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David Porter
Algérie et Tunisie. L’insurrection prend des chemins différents
(traduction : Ronald Creagh)
Article mis en ligne le 30 janvier 2011

Les observateurs de l’insurrection massive en Tunisie, et du mouvement pour forcer un changement politique, ont relativement ignoré sur le moment la vaste insurrection algérienne, qui a eu lieu en même temps que celle du voisin tunisien. Les vagues d’émeutes et de manifestations dans les deux pays ont été stimulées par un événement récent, la rapide montée des prix dans la nourriture de base, mais surtout par une répugnance profondément enracinée et de longue date, contre le système autoritaire, la corruption officielle démesurée, et le chômage étouffant. L’insurrection rapide, sans dirigeants, à travers les deux pays, fut aussi apparemment catalysée par des images et des compte-rendus prolifiques et vivants sur YouTube, Facebook, les blogs et sur Twitter. La répression fut des plus violentes, avec des douzaines de morts et des milliers de militants emprisonnés dans les deux pays.

Si les changements rapides au niveau du régime national tunisien semblent actuellement impossibles en Algérie, l’insurrection algérienne des temps récents est, en fait, bien plus étendue à la base que celle de son voisin. Au-delà des restes de la guérilla islamiste d’Al-Qaeda et de quelques petits groupes qui subsistent dans le Maghreb, on compte en 2010 plus de 112.000 instances d’émeutes, de manifestations et d’actes divers de défi public, qui résultent de l’intervention policière dans ce pays de 35 millions d’habitants. [1](Ce qui, proportionnellement, équivaudrait aux Etats-Unis à presque un million d’événements similaires en un an. On peut en imaginer l’importance politique, car ce nombre est vraisemblablement supérieur à celui des confrontations quotidiennes qui eurent lieu aux moments les plus forts des années 1960, lors du militantisme sur les campus, dans les villes et contre la guerre du Vietnam).

Un scénario algérien fréquent au cours des semaines récentes et de l’année passée a consisté à bloquer des routes principales avec des pneus enflammés, à piller et parfois à incendier des bâtiments gouvernementaux, des banques, des bureaux des entreprises et des partis politiques, ainsi que des magasins au service de la minorité prospère, laquelle est liée au régime autoritaire et étroitement dirigiste dont elle bénéficie de la gouvernance.

Malgré les menaces réelles d’arrestation, d’emprisonnement et de torture, le politologue algérien Rachid Tiemçani a déclaré qu’une telle insurrection est le seul moyen à la disposition d’une jeunesse appauvrie et aliénée : "Les émeutes ne sont pas seulement des éruptions de colère ou des réactions spontanées, c’est un instrument particulier de négociation avec ceux qui détiennent le pouvoir." [2] Le journaliste algérien M. Saâdoune déclare que les gens dans les aires urbaines pauvres sont "en état d’émeute structurelle" [3] Le chômage de masse et les conditions extrêmes de subsistance sont particulièrement sévères pour un grand nombre de personnes, au sein d’une économie qui bénéficie d’un Etat aux revenus sans précédent du fait des énormes exportations de gaz et de pétrole (l’Algérie dispose actuellement de plus de 150 milliards de dollars en réserves de change). La grande inégalité dans la distribution des richesses résulte dans le fait que les principaux dirigeants du régime et leurs protégés s’achètent des villas de luxe, des voitures tape-à-l’oeil, des écoles privées et des propriétés secondaires à l’étranger.

Pour l’instant, à part la décision gouvernementale d’abaisser les prix des nourritures de base, les vagues d’insurrection actuelles et des mois passés ont introduit peu de changement politique apparent en Algérie, ce qui est particulièrement frustrant en comparaison avec les résultats tunisiens.

Plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer la différence des réponses nationales, en dépit du désespoir économique commun aux deux pays ainsi qu’à leur régime autoritaire similaire. Le plus significatif, peut-être, est la récente expérience traumatisante algérienne, d’une violence de grande envergure organisée par des militaires et des islamistes radicaux (y compris des massacres secrètement parrainés par les militaires pour discréditer ces islamistes et justifier un gouvernement militaire encore plus strict).

En effet, la lutte la plus intense des années 1990 avait fait suite à l’expérience d’une brève ouverture démocratique. Il en est résulté une terreur exercée sur les civils pris entre les forces opposées, causant environ 200.000 morts et des milliers de blessés, de torturés et de disparus. Le régime militaire, en dépit de son apparence civile, a maintenu l’état d’urgence depuis 1992 jusqu’à ce jour, interdisant de fait tout parti politique, organisation, manifestation, meeting et média qui n’aurait pas obtenu son autorisation. Il obéit ainsi à une double logique, qui n’échappe à personne : c’est à la fois une justification officielle pour prévenir tout retour à la violence des années 90, et un moyen de maintenir le pouvoir et les privilèges des gouvernants de l’Algérie contre toute tentative rivale. Au demeurant, la crainte substantielle de la société civile, en raison de sa vulnérabilité à la violence de l’islamisme radical (et des militaires) est bien fondée sur le traumatisme de cette décennie meurtrière.

