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Jean-Pierre Garnier
Quand le capitalisme se met au vert
Article mis en ligne le 31 mars 2011
dernière modification le 6 janvier 2011

L’Institut pour la Ville en mouvement de Peugeot-Citroën pense pour nous :
« Changement climatique, mobilités urbaines et cleantech » (14 janvier 2010)

Malgré les dénégations de ceux qui, par crainte ou par intérêt, se refusent encore à admettre cette vérité, le moment est venu où le mode de production capitaliste se révèle indéniablement comme un mode de destruction – de moins en moins « créatrice », n’en déplaise à feu Schumpeter. Avec pour horizon la disparition à terme des conditions permettant à l’humanité – pour ne parler que de cette espèce – de survivre. C’est aussi le moment où l’on n’a rien trouvé de mieux, pour le rassurer, que de lui promettre un avenir assuré pour peu qu’il soit placé sous le signe oxymorique du « développement durable ».

À la différence des chercheurs vassalisés, férus d’écologie pour la plupart, qui prêtent avec empressement leur concours à l’élaboration et la diffusion de cette fable, Henri Lefebvre n’avait cessé de répéter, dès le début des années 1970, que « la maîtrise de la nature, liée à aux techniques et à la croissance des forces productives, soumise aux seules exigences du profit (la plus-value) » ne pouvait qu’aboutir à « la destruction de la nature [1] ». Il ne faisait par là que prolonger l’intuition de Marx selon lequel la poursuite du développement capitaliste aurait pour effet de détruire à la fois la nature et la vie en société. Un siècle plus tard, les
« échéances graves » que Marx avait entrevues se sont avérées comme ce qu’elles devaient être : « catastrophiques », ce qui conduisait Lefebvre à « se demander si la destruction de la nature ne fait pas partie “intégrante” d’une autodestruction de la société, retournant contre elle-même, avec le maintien du mode de production capitaliste, ses forces et sa puissance [2] ».

Il va de soi, cependant, que, « mort du communisme » et « fin des idéologies » aidant, une telle interrogation a encore moins lieu d’être aujourd’hui qu’hier aux yeux des experts, des journalistes, des politiciens et autres serviteurs diplômés d’un ordre social qui les sert. Et cela d’autant moins qu’une réponse a été entre-temps concoctée pour que cette question iconoclaste ne soit plus jamais formulée. Une réponse qui non seulement mise sur la possibilité d’un maintien indéfini du mode de production capitaliste, mais en fait la solution au problème écologique qui lui est, à tort selon ses partisans, imputé. La preuve ? La plupart des entreprises et groupes industriels qui, d’une manière ou d’une autre, ont concouru pendant des décennies à la dévastation de l’environnement se sont recyclés dans la fabrication et la promotion de produits « propres » – « cleantech » dans le sabir anglicisé en vigueur parmi les industriels et certains chercheurs recyclés – censés garantir sa préservation et, par là, la durabilité du développement.

Revenir sur le caractère fallacieux des promesses de ce « capitalisme
vert » serait à la fois inutile – jour après jour, les faits se chargent de les démentir, en dépit de la propagande orchestrée pour en dissimuler l’inanité – et hors sujet. Ce qui importe, en la circonstance, c’est de les rapporter aux analyses, aux critiques et aux propositions de Lefebvre relatives à l’urbain, pour vérifier si celles-ci ont perdu toute pertinence, comme le laisse entendre – si l’on peut dire ! – le silence observé sur celles-ci par les spécialistes qui font actuellement autorité en France sur le sujet.

À cet égard, les thèses avancées par l’un d’entre eux, le sociologue François Ascher, à propos de l’évolution en cours du cadre et du mode de vie urbains sont emblématiques. S’il a rompu, comme tant d’autres chercheurs en sciences sociales de sa génération, avec le structuralo-marxisme d’inspiration althussérienne qu’il professait naguère, il ne s’est pas départi de la vision scientiste, économiciste et techniciste du monde social qui imprégnait ce marxisme – vision dont Lefebvre n’avait cessé de fustiger le caractère réducteur, notamment quand elle s’appliquait à l’analyse du phénomène urbain. Alors que des doutes commencent à poindre sur le bien-fondé d’un système socio-économique incapable de mettre un frein au réchauffement de l’atmosphère qu’il a provoqué, Ascher affirme sans hésiter que « la voie technologique de réduction des gaz à effet de serre, de plus en plus portée par la dynamique capitaliste elle-même, a toutes les chances d’être fortement compétitive par rapport à la voie sociétale [sic] » et « alternative » [3]. Autrement dit, pour éviter le désastre, point n’est besoin de réfléchir à d’autres manières de produire, de consommer et d’habiter. Les cleantechs permettront de faire l’économie d’un changement de société.

Pour l’ancien chantre d’un « urbanisme démocratique ouvrant la voie à la transformation socialiste de la ville », telle que, du moins, la concevait alors le parti communiste français dans les années 1970, les rapports de production capitalistes semblent avoir, depuis lors, cessé d’entraver le développement des « forces productives ». Ce qui suffit à exempter les premiers de toute critique. Aujourd’hui comme hier, en effet, les secondes continuent de faire, de la part de François Ascher, l’objet d’une véritable fétichisation. Ainsi les cleantechs n’auraient pas seulement pour vertu de rendre les produits et les équipements nouveaux « écologiquement performants ». Elles pourraient aussi « être à l’origine d’un marché considérable ». Bien plus, rendue obligatoire par les pouvoirs publics pour limiter le rejet de CO2, leur utilisation pourrait leur faire « jouer le rôle positif d’une crise économique douce [re-sic], en dévalorisant les capitaux industriels écologiquement non conformes et en renouvelant les base du profit ».

