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Jacques Langlois
Mondialisation et paradis fiscaux
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 9 décembre 2006

Les vertueux gouvernements essaient de nous faire accroire qu’ils font tout pour lutter contre le blanchiment et la circulation de l’argent sale. Ils oublient que ce sont leurs décisions politiques qui ont libéralisé et facilité la circulation internationale de tout l’argent de la planète, y compris, évidemment, celle du fric lié à tous les genres de trafic : drogue, prostitution, trafic d’armes, paiement de mercenaires et autres forces de sécurité privée, terrorisme, corruption, défenses d’éléphants, arbres exotiques, etc.

Or les paradis fiscaux ne servent pas qu’à blanchir ou recueillir l’argent sale. Ce n’est que l’arbre qui camoufle la forêt. Les paradis fiscaux sont utilisés avant tout pour les investissements, les placements des grandes firmes internationales aux activités mondialisées et pour permettre aux grandes fortunes privées d’échapper au fisc. Comme on va le voir ci-dessous, les places financières off shore (joliment dit, cela signifie hors rivage comme les plateformes pétrolières) sont en réalité la clef de voûte du capitalisme financier international.

Les utilités des paradis fiscaux sont très nombreuses. Citons les principales :

 éliminer les profits taxables. La technique est simple. Il suffit d’immatriculer des filiales de la firme dans un paradis fiscal où les impôts sur les bénéfices des sociétés n’existent pas ou presque pas. Après la logique est celle des prix de cession interne (dénommés prix de transfert, pourtant réglementés, mais sans succès). Il suffit que le siège fasse vendre par une de ses filiales sous-taxée fiscalement à une autre surtaxée (d’où l’intérêt accru des délocalisations) à un prix éliminant tout profit pour celle-ci et concentrant les profits dans la première. Signalons au passage qu’il n’y a pas toujours besoin de paradis fiscal. Il suffit que les impôts sur les sociétés (taxes professionnelles ou impôt sur les sociétés) soient bien plus faibles qu’ailleurs en introduisant une émulation incœrcible vers le moins-disant fiscal. L’Irlande et les pays du Nord (Lettonie, de façon générale les récents entrants dans l’Union européenne, UE) en sont le prototype. C’est ce mécanisme et cette logique, à la portée du premier salopard venu et, surtout, avec la complicité des Etats, qui favorise aussi la dispersion des activités de production dans les pays à faibles coûts ou à modestes législations sociales, fiscales, environnementales. Car il faut quand même absorber les profits sans être taxés en plus. C’est l’utilité des pays à faible fiscalité sur les entreprises et encore plus des paradis fiscaux. Sans cela, l’intérêt de la mondialisation des sites de production serait largement plus faible. On a donc là un premier aspect de l’immense convergence entre paradis fiscaux et mondialisation des entreprises, c’est-à-dire en l’occurrence de leur capacité à faire circuler leurs profits.

 Ce n’est pas tout. Les paradis fiscaux disposent d’un « avantage compétitif » par rapport aux pays à basse fiscalité officielle (et acceptée sans barguigner par les autres pays) comme l’Irlande. C’est le secret des affaires, c’est le secret bancaire à la mode suisse ou luxembourgeoise (le Luxembourg étant membre de l’UE et siège de la fameuse Clearstream...). Vous pouvez y investir des fonds dans des filiales ainsi off shore pour magouiller sur les prix de cession interne ou sur des investissements directs sans que la chose soit aisément repérable, car de paradis en paradis, l’origine des fonds devient intraçable. C’est pas le GAFI (Groupe d’action financière, d’analyse de la finance internationale) forgé par l’UE et internationalisé qui y peut grand-chose. Cela permet aussi d’accumuler des fonds pour prendre le contrôle d’une entreprise (OPA) sans qu’on puisse savoir quels sont les vrais investisseurs. Cela occulte la propriété réelle des détenteurs du capital financier. Et, du reste, une bonne part des « investissements directs à l’étranger » (IDE) transite par lesdits paradis (un bon tiers). Cependant, il faut distinguer entre les investissements productifs, ceux qui créent des filiales avec moyens de production délocalisés, et les investissements dits de portefeuille (simple détention de titres) qu’organisent les « hedge funds », fonds spéculatifs, à hauteur de 1 000 milliards de dollars placés en off shore.

