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Jean-Pierre Garnier
Vous avez dit « oligarchie » ?
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 19 avril 2011

Comme CQFD depuis Marseille, La Brique depuis Lille, Le Postillon depuis Grenoble ou Article 11 depuis la capitale, Fakir, depuis Amiens, fait partie de ces journaux roboratifs partis en guerre contre la contamination des esprits par la pensée unique diffusée à jets continus par la presse de marché. Mais, plutôt que de le faire avec l’esprit de sérieux voire sur le mode rageur ou grincheux qui prédomine souvent, tant la cause de l’émancipation collective paraît désespérée dans la conjoncture socio-historique actuelle, de ce côté-ci de la Méditerranée, notamment en France, leurs animateurs et leurs collaborateurs ont décidé d’adopter un ton joyeux et même souvent facétieux pour mener ce combat, illustrant à leur manière le précepte gramscien selon lequel le pessimisme de l’intelligence doit faire bon ménage avec l’optimisme de la volonté.

Un combat à première vue perdu d’avance, il est vrai : les adversaires sont nombreux, divers, bien organisés et à l’offensive depuis maintenant quatre décennies. On avait coutume, quand le mouvement ouvrier était encore vigoureux, de les regrouper et les désigner sous diverses appellations : bourgeoisie, possédants, exploiteurs, classe dominante, classe dirigeante… Or voilà que François Ruffin et sa fine équipe picarde, délaissant ces dénominations héritées de la tradition théorique anticapitaliste, marxiste ou anarchiste, ont choisi de les vilipender sous le nom d’« oligarchie ». Y gagne-t-on au change ?

Outre un travail d’investigation inlassable pour débusquer les aspects les moins reluisants d’un système social inique, souvent effectué aux côtés de certaines de ses victimes en lutte contre l’exploitation et l’oppression, François Ruffin, à l’instar de nombreux journalistes politiques, puise aussi une partie de son inspiration dans des essais à succès récemment parus. Le plus souvent, pour en ridiculiser les auteurs, dont la médiocrité fait en général bon ménage avec la servilité à l’égard des pouvoirs en place : leurs écrits, qui encombrent les rayons des librairies, relèvent en majorité de cette « pensée tiède » hexagonale en faveur de l’ordre établi, dont l’historien marxiste anglais Perry Anderson avait souligné la fadeur, recyclée à longueur de pages sans que l’on puisse percevoir une idée neuve au milieu de ce fatras. Car il en va de la production intellectuelle comme de la production industrielle : on n’en recycle que les déchets. Il arrive cependant qu’en rupture avec cette logorrhée consensuelle, de rares ouvrages parviennent à une certaine célébrité en arborant l’étendard de la rébellion.

C’est le cas de deux d’entre eux parus récemment, dont F. Ruffin et ses complices semblent avoir fait leurs bibles, l’un rédigé par deux
sociologues [1], l’autre par un journaliste du Monde [2]. Par delà leurs différences de statuts et de rôles — Monique et Michel Pinçon-Charlot sont des chercheurs progressistes reconnus qui comptent à juste titre parmi les meilleurs représentants de leur discipline, Robert Kempf sert de faire valoir « contestataire » au quotidien vespéral des marchés sur le créneau écologique —, les auteurs ont néanmoins un point en commun qui restreint fortement la portée critique de leur propos : ils ne vont pas jusqu’au bout de leurs analyses pour en tirer la conclusion qui devrait logiquement en découler. Refus concerté ou incapacité foncière ? Peu importe. À leur décharge, il faut signaler que nul d’entre eux se prétend révolutionnaire. Ils se veulent seulement de vrais démocrates. Comme François Ruffin. D’où leur appétence pour le qualificatif « oligarchie ». D’où aussi l’ambiguïté idéologique et la limite politique des critiques qu’ils adressent au régime que les individus rassemblés sous ce qualificatif auraient « dévoyé ».

La position ou plutôt la posture adoptée par Hervé Kempf est assez caricaturale, ce qui autorise à ne pas trop s’y attarder et à expédier
celui-ci sans autre forme de procès sur la charrette de ces « trublions normalisés », « frondeurs bien tempérés » et autres « émeutiers
postiches » secrétés en série par la société pour se prémunir contre la menace d’une critique radicale, que l’écrivain Philippe Murray se plaisait à clouer au pilori [3]. Contrairement à ce que l’on pourrait logiquement attendre de quelqu’un qui intitule un ouvrage L’oligarchie, ça suffit, H. Kempf se garde bien de commencer par balayer devant la porte du quotidien qui l’emploie. Loin de passer lui-même à l’acte, il est de ces matamores de la plume — et maintenant du clavier — qui disent :
« Armons nous, et partez ! ».

