoltes de jeunes sans emploi et sans avenir — où s’entassent les classes populaires. Et ce ne sont pas les quelques logements sociaux programmés à Confluence qui résoudront la crise du logement, plus aigüe que jamais (58 000 demandes enregistrées en 2010) dans la « métropole ».

À Marseille, une « opération d’intérêt national » —une classification officielle qui justifie les financements publics —, appelée Euroméditerranée, obéit plus ou moins à la même logique de classe : la transformation des friches portuaires de La Joliette, dans la prolongation du cœur traditionnel de la ville, en un « pôle urbain attractif » pour les investisseurs, les hommes d’affaires, les professionnels des médias et de la mode, et les voyageurs fortunés. Le long de trois kilomètres de quais, un « univers urbain
fascinant » serait en train d’éclore. « Nouveau phare de la ville », une tour de bureaux — l’édifice le plus haut de Marseille (147 mètres), dessiné par une autre « archistar » (ou « starchitecte »), Zaha Hadid —, siège d’une entreprise transnationale de transport maritime, dresse sa silhouette arrogante pour signaler aux représentants de l’économie globalisée l’existence future d’un quartier d’affaires. Un ancien silo à céréales, où l’on entreposait les immigrés clandestins raflés par la police avant de les réexpédier dans leur pays d’origine, sera transformé en une salle de spectacles polyvalente avec un restaurant panoramique sur le toit. Un musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée ouvrira ses ports d’ici peu, tandis qu’un « Euromed center », doté d’un complexe cinématographique de 14 salles — comme à Confluence ! —, contribuera a enrichir l’image ludico-culturelle du site. Les vieux docks portuaires, désactivés, ont été rénovés et restructurés, abritant déjà des bureaux du tertiaire supérieur et des « appartements innovants ». Et, pour compléter la « réconciliation de la ville avec la mer », un « pôle de croisières » pour paquebots y bateaux de plaisance fera de Marseille une « escale incontournable » pour une clientèle internationale de touristes privilégiés. Bien sûr, comme à Lyon, grâce à ce nouveau centre urbain, la ville de Marseille pourra se hisser « au niveau des métropoles européennes ».

À la différence de Lyon, cependant, où la projet Confluence est localisé sur un territoire auparavant presque désert, cette « mutation urbaine » s’est accompagnés d’une éviction brutale et cynique des résidents d’une avenue voisine, la rue de la République, planifiée comme un axe de circulation majeur bordé d’immeubles de logements rénovés, parallèle à la promenade piétonne du bord de mer. Dans ce cas, non seulement on ne construit presque rien pour la population« défavorisée », mais encore on expulse celle des foyers où elle vivait. Sans succès du point de vue financier.

En 2002, en effet, la rue de la République avait été l’objet d’une « opération programmée d’amélioration de l’habitat » (OPAH), financée par les pouvoirs publics (municipalité de Marseille, Conseil général, Conseil régional, Ministère du Développement durable). En 2004, Lone Star, un fonds spéculatif étasunien, filiale du groupe bancaire Lehman Brothers, et une societé immobilière, ANF-Eurazéo, achètent plus de la moitié des immeubles de l’avenue, soit plus de 2700 logements et plus de 100 000 m2 de superficie de commerces de proximité pour les transformer en boutiques de luxe. Lone Star a vidé les immeubles de leurs habitants pour les rénover et les vendre à la découpe ; ANF-Eurazéo a rénové pour louer. À chaque renouvellement de bail, le montant des loyers doublait ou triplait. Or, depuis 2008, la rénovation de la rue de la République reste en panne. Lone Star n’est pas parvenu à vendre les appartements, et Lehman Brothers a fait faillite aux États-Unis, victime de la crise financière qu’elle avait contribué à provoquer. ANF-Eurazéo n’a pas réussi non plus à louer les logements. Et les locaux commerciaux sont fermés faute de clientèle. Dans cette opération, le PPP a échoué : l’argent public dilapidé n’a pas pu garantir les bénéfices privés.
Il y eut bien socialisation des pertes, comme il est de coutume dans
l’« économie mixte », mais la privatisation des profits se fait toujours attendre !

