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Tomás Ibañez
Espagne été 2011. Les indignés
“Los indignados” : 15 Mai – 15 Août… (pour l’instant !)
Article mis en ligne le 3 septembre 2011

Trois mois se sont écoulés depuis ce dimanche 15 Mai où les rues de Madrid, de Barcelone et d’autres cités d’Espagne se remplirent de manifestants qui clamaient leur indignation et leur ras le bol face la situation que les institutions politiques et économiques leur faisaient subir depuis déjà bien longtemps. La surprise fut grande ce jour-là car personne ne s’attendait à ce que tant de monde puisse répondre à un appel venu, pour ainsi dire, de nulle part. En effet, ce n’étaient ni les partis politiques, ni les grandes organisations syndicales qui avaient lancé l’appel (d’ailleurs l’appel lancé par les syndicats à Barcelone le jour d’avant avait réuni bien moins de monde) mais quelques collectifs dont l’existence ne se faisait sentir que dans les réseaux sociaux d’internet. Cette surprise annonçait que quelque chose de nouveau et de différent était peut-être en train de naître, chose qui ne laissa plus aucun doute quand après la manifestation des milliers de personnes se rassemblèrent dans la madrilène Plaza del Sol et mirent en œuvre une extraordinaire expérience d’auto organisation, relayée le lendemain même par les barcelonais dans la Plaza Catalunya, comme prélude á un raz de marée qui envahira toutes les grandes places d’Espagne.

Les occupations des places allaient se prolonger des semaines durant, repartant de plus belle dès que la police mobilisait ses matraques pour déloger ceux qui y campaient en permanence. Des dizaines de commissions de travail fonctionnaient tous les jours sur les sujets les plus divers, des assemblées massives se déroulèrent par dizaines un peu partout, l’organisation pratique, bouffe, hygiène, soins etc., fut assumée collectivement avec l’aide de la population qui apportait notamment des aliments mais aussi des ustensiles et des couvertures, la créativité populaire explosa et les gens prirent la parole sans laisser que nul ne la dirige. Bref, on voyait se forger au jour le jour une nouvelle génération militante qui renouvelait les formes et les modalités des engagements. Quel que soit l’avenir qui attend ce mouvement, l’expérience vécue par des milliers de jeunes et les transformations qu’ils auront éprouvées constitue un acquis d’une extraordinaire valeur.

L’occupation permanente des places publiques prit fin progressivement, et en suivant des tempos différents selon les villes, á partir de la mi-juin pour donner lieu á de nouvelles formes d’activités, mais avant d’en entreprendre le récit et de parvenir jusqu’au moment présent, c’est-à-dire au 15 août, je voudrais revenir sur certains aspects du Mouvement du 15 Mai, en reprenant quelques passages des entretient que mon bon ami, Nestor Romero, m’avait fait pour Rue 89.

Le succès du Dimanche 15 Mai et des occupations qui s’ensuivirent ne surgissait pas du néant, il prenait appui, bien sûr, sur des pratiques et des événements antérieurs. Comme je le disais dans un de ces entretient, il y avait eu « … ces dernières années toute une série d’initiatives de luttes venant d’en dehors des organisations politiques classiques, qui prirent la forme d’occupations, de manifestations, d’assemblées, sur des thèmes du logement, des banques, de l’université, de la précarité etc. Mais pour ne s’en tenir qu’aux signes les plus récents, il y eut par exemple, en dehors de toute organisation politique traditionnelle, et pendant plusieurs jours avant la grève générale du 29 septembre 2010, des assemblées massives de jeunes dans un énorme édifice occupé en pleine Place Catalunya. Son évacuation par la police le jour même de la grève se solda par des affrontements violents, et quelques mois après il y eut une nouvelle tentative d’occupation pour maintenir à nouveau des assemblées massives. Au début du mois d’avril une manifestation convoquée à Madrid sous l’appellation de « Jeunesse sans futur » réunit plusieurs milliers de personnes qui scandaient : « Sans maison, sans boulot, sans retraite, sans peur » et qui faisait écho aux grandes manifestations convoquée le mois d’avant au Portugal par « La génération désespérée » sous le titre « La révolution précaire ».