Pourtant, dans le même numéro de Fakir où la « lecture obligatoire » du brûlot éteint de Kempf est recommandée, il est rappelé qu’au Conseil de surveillance du Monde siègent des spécimen particulièrement gratinés du « gratin du capitalisme français ». Entre autres, l’homme d’affaires Pierre Bergé, le banquier Matthieu Pigasse, Xavier Niel, fondateur de l’opérateur Free, mais aussi Arnaud Lagardère, François Pinaud, etc.
Bref, une belle brochette d’« oligarques ». « Mais quel éditorialiste, demande un journaliste de Fakir, suggérerait de mettre sous séquestre l’entreprise ? [4] » Une question qu’il pourra poser au foudre de guerre habillé de vert émargeant au QVM si d’aventure celui-ci venait à Amiens crier haro sur « l’oligarchie ».

Avec le tandem Pinçon-Charlot, « l’oligarchie » atteint une autre
dimension : celle du concept. Un choix sémantique toutefois discutable qui mérite, par conséquent, d’être discuté. Pour avoir écumé des années durant les « beaux quartiers », les réceptions mondaines, les rallies, les clubs sélects, les châteaux, les chasse à cour et autres « ghettos du
gotha », on ne peut soupçonner ces deux chercheurs d’ignorer à quelles catégories sociales ils avaient affaire, d’autant que, rompus à l’analyse marxiste puis bourdieusienne de la société, ils étaient bien placés pour savoir que les hauts lieux qu’ils fréquentaient lors de leurs investigations n’étaient autres que ceux où la « haute bourgeoisie » confirmait et confortait son statut de « classe dominante », pour reprendre deux expressions qui avaient leur préférence jusque-là. Pourquoi dès lors, délaisser ces appellations contemporaines de l’essor du mouvement ouvrier, pour une autre qui remonte beaucoup plus loin, présentée cependant comme plus adéquate pour définir les formes les plus récentes de la domination capitaliste ?

Disons-le tout de suite : les explications fournies sont à la fois légères, naïves et parfois entachées d’erreurs.

Commençons par ces dernières. Tout d’abord, contrairement à ce qu’avance Monique Pinçon-Charlot, « oligarchie » n’est pas un « vocable marxiste » [5]. Même en laissant de côté les usages très différents dont il a fait l’objet au cours de l’histoire depuis l’Antiquité grecque, il convient de signaler qu’il a souvent été utilisé dès le XIXe siècle dans un sens et à des fins polémiques par des théoriciens, des leaders, des journalistes et, d’une manière générale, par des militants prolétariens qui étaient loin d’être tous « marxistes ». En particulier, par tous ceux qui se réclamaient des idéaux libertaires et anarchistes. Qu’une gauche bien pensante, légaliste et « modérée » éprouve de l’allergie à l’encontre de ces courants « radicaux », c’est son droit. Mais ce n’est pas une raison pour raconter n’importe quoi.

Ensuite, mais dans le prolongement de ce qui vient d’être rappelé, le terme « oligarchie » n’a pas cessé par la suite d’être appliqué à la classe exploiteuse, à telle ou telle de ses fractions ou même à des couches
dont les privilèges étaient liées aux services rendus aux précédentes.
Il suffit de se rendre dans une bibliothèque ou de cliquer sur des sites internet « anarcho-autonomes », comme dirait Michèle Alliot-Marie,
pour « découvrir » non pas le « phénomène oligarchique », mais que le mot « oligarchie » est passé depuis belle lurette dans le langage courant des milieux « gauchistes ». Et pour désigner les mêmes groupes sociaux que ceux rangés aujourd’hui à grand tapage sous cette rubrique comme s’il s’agissait là d’une nouveauté. Autrement dit, si « le mot oligarchie revient à la mode », cela ne vaut qu’aux yeux d’une certaine frange de l’intelligentsia de gauche qui ferait bien de s’enquérir de ce que l’on pense, l’on dit ou l’on écrit plus à gauche du spectre politique, à ne pas confondre, bien sûr, avec l’éventail politicien.