À l’échelle des aires urbaines considérées dans leur totalité, les opérations urbanistiques les plus spectaculaires et les plus coûteuses menées en France ont en commun une même caractéristique. Elles s’inscrivent dans un processus qui structure l’organisation et le fonctionnement de l’espace urbanisé : la polarisation socio-spatiale. Comme le notent les sociologues critiques et les géographes radicaux, ce processus est inhérent à l’urbanisation du capital. En effet, il ne fait que traduire et matérialiser dans l’espace, aussi bien au niveau local qu’à l’échelle nationale ou mondiale, la logique sociale propre au capitalisme : le développement inégal et combiné. D’un côté, richesse, dynamisme, expansion, investissements publics et privés ; de l’autre pauvreté, abandon, stagnation, décadence, marginalisation. La hiérarchisation des espaces selon la fonction et le statut de ceux qui les occupent est plus stricte que jamais, depuis les lieux exclusifs réservés aux puissants, jusqu’aux zones de relégation où les dépossédés sont confinés. Ces discriminations socio-spatiales et les politiques urbaines qui les produisent ou reproduisent sont indépendantes de la couleur politique — ou plutôt politicienne — des municipalités. Lyon est dirigée par une coalition de gauche, Marseille par une de droite. Les deux appliquent le principe cardinal qui régit désormais l’ensemble de la vie dans les sociétés capitalistes : la soi-disant « concurrence libre et non faussée ». Entre pays, entre entreprises, entre groupes sociaux, entre individus… Et entre villes. Comme ne cessent de le proclamer leurs maires, celles-ci doivent se montrer « compétitives ».

C’est pourquoi une alliance objective — et souvent subjective — s’est constituée entre, d’une part, les pouvoirs publics et les puissances privées, c’est-à-dire entre los gestionnaires municipaux, élus ou non, los directeurs des institutions étatiques, les technocrates de la planification urbaine, chercheurs aux ordres sans qu’il soit même besoin de leur en donner et autres spécialistes — entre lesquels figurent les urbanistes et les architectes — chargés de promouvoir le développement urbain, et, d’autre part, les acteurs du secteur privé (chefs d’entreprise, managers de groupes transnationaux ou d’oligopoles de la grande distribution commerciale, patrons de bureaux d’études et de cabinets de conseils, banquiers, promoteurs, constructeurs, agents immobiliers et spéculateurs en tout genre …) qui tirent profit de ce développement. D’un point de vue marxiste, on peut parler de collaboration de classes au niveau local entre une fraction supérieure de la petite bourgeoisie intellectuelle préposée par la division sociale du travail aux tâches de conception, d’organisation, de contrôle ou de d’inculcation idéologue, et les éléments, résidents ou non, de la bourgeoisie nationale ou, de plus en plus, transnationale, à qui la même division sociale du travail réserve les tâches de direction au plus haut niveau, celles qui incombent à la classe dominante.

Dans ce contexte, le rôle des habitants des classes populaires ne peut être réduit à la portion congrue, en dépit du déluge de discours officiels qui, depuis des décennies, prétendent le contraire. Sur le site internet du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, la présentation de l’« urbanisme de projet » était précédée d’un slogan en grosses lettres : « Gouvernance écologique : tous acteurs ». Ce slogan parfaitement démagogique n’a d’autre fin que de faire oublier que — tant que l’on ne démontre pas le contraire — il y a des gens, une minorité, qui sont plus acteurs que d’autres. Si la décentralisation des responsabilités au profit des collectivités territoriales a renforcé la collaboration entre les acteurs publics et los acteurs privés en matière d’aménagement urbain, on ne peut affirmer qu’elle a favorisé en même temps l’intervention des habitants dans ce domaine. Le clivage entre gouvernants et gouvernés demeure. Par rapport au modèle antérieur le centralisme, le technocratisme, l’autoritarisme n’ont fait que changer d’échelon. En d’autres termes, le rapprochement spatial n’a pas fait disparaître la distance sociale entre une « élite » de décideurs — certains esprits critiques parlent de « caste » — et le peuple.