Puis, en parlant des conditions qui avaient rendu possible un tel succès d’affluence, j’ajoutais que les motifs du mécontentement étaient nombreux et intenses : « …45% de chômage chez les jeunes, insistance sur la longue durée prévue de la crise, absence de perspectives positives quant au futur, mesures de restrictions économiques et sociales, appels au sacrifice et à l’austérité, et face à cela le spectacle de l’impunité de la corruption des politiciens, le scandale des hauts revenus dans les conseils d’administration et des bénéfices des Banques, l’attitude conciliatrice des syndicats, le discours vide des partis politiques et leurs magouilles, ….Il y a là un ensemble de circonstances qui expliquent suffisamment le mécontentement, l’indignation et l’écœurement d’une partie de la jeunesse, mais il y a aussi d’autres éléments qui ont rendu possible l’insurrection actuelle.

D’une part, la crise de la représentation, c’est-à-dire le sentiment de n’être représenté par personne dans une démocratie dite représentative, d’autre part l’abandon de la peur car comme il est bien connu c’est la peur qui dans des situations de récession bloque la combativité, peur de perdre le travail, d’encourir des représailles etc. en troisième lieu, le sentiment d’un manque d’éthique généralisé, dans les relations internationales, dans les partis politiques, dans les milieux financiers etc., en quatrième lieu le sentiment qu’alors que des manifestations de résistances se produisaient un peu partout, Grèce, Angleterre, Portugal etc., la jeunesse espagnole était anesthésiée, puis, très présent dans la force de l’imaginaire récent la capacité de vaincre manifestée par la détermination des occupants de la place Tahrir. En même temps, il est probable que pour ce qui est des formes concrètes prises par le mouvement, auto organisationnelles, autogestionnaires, assembleaires, sans leaders, avec des rotations permanentes, une certaine influence provienne des traditions libertaires ancrées dans l’imaginaire espagnol, et des réminiscences d’un mai 68 que l’on retrouve dans l’ingéniosité des phrases écrites sur les affiches. Ce qui a fourni au mouvement l’énergie nécessaire pour pouvoir s’affirmer c’est l’expérience, constituée ces derniers temps, d’avoir la capacité de rassembler des milliers de personnes en dehors des organisations traditionnelles, et l’expérience de la force qui surgit de la mise en commun de volontés toutes différentes entre elles mais tendues par le sentiment qu’« ensemble nous pouvons ».

Quant aux caractéristiques du mouvement, le refus de tout embrigadement sous la bannière d’un parti politique quel qu’il soit était l’un des aspects les plus frappants : « Même si des membres des organisations politiques traditionnelles participent au mouvement, ces organisations ni sont pas impliquées. Les assemblées n’acceptent pas que l’on puisse parler au nom d’une organisation et ils s’en tiennent fermement au principe que chaque participant n’intervient qu’en son nom et ne représente que lui-même. Le slogan « personne ne nous représente » abonde sur les affiches et le mouvement a même refusé de se placer sous la dénomination des organisateurs des manifestations du 15 Mai « Démocratie réelle, tout de suite ». Les drapeaux, sigles, signes distinctifs, des organisations politiques ou syndicales sont bannis de l’espace occupé, et l’attitude est d’un respect extrême envers les intervenants quitte à ce que l’assemblée manifeste sans bruit l’accord ou le désaccord avec leurs paroles. L’organisation même du mouvement rend difficile qu’il puisse être chapeauté par une organisation politique, parlementaire ou pas, car les propositions sont discuté dans les assemblées ouvertes de chaque commission, puis portées chaque jour devant l’assemblée générale, et les membres de la commission générale de coordination sont soumis à rotation. »

Et j’ajoutais, pour répondre à une autre question : « ….il s’agit d’un mouvement qui se coule difficilement dans le moule des organisations et des idéologies classiques mais qui tout en rejetant les étiquettes politiques identitaires réinvente dans la pratique bon nombre de principes organisationnels et politiques libertaires, ou en tout cas antihiérarchiques, horizontaux et soupçonneux envers les rapports de pouvoir  ».

A partir de la mi-juin : « … les « indignados » ont commencé à lever les campements des grandes places publiques en suivant des rythmes différents selon les villes mais, comme ils le disaient eux-mêmes : « nous ne partons pas, nous nous étendons », et c’est bien ce qu’ils ont fait en installant les assemblées populaires et le travail des commissions dans les quartiers et dans les villages : « maintenant nous sommes partout ». Moins visible, ayant moins d’impact médiatique, l’activité du Mouvement du 15 M se poursuit donc tout en gardant les traits qui ont fait son originalité : libération et réappropriation populaire de la parole, démocratie directe, absence de représentation officielle fixe et permanente etc. etc. Cette moindre visibilité publique n’implique pas du tout une moindre capacité de mobilisation comme l’ont montré les grandes manifestations du 19 Juin convoquées dans plus de 50 villes et qui rassemblèrent plus de 50 000 personnes à Madrid et plus de 100 000 à Barcelone. Le succès rencontré par ces appels à manifester fut d’autant plus significatif que les Autorités s’étaient évertuées tout au long des jours précédents à criminaliser et à dénigrer le Mouvement en prenant appui sur les heurts (d’origine confuse) qui s’étaient produits le 15 Juin devant le Parlement catalan .