Venons en aux naïvetés. Pour Monique Pinçon-Charlot comme pour le journaliste qui l’interroge, l’emploi du mot « oligarchie » serait justifié par le fait qu’« on n’est plus seulement dans la domination sociale », que cela serait « devenu un système, qui suppose une emprise politique presque totale ». Outre que l’on ne voit pas pourquoi le mot « oligarchie » serait plus adéquat que celui de « domination sociale » pour rendre compte de cette emprise — l’un renvoie à un groupe social, l’autre à un rapport de classes, ce qui est le cas lorsque l’on parle d’« emprise politique,
« presque totale » ou non —, celle-ci ne date pas d’hier. C’est-à-dire, comme l’imaginent à tort la sociologue et son interlocuteur, de l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Élysée ou même de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, mais du début des années 1980 lorsque la gauche gouvernementale s’est ralliée avec tambours et trompettes au marché, à l’entreprise et au profit.

Une gauche dont le personnel n’était pas recruté dans l’« oligarchie », c’est-à-dire la bourgeoisie, mais dans les franges supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle. Encore que le Premier ministre Laurent Fabius et le ministre de l’Économie Jacques Delors, pour ne citer que deux figures de proue du « tournant de la rigueur », sans parler des patrons amis, tel Roger Fauroux, Pierre Bergé et quelques autres, en fissent indéniablement partie. C’est à partir de ce moment-là, en tout cas, que l’emprise politique de la classe dominante deviendra « presque totale », précisément parce que l’hégémonie bourgeoise reposait désormais sur un nouveau bloc au pouvoir, comme aurait dit A. Gramsci, où la classe dirigeante avait trouvé dans l’élite néo-petite bourgeoise de nouveaux alliés pour parfaire sa domination.

Autant dire que si « oligarchie » il y a, en France, elle ne n’est pas constituée non plus, comme le suppute Monique Pinçon Charlot,
« dans les années 90 », après « la chute du Mur le Berlin » ou avec
« la prise de contrôle du Medef par le baron Ernest Antoine Seillière de Laborde », mais une dizaine d’années auparavant quand, une fois parvenue au pouvoir, ce que l’on appelait « la gauche » s’est
transmuée, du fait de la politique d’alignement sur l’ordre bourgeois effectivement menée sur tous les fronts (économie, diplomatie, répression…), en une deuxième droite, réduisant l’opposition au capitalisme à quelques petites organisations ou individualités stigmatisées comme « gauchistes », « extrémistes », « archaïques » et autres épithètes peu flatteuses [6].

On peut s’étonner, dans ces conditions, que des gens qui se situent à gauche, non en paroles, mais à partir de leur solidarité réelle avec les exploités et les opprimés, se refusent encore à regarder certains aspects de la réalité sociale en face. Il est vrai que ceux-ci ont à voir avec leur propre appartenance de classe. Une classe qui, dans une société capitaliste « normale », n’a pas pour vocation de bouleverser les rapports de production mais de contribuer à leur reproduction, en tant que classe intermédiaire entre dominants et dominés, préposée par la division sociale du travail aux tâches de médiation (conception, organisation, contrôle et inculcation). Car, seule une conjoncture socio-historique spécifique à l’Europe du sud — le blocage de toute perspective d’ascension politique — avait conduit une partie des membres de cette classe montante à se radicaliser à gauche au point, pour certains, de rêver d’une « rupture avec le capitalisme ». Mais alors que les dirigeants et les cadres du Parti « socialiste », en France, pour ne rien dire de leurs appuis dans la société civile c’est-à-dire bourgeoise, avaient d’autres visées en tête, ramenant la rupture promise à un slogan électoral, la majorité de leur base militante et de leurs électeurs avait pris pour argent comptant les discours tenus par les leaders de cette « gauche de gouvernement ». Ce qui ne prédispose pas à la lucidité, malgré les démentis successifs infligés par ceux-ci aux espérances de ceux-là tout au long des années qui suivirent.

C’est ainsi, comme l’avoue naïvement Monique Pinçon-Charlot, que le mot « oligarchie » « n’était pas encore dicible, ni audible, à la fin des années 1990 parce qu’on avait un gouvernement soit-disant “ de gauche ” ».
Le « soit-disant » et les guillemets, même ajoutés de manière rétrospective, indiquent bien que, pour la sociologue, il s’agissait là d’une appellation incontrôlée pour ne pas dire usurpée. Pourtant, l’autocensure restait de mise parmi ce qui subsistait de l’intelligentsia progressiste. Une autocensure qui allait de pair avec un auto-aveuglement.