Les mécanismes de « démocratie participative » qui théoriquement permettent — il serait plus exact de dire « autorisent » — l’intervention active des habitants dans l’organisation et l’usage de l’espace, sont mis en place par les pouvoirs publics pour neutraliser les revendications populaires qui pourraient contrevenir aux intérêts des classes dominantes, en même temps qu’ils donnent l’impression — entendez l’illusion— de favoriser la fameuse « participation des citoyens à la prise de décision ». Surtout quand celles-ci ont un caractère décisif, si l’on peut dire : le sort des projets importants ne peut dépendre de l’avis de gens de peu d’importance ! Tel que les autorités locales le conçoivent, le droit des citadins d’intervenir dans l’aménagement urbain se limite à la défense du droit d’avoir des terrains de jeux pour enfants et de jolis trottoirs pour les parents.

En guise de conclusion provisoire, j’évoquerai un projet architectural emblématique de ce que la planification urbaine est devenue aujourd’hui
en France. Un projet en cours de réalisation au centre même de Paris :
la rénovation-reconversion des trois bâtiments de l’ancien grand magasin populaire La Samaritaine, situé entre le Pont Neuf et la rue de Rivoli,
acheté par l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, PDG du
groupe de l’industrie du luxe LVMH (fortune personnelle évaluée à près
de 30 milliards d’euros). La « Sama » est sur le point de se transformer
en un prestigieux complexe commercial, hôtelier (de luxe), de bureaux
et de logements.

Cette métamorphose est supposée « créer une nouvelle relation entre la Samaritaine et les Parisiens »… grâce au concours inspiré de deux architectes japonais dont l’agence a décroché le Prix Pritzker en 2010. Du côté de la rue de Rivoli, une façade immense en verre ondulée constituera, selon ces concepteurs, « un signal fort ». « Œuvre lumineuse, fluide et immatérielle », elle « réactivera et actualisera la mémoire d’un patrimonoine remarquable hérité de l’histoire de Paris, inscrivant le destin de l’édifice dans la contemporanéité ». Fin de citation.

Quittons maintenant la cime éthérée des considérations esthétiques pour des considérations socio-politiques plus prosaïques. Évidemment, à l’instar de tous les projets urbains d’une certaine ampleur, celui-ci a été décidé sans participation aucune des habitants de la capitale. Il est le fruit d’une concertation étroite, d’une part, entre le multimillionnaire et son staff de conseillers artistiques, le maire — de droite — du premier arrondissement de Paris et le maire « socialiste » de la capitale, secondé par deux adjoints, l’une à l’urbanisme, et l’autre à la culture, qui est aussi — heureuse coïncidence — le directeur en « stratégie mode » de Bernard Arnault.

Si le peuple parisien n’a joué aucun rôle, ni fut même consulté dans cette affaire, on ne lésine pas sur les moyens de « communication » pour l’informer sur l’utilité et la magnificence de ce projet. Pour le célébrer, on a inauguré il y a peu, dans une rue proche, une « Maison du projet » ouverte au public, avec tous les artéfacts audiovisuels et informatiques (maquettes, photos, videos, etc.). Et, depuis des mois, des panneaux géants recouvrent la façade de l’édifice principal, dans la rue de Rivoli, pour conter en images et en paroles euphorisantes le passé et le futur de La Samaritaine. Avec une devise, en grosses lettres, tirée d’une pseudo enquête publique de 2010, qui résume bien la philosophie de la planification urbaine française : « L’intérêt général a besoin de l’initiative privée ». On aura compris que ce sont les intérêts privés qui ont besoin de l’initiative publique, c’est-à-dire étatique.