Actuellement, le parti islamiste du FIS [4] (qui était sur le point de prendre le pouvoir en 1992, suscitant l’annulation des élections et la déclaration de loi martiale), demeure interdit, mais l’islamisme politique est encore vu comme doté de la possibilité latente de mobiliser une force politique importante, et il est donc la source d’une préoccupation authentique de la part de ceux qui sont dans l’opposition, partis politiques laïques, syndicats autonomes, groupes de femmes et militants des droits d’ l’homme. L’aliénation profonde et persistante des jeunes gens et d’autres, du fait de la dictature, de la pauvreté généralisée et de l’énorme disparité des richesses, permet à l’islamisme politique de maintenir sa capacité à obtenir un soutien significatif de la rue. (Au cours de la présente vague de manifestations, l’ancien meneur du FIS Ali Benhadj fut chassé par la police lorsque, apparemment, il chercha à enflammer davantage la foule et à récupérer le mouvement spontané dans la ville d’Alger. [5])

Trois autres facteurs doivent être particulièrement mis en avant : les rôles respectifs des militaires, le spectre de l’autonomie régionale et la nature du plus important syndicat de chacun des deux pays. En Tunisie, malgré l’importance des militaires dans le maintien de la dictature du Président Ben Ali, lui-même et son entourage étaient perçus comme les premières cibles de l’opposition au régime. En Algérie, tandis que le Président Bouteflika est méprisé par beaucoup et soutenu par une minorité, on perçoit généralement les militaires comme la force qui contrôle le régime, comme c’est le cas depuis l’indépendance en 1962, après des années de guerre sanglante contre les Français. Les militaires ont choisi en 1999 Bouteflika, parce qu’il était considéré comme le moindre mal parmi les figures civiles capables de représenter le régime, et il serait rapidement lâché si une nouvelle figure civile acceptable pouvait être trouvée.

A l’opposé de la Tunisie, l’Algérie a aussi un facteur de division politique, le régionalisme, qui empêche ou inhibe une opposition nationale plus efficace. Les partis politiques établis (le FFS et le RCD), situés parmi les porte parole berbères de la population (particulièrement dans la région de Kabylie à l’est d’Alger, dans la capitale et au sein des travailleurs situés à l’étranger), sont substantiellement moins soutenus dans les autres aires du pays. Même l’impressionnante insurrection massive de la base kabyle d’il y a une dizaine d’années, avec le mouvement aârch des assemblées, qui réclamait la décentralisation, ne réussit pas à s’étendre ailleurs, en dépit des fortes résonances de son orientation généralement anti-autoritaire et de ses objectifs anti-gouvernementaux. De plus, la montée d’un nouveau mouvement d’autonomie régionale en Kabylie, le MAK, pourtant rejeté par beaucoup de gens de la région, a ressuscité la suspicion de quelques Algériens dans le pays, qui le voient comme une menace contre l’unité nationale. Enfin, une troisième différence importante entre les contextes politiques algériens et tunisiens est la soumission au régime du grand syndicat national UGTA en Algérie et la relative indépendance de sa contrepartie l’UGTT en Tunisie. Le développement prochain de puissantes actions de grève générale en Algérie est inconcevable, au contraire de la Tunisie.

Actuellement, bien qu’en étant loin d’initier ou de joindre l’insurrection algérienne (comme leurs collègues l’ont fait en Tunisie), la plupart des journalistes et des porte parole de l’opposition politique n’ont exprimé qu’un soutien verbal à des objectifs immédiats (la réduction des prix alimentaires) et aux critiques profondes du régime exprimées par ceux et celles qui, à la base, affrontent directement le gouvernement.

Par exemple, Ali Bahmane, qui écrit dans le quotidien El Watan, avertit que si le gouvernement algérien ne réussit pas à se diriger vers une réforme radicale, il risque "d’assister à une réédition des émeutes, le cycle ne s’interrompant qu’avec l’installation d’une véritable démocratie, mais avec un lourd coût : les émeutes sont traumatisantes et toujours coûteuses en vies humaines et en destruction de biens." [6] Un commentateur de Radio Kalima, source indépendante, fait la remarque suivante : "alors que le pays vit une très grave crise politique, la seule réponse des dirigeants est répressive.". Comme Pinochet, Ceaucescou, Salazar et Marcos, "ce régime, aveugle et sourd aux cris de ses propres enfants, qui verrouille toutes possibilités d’expression, est voué à disparaître. Ce régime, constitué de prédateurs, qui pillent les richesses de l’Algérie et maltraite son peuple est voué à disparaître ! " Et les marginalisés, les "moins que rien" et les voyous que le régime méprise "vous jetteront définitivement dans les poubelles de l’histoire." [7]