 Les paradis fiscaux permettent aux fortunes privées de fuir leur pays d’imposition. 7 millions de millionnaires en dollars y placent leurs liquidités, avec un taux de progression de 8 % par an et 33 000 milliards de dollars placés ainsi en dehors de toute imposition nationale. Sans qu’on puisse savoir (toujours le fameux secret bancaire cher à la Suisse, au Luxembourg, à Monaco et à la City) où elles se sont réfugiées. Pour la petite histoire, le footballeur Thierry Henry place ses primes versées par son club, Arsenal, dans un paradis fiscal. Les plus honnêtes et patriotes, si l’on ose dire (Aznavour, Laetitia Casta), se contentent d’un pays à faible fiscalité sur le patrimoine et les revenus comme la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, Monaco, l’Irlande, L’Angleterre, etc. Les fonds ainsi placés échappent certes à l’impôt. Mais surtout ils contribuent à alimenter la masse devenue astronomique des capitaux flottants à la recherche de la plus grande rentabilité possible, ce qui déstabilise à la fois les flux financiers et les investissements de production.

 Les places off shore permettent de camoufler les circulations d’argent liées à la corruption, notamment celle des partis politiques. Ceci contribue à la mondialisation financière directement mais aussi indirectement car les politicards ne sont pas incités à militer contre leur disparition. Elles permettent aussi de recevoir en catimini les revenus des brevets et autres royalties. Ainsi Microsoft délocalise en Irlande les revenus de ses brevets. D’où la splendide réussite économique de ce pays devenu, après le Luxembourg, le plus riche d’Europe en termes de PIB par habitant.

 Les paradis fiscaux permettent de cacher les dettes d’une entreprise (Parmalat, Enron, Worldcom, etc.) et de truquer ses comptes sans qu’on puisse s’y retrouver. Ainsi Enron disposait de plus de 800 filiales dans des places off shore avant sa retentissante faillite.

Mais qu’est-ce qu’un paradis fiscal ? C’est un territoire indépendant ou apparemment indépendant (la Grande-Bretagne s’illustre par ses nombreuses dépendances de fait : Iles vierges, Jersey, Guernesey) où la taxation est faible voire nulle pour les non-résidents, où le secret bancaire est renforcé de même que le secret professionnel sur les transactions et autres circulations d’argent, où n’importe quelle entreprise peut s’enregistrer y compris sous forme de boîte à lettres, où les capitaux peuvent circuler ad libitum sans contrôle. Mais cela ne serait pas possible sans rattachement à un grand centre financier mondialisé (le meilleur est la City de Londres, cité phare d’un pays où la base productive, en baisse constante, ne représente plus que 13 % du PIB !). Il faut aussi des accords bilatéraux entre le paradis et un grand pays afin d’éviter les doubles taxations, accords qui confèrent une image de marque satisfaisante audit paradis. Et si l’on examine la réalisation de ces critères d’appartenance à la fiscalité paradisiaque, l’on est obligé de constater que le Royaume-Uni est la première place mondiale off shore. Ce dont elle vit et ce qui renforce les inégalités chez lui puisqu’il n’y a que des happy few à bénéficier des bienfaits de la finance mondialisée et secrète. Ce qui laisse peu augurer d’une évolution de l’Europe vers moins de libéralisme et de finance.

Et si les paradis fiscaux sont en fait si choyés par la finance internationale, c’est que nombre d’acteurs puissants y trouvent largement leur compte. On a déjà repéré les firmes multinationales qui jouent grâce à eux sur les prix de transfert internes, sur les investissements directs camouflés, sur la corruption des politiciens. Mais il y a aussi les banques d’affaires (City Bank, etc. et même Deutsche Bank) qui engrangent des commissions gargantuesques. Il y a les conseillers fiscaux et juridiques. Il y a les cabinets d’audit et de conseil -KPMG, Deloitte, etc.). Il y a les firmes de trading et les traders (Goldman and Sachs, par exemple). Rappelons qu’Arthur Andersen qui avait aidé Enron à tout magouiller a été attaqué judiciairement et a fait faillite.

Une petite lueur d’espoir existe. Les ONG se sont emparées du problème et font pression pour plus de transparence. Les Etats se rendent compte que l’évasion fiscale leur coûte énormément et qu’ils ne pourront pas perpétuellement compenser en taxant leur population. Cela n’ira sans doute pas bien loin tant les enjeux sont énormes et tant les politiciens sont soumis au lobbying pour financer leur réélection. Car le capital financier forme système avec les paradis fiscaux qui sont, via les prix de transfert et les investissements directs ou spéculatifs, un des moyens majeurs de son fonctionnement. La lutte contre l’argent sale n’y est qu’un prétexte car celui-ci ne peut être placé et circuler que grâce aux paradis fiscaux dont la finance internationale a besoin pour les raisons que nous avons exposées.


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