En fait, pour peu que l’on s’intéresse au fonctionnement les sphères du pouvoir, on sait que la collusion des hauts fonctionnaires avec les grands patrons voire le passage du public au privé et réciproquement, sont des pratiques qui n’ont rien de nouvelles. Dès le début de la cinquième République, ces va-et-vient ont été monnaie courantes. La seule nouveauté, peut-être, est qu’ils sont devenus plus fréquents et moins discrets. Il en va de même pour « l’oligarchie médiatique ». Cela fait déjà longtemps, en effet, que l’on n’identifie plus ce qu’il est convenu d’appeler la « grande presse », quotidienne ou hebdomadaire, à un « quatrième pouvoir », sauf à Sciences Po dont sont issus nombre des valets de plume les plus en vue du parti de la presse et de l’argent. Sans qu’il soit besoin d’avoir lu Noam Chomski, on devrait savoir à la longue que ce quatrième pouvoir, renforcé par la multiplication des chaînes de radio et de télévision, ne fait que compléter les trois autres pour consolider la domination bourgeoise. En d’autres termes, le rôle clef des patrons de presse dans le formatage et l’enfumage de l’« opinion publique », qu’ils soient ou non également des patrons économiques, n’est assurément pas un scoop.

Disons le donc sans plus attendre : ceux qui, « à gauche de la gauche », mais pas trop éloignée d’elle, croient « redécouvrir l’oligarchie » ne font que découvrir la lune. Est-ce à dire qu’il faille pour autant rejeter cette notion ? Nullement. On prendra simplement garde de ne l’utiliser qu’à bon escient.

Si elle ne constitue pas un concept, au sens scientifique du terme, l’« oligarchie » demeure malgré tout une notion utile pour les raisons historiques évoquées plus haut. À la fois descriptive et polémique, elle a l’avantage, à défaut d’expliquer quoi que ce soit, de désigner clairement l’ennemi à combattre. Mais, dans cette « guerre des classes » à laquelle François Ruffin et ses camarades ont décidé de prendre part, autant ne pas faire les choses à moitié sous peine de se retrouver Gros Jean comme devant ainsi que cela est maintes fois arrivé une fois le camp adverse vaincu. Et cela ne vaut pas seulement pour les victoires électorales. Combien de révolutions triomphantes, socialistes ou non, n’ont-elles pas accouché de régimes aussi détestables que ceux qui avaient été défaits ! En clair : si l’« oligarchie » doit être combattue, ce n’est pas seulement au sommet, mais aussi et peut-être d’abord ou au moins en même temps à tous les échelons de la pyramide sociale.

À ne cibler que les « élites » repérées aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie, on oublie, en effet, que l’ensemble des institutions, tant publiques que privées, sont aussi organisées selon une structure oligarchique et fonctionnent également selon une logique oligarchique.
À toutes les échelles (mondiale, continentale, nationale, locale) et dans tous les domaines (économique, politique, syndical mais aussi culturel, éducatif, scientifique, artistique), on retrouve des oligarchies, soit des minorités dirigeantes imbues de leur « compétence » et de leur « autorité », qui imposent leurs décisions à la majorité. Si les « maîtres du monde globalisé » et la « noblesse d’État », pour reprendre des vocables bourdieusards, sont les groupes sociaux les plus puissants, ils le sont d’autant plus que les niveaux inférieurs sont régis par le même principe oligarchique.

Ainsi en va-t-il, par exemple, dans l’enseignement supérieur et la recherche où une poignée de mandarins universitaires ou de patrons de laboratoires font la pluie et le beau temps, méprisants à l’égard de leurs subalternes, jusqu’à ce qu’ils soient évincés au profit d’autres agissant de même. Et que dire des Présidents de régions, de conseils généraux ou des maires des grandes agglomérations érigées en
« communautés urbaines » ou en « métropoles » ! Régulièrement, la revue Expansion, qui n’est pas, comme son titre l’indique, orientée à gauche, consacre un dossier spécial à une ville française importante avec ce titre en forme d’interrogation : « Qui décide à… ? » On n’y apprend qu’à Paris, Lille, Lyon, Nantes, Grenoble, Bordeaux ou ailleurs, la vie des citadins est placée sous la coupe d’une oligarchie de « décideurs » comptant entre une trentaine et une cinquantaine de personnalités. À cet échelon aussi, la collusion entre pouvoirs publics et puissances privées est de règle. Elle est même officiellement promue et vantée sous la triple initiale « PPP » (« partenariat public-privé »).