D’autres activités, telles que les mobilisations contre les expulsions et les délogements forcés, et d’autres initiatives, telles que celle qui a consisté à tenir les 29 et 30 Juin à Madrid des assemblées populaires en parallèle avec le débat parlementaire sur « l’État de la Nation », ne cessent de se multiplier et de manifester la vitalité du mouvement.
En ce moment même [mi- Juillet] plusieurs marches populaires parties fin Juin de divers points d’Espagne se dirigent vers Madrid où elles seront accueillies massivement le 23 Juillet jour prévu de leur arrivée. »
En effet, le samedi 23 Juillet, six colonnes, parties de divers points d’Espagne, plus une trentaine d’autocars, firent leur entrée dans Madrid et, de nouveau, une grande assemblée eut lieu dans la Plaza del Sol, après quoi des centaines de personnes dressèrent leurs tentes dans l’avenue du Prado. Le lendemain une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes (35000 selon les observateurs, ce qui compte tenu des dates était assez surprenant) parcourut les rues de Madrid et s’acheva de nouveau dans la Plaza del Sol. En quittant la Place vers la mi-juin les indignados avaient dit, « nous partons, mais nous avons bien appris le chemin du retour », et effectivement, ils réoccupaient maintenant une Place qu’ils avaient convertie en symbole. Le 26 Juillet une première colonne prenait le départ vers Bruxelles afin d’y confluer avec d’autres marches dans le cadre de la préparation de la journée de grèves et de revendications convoquée pour le 15 Octobre. Les jours suivants se déroulèrent en réunions de préparation de futures activités et de débats sur la situation, mais les autorités étaient bien décidées á ne pas laisser que la Place redevienne le lieu d’une assemblée permanente ni que les tentes demeurent dans les rues de Madrid, surtout avec la venue du Pape á l’horizon.

Le mardi 2 Août les flics font évacuer violemment la Plaza del Sol et délogent ceux qui campent dans l’avenue du Prado, puis ils verrouillent tous les accès á la Place. La réaction est immédiate, pendant quatre jours les manifestations vont parcourir le centre de Madrid et, faute de pouvoir pénétrer dans la Place elles vont occuper toutes les zones adjacentes. Ce n’est que le cinq août, alors que des manifestations de solidarité se déroulent á Barcelone, que la police lève le blocus de la Place et que les indignados y pénètrent en masse avec un sentiment de victoire. Entre le 15 Mai et le 15 Août le mouvement ne semble pas s’émousser, et je maintiens aujourd’hui, alors que le mois d’août est déjà bien entamé, les mêmes conclusions que j’avançais à la mi-juillet :
« Il me semble qu’à court terme, disons au cours des prochains mois, le M15 va maintenir sa vitalité et les pratiques qui le caractérisent. Trop de gens ont déjà étés transformés par ce qu’ils ont vécu jusqu’à présent pour qu’un épuisement rapide du mouvement soit envisageable. Cet épuisement n’est pas impossible à moyen terme et, d’autre part il n’est pas impossible qu’une partie du mouvement « rentre au bercail » et reproduise les schémas politiques classiques en reprenant à son compte les pratiques politiques des formations parlementaires. Si cela introduit de l’air frais dans la vie politique ce ne sera pas négligeable, bien sûr, mais le résultat aura été bien pauvre au regard des espoirs légitiment suscités. Ma conviction est que même si cela se produit, une partie du mouvement va continuer sur sa lancée initiale et que les jalons ont été posés pour que rien ne soit plus comme avant.

Quelque chose de vraiment nouveau surgira-t-il de ce mouvement ? Ce n’est pas facile, bien sûr, mais tout ce que je peux dire c’est qu’au vu de la situation générale de la planète c’est bien sur cela que nous devons miser de toutes nos forces ».

Barcelone,

Tomás Ibañez