Pour le parti RCD, basé en Kabylie, les émeutes sont "la conséquence directe d’un autisme politique qui a faussé depuis toujours la volonté citoyenne par la fraude électorale, préalable au détournement de la richesse nationale au profit de castes d’autant plus voraces qu’elles se savent illégitimes" et "il condamne avec la plus extrême vigueur les raffles de ces jeunes qui sont d’abord les victimes de la politique d’un système qui s’est imposé depuis un demi-siècle par des fraudes, la corruption, la censure at l’abus d’autorité ; autant de violences qui ont accablé le peuple algérien." [8] A son tour, le parti rival FFS déclarait que "Oui aujourd’hui, les Algériennes et les Algériens savent qu’il est difficile de mener une lutte pacifique en face d’un régime violent. Ils montrent encore qu’ils sont déterminés à faire aboutir ce combat, à faire tomber ce régime et à consentir tous les sacrifices. […] L’équation algérienne se limiterait-elle encore au couple binaire et simpliste Bouteflika ou les Talibans ?" [9]

Dans le présent contexte, des anciens officiers militaires algériens ont aussi dénoncé le régime actuel et réclamé un changement majeur. Le 6 janvier, le MAOL (Mouvement Algérien des Officiers Libres) a émis une déclaration avertissant que le chaos et un accroissement du régime militaire se développeraient si les voix des jeunes protestataires n’étaient pas entendues : "la vérité est que ces jeunes en effervescence représentent l’Algérien dans son état le plus vrai et expriment (avec les moyens en leur possession) leur frustration et leur soif de liberté, de dignité et d’indépendance avec tout ce que le mot peut contenir." Le MAOL appelait les divers rangs des militaires professionnels à soutenir un système démocratique respectueux des droits de l’homme. [10] Entretemps, l’ancien officier Habib Souaidia, auteur de La sale guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, 1992-2000 (La Découverte [Cahiers libres], 2001), ouvrage qui discute âprement de la répression, de la torture et de la manipulation des guérillas islamistes par les militaires dans les années 90, critique "la fausse opposition qui parle en notre nom, de ces journalistes et intellectuels véreux" qui sont incapables de contester vigoureusement les expresions politiques du régime. "Tout le monde a prévu une révolte, mais personne n’a su la transformer en révolution." "L’opposition algérienne a besoin de nouveaux visages pour renaitre de ses cendres. Il faut une nouvelle génération de politiciens, intrépides et courageux, fermes et souples, rigoureux et efficaces. Et, surtout, désintéressés et patriotes." [11]

Dans le même temps, diverses organisations d’opposition les plus actives, la Ligue des Droits de l’Homme (LADDH) et quatre syndicats autonomes (indépendants de l’UGTA), organisaient une rencontre urgente le 21 janvier, qui incluait les partis FFS et le RCD ainsi que d’autres organisations, pour analyser la catastrophe sociale en cours et coordonner les efforts pour soutenir et donner un contenu à l’insurrection de la jeunesse. La rencontre a créé une nouvelle Coordination Nationale de Coopération pour un Changement Démocratique et annoncé des plans pour une grande marche commune le 12 février afin de réclamer la fin de l’état d’émergence (Cependant, un jour plus tard, le FFS a retiré son soutien à la marche). Entretemps, le parti RCD a tenté d’organiser une marche de protestation pacifique dans les rues d’Alger, mais cette marche a été déclarée illégale et été violemment réprimée par la police. Néanmoins, si les organisations civiles et les partis commencent à prendre des actions communes, comme en Tunisie, au lieu de se contenter de paroles de soutien, un changement dynamique plus profond pourrait se mettre en mouvement dans les prochains jours et semaines à venir.

Les facteurs qui différencient les potentiels de changement en Tunisie et en Algérie sont significatifs. Pourtant, à ce jour, même l’expérience tunisienne démontre la grande difficulté qui existe pour opérer une transformation radicale dans de tels contextes C’est une chose, sans doute courageuse et importante, de forcer à l’exil un dictateur, sa proche famille et son proche entourage politique ; c’en est une autre d’arracher du pouvoir les forces retranchées de la domination privilégiée des militaires, de la bureaucratie et de l’élite de la classe politique. (Les tanks sont revenus dans les rues après que Ben Ali ait quitté le pays, et le régime post-Ali a cherché à préserver des alliances avec les plus puissants ministres de Ben Ali).

Dans le meilleur des cas, un nouveau régime "démocratique" peut fournir une marge de manoeuvre appréciable après des années d’oppression, mais on peut prédire qu’il résultera dans de nouvelles oppressions économiques et politiques si cette "démocratie" n’est pas décentralisée pour que les décisions authentiques et déterminantes soient prises au niveau de la base. Tant les Tunisiens que les Algériens font l’expérience que des forces très puissantes leur font obstacle. L’ancien premier ministre algérien Redha Malek déclarait récemment qu’une retraite du pouvoir par les militaires algériens encourait "le risque d’anarchie". [12] Mais une forme d’authentique confédération nationale décentralisatrice, telle que celle qui fut partiellement préfigurée par le mouvement original des assemblées de Kabylie, pourrait potentiellement servir les Algériens bien mieux que des réformes politiques qui ne bénéficient qu’aux élites civiles.

24 janvier 2011