N’est-il pas illusoire, dès lors, de miser sur tous ces hiérarques, caciques et autres potentats locaux, comme on surnomme souvent ces oligarques, fussent-il étiquetés « de gauche », pour livrer bataille contre l’oligarchie capitaliste mondialisée dont ces notables en tout genre ne sont, après tout, que les relais zélés et complaisants quand ils n’en font pas eux-mêmes partie ? On ne peut, certes, qu’approuver les joyeux drilles de Fakir lorsqu’ils reprennent à leur compte l’expression oxymorique de « démocrature » pour définir ce régime, non pas de « démocratie formelle » comme l’appelaient de manière un peu simpliste les marxistes traditionnels, mais de dictature informelle où le peuple est sommé de se plier aux diktats d’une « ploutacratie déguisée », celle des PDG, de leurs experts et de leurs managers, secondés par des intellocrates vassalisés.

Mais « l’oligarchie » dont cette « démocrature » parachèverait le programme d’assujettissement des classes populaires ne se trouve pas, répétons-le, que dans les cercles dirigeants de l’économie transnationale et aux sommets des États échappant aux regards du commun. À cet égard, l’image d’une « oligarchie » retranchée dans des lieux lointains, invisibles et inaccessibles est trompeuse. Entre elle et le peuple, s’intercalent de manière diffuse des mini- ou micro-oligarchies que l’on ne veut pas voir, sans doute parce qu’on leur fait quotidiennement allégeance sans même le savoir, alors qu’elles contribuent à maintenir les dominés dans la passivité. En effet, l’apathie, l’inertie, le découragement et la résignation de la « France d’en bas », pour ne parler que de ce pays, sont systématiquement entretenues par toute une série de féodalités intermédiaires dont il serait peut-être temps d’apprendre à se passer. Ce n’est malheureusement pas la voie où Fakir invite ses lecteurs à s’engager.

L’électoralisme chevillé à l’âme sinon au corps, les animateurs du journal ne trouvent rien de mieux que de proposer d’abord, en guise de « champ des possibles », de « voter, évidemment [sic], tous les cinq ans ». Autrement dit : « Je vote, donc tu suis ». Tu suis celui qui appelle à voter, puis celui qui a été élu ou son rival malheureux. Une délégation de pouvoir obligée à des politiciens professionnels — excusez le pléonasme — dont on a encore vu dans les années récentes où elle pouvait mener.

À une levée en masse des électeurs « de gauche » en faveur de Jacques Chirac pour « barrer la route » à Jean-Marie Le Pen. Suivie d’une autre en faveur de Ségolène Royal pour « barrer la route » à Nicolas Sarkozy. En attendant peut-être une troisième en faveur de DSK pour « barrer
la route » à Marine Le Pen. Lequel ferait, lui aussi, un magnifique
« Président des riches ». Certes, F. Ruffin et ses copains ont fait imprimer et diffusé un réjouissant 4 pages pour proclamer « DSK : pourquoi on n’en veut pas ». Ils devraient pourtant se montrer un peu plus cohérents car ils ne récolteront en fin de compte au deuxième tour, après voir joué les utilités auprès du Front de Gauche au premier, qu’une Martine Aubry ou un François Hollande, dans le « meilleur » des cas, ou une Ségolène Royal avec son « ordre juste », ou, pire encore, ce social-facho de Manuel Valls. Qui se préparent tous, comme ils le font depuis au moins trois décennies, à rouler un fois de plus le « Peuple » dans la farine.

Et les mêmes qui prônent cette stratégie à la gribouille de s’étonner et de déplorer que la population française ne cesse de dériver vers la droite ! À force de pédaler dans la semoule électoraliste et à réduire « l’oligarchie » à Sarko et sa clique, certains en viennent à oublier que les hiérarques du PS, pour lesquels ils vont une fois de plus appeler à voter, en font aussi partie. En fait de « barrer la route », ils offrent un boulevard à ladite oligarchie qui pourra ainsi poursuivre à son aise son irrésistible progression. Jusqu’à ce qu’on se décide à l’appeler à nouveau par son nom, « classe dirigeante », et à mettre des grains de sable dans les rouages étatiques et institutionnels qui lui permettent de diriger. La plaisanterie a assez duré. Aux cocus, battus et mécontents qui la font durer de se réveiller !