On ne s’étonnera pas que ce genre d’arguments ait pu séduire les hauts responsables de la firme automobile Peugeot, au point d’introniser Ascher à la tête du conseil scientifique d’un think tank dont l’intitulé résume le programme scientifique : « La ville en mouvement ». Car, évidemment, le « mouvement » dans la ville à venir sera avant tout celui de ses habitants-automobilistes qui, ayant dû troquer leurs véhicules gaspilleurs d’énergie et polluants pour des voitures « clean », n’auront plus de raisons de restreindre leurs déplacements motorisés. Ce n’est donc pas hasard si Ascher s’est empressé, pour faire oublier le « droit à la ville » tel que Lefebvre l’avait défini et proclamé, d’y substituer un « droit à la mobilité » réduisant le premier à un problème d’accessibilité.

À écouter François Ascher, la « stimulation du renouvellement du parc automobile » contribuera à réduire les rejets de gaz à effet de serre
« dans des proportions sans commune mesure » avec ce qu’on peut attendre de la priorité donnée aux transports collectifs dans les grandes villes ou l’interdiction de l’accès des automobiles dans leurs centres ».
D’où l’« hypothèse », assénée comme une probabilité presque certaine
par Ascher, « que la lutte contre l’effet de serre ne produira pas nécessairement des bouleversements dans les dynamiques et les formes urbaines ». D’autant que la « conception de maisons individuelles, de lotissements et de quartiers HQE [haute qualité environnementale] » dispensera d’avoir à rompre avec modalités actuelles de l’urbanisation.

L’étalement urbain ne sera donc pas freiné, mais subira seulement une
« certaine coagulation » autour de « microcentalités » renforcées. Pour le reste, l’évolution en cours se poursuivra : « densification de la première couronne » et « gentrification des villes-centres », également légitimées – comme elles le sont déjà ! – par la lutte contre l’effet de serre. C’est elle qui sert d’alibi, en effet, à la remise à l’honneur, dans la proche périphérie, d’un urbanisme vertical de tours de bureaux et d’hôtels ou d’appartements de luxe. Et c’est elle qui justifie, dans les parties centrales des grandes agglomérations, le droit réservé aux « bobos », sous prétexte qu’ils raffolent des « modes de circulation douce », cyclistes ou piétons, de résider dans les anciens quartiers populaires reconquis.

Certes, l’accès à la ville-centre ne sera pas totalement interdit aux automobilistes. Mais il sera coûteux : seuls ceux en possession d’une
« voiture clean » pourront se le permettre – comme en témoignera
une « vignette verte » collée sur leur pare-brise. Car « les innovations environnementales ont un coût », signale Ascher, à qui il faut reconnaître le mérite de la franchise sur ce point : les produits « clean », à la
fois « sensiblement plus chers » et « obligatoires », risquent d’« étendre le champ des inégalités » au domaine du développent durable urbain. Mais il faudra bien s’en accommoder puisque « le passage de l’écologie par le marché est plus facile dans les pays occidentaux, même s’il est lourd de conséquences sociales ». Lesquelles, néanmoins, pèsent de peu de poids au regard de « l’efficacité de ce capitalisme environnemental », que François Ascher et ses pareils ne songent à aucun moment à mettre en doute, prisonniers de la logique du quantifiable (pour ne pas dire du profit) qui constitue l’horizon ultime de leur réflexion.

À les lire ou les entendre, cette efficacité écologique postulée du capitalisme « pourrait provoquer des déceptions importantes chez tous ceux qui pensaient que la prise en compte des risques écologiques allait obliger nos sociétés à transformer en profondeur leur manière de produire, de consommer en général, et de construire en particulier ».
Une hypothèse éminemment encourageante, en revanche, pour la classe dirigeante, dont cette sociologie d’accompagnement ne fait qu’exprimer
« scientifiquement » les vues sur la ville, c’est-à-dire sa vision mais aussi ses intentions. François Ascher n’hésite d’ailleurs pas à enfoncer le clou, en guise de conclusion : « L’effet de serre pourrait ainsi, de façon surprenante et décevante pour une génération de militants et d’urbanistes, conforter à sa manière la métropolisation capitaliste. » Une surprise qui, en réalité, n’en est pas une et ne devrait donc guère décevoir, si l’on a en mémoire ce que Lefebvre avait maintes fois souligné à propos de la production capitaliste de l’espace et de l’urbanisation qui en résulte.

Érigée en « concept », la notion maintenant à la mode de
« métropolisation » ne fait, en effet, que recouvrir en la dotant de positivité l’extension sans fin de la ville, dont une partie se dilue et se disperse en périphéries de plus en plus lointaines tandis que se renforce, ajoutait Henri Lefebvre, « une centralité qui accentue ses formes en tant que centralité de décision, de richesse, d’information [4] » ; et de violence aussi : pour imposer « une unité répressive (étatique) à une séparation (ségrégation) généralisée des groupes, des fonctions, des lieux » dans cet « espace dit urbain » [5]. On le rebaptise aujourd’hui
« métropolitain » comme s’il s’agissait là d’une qualité nouvelle alors qu’il ne fait que reproduire à une échelle plus vaste les processus déjà à l’œuvre d’homogénéisation, de fragmentation et de hiérarchisation qui achèveront de lui faire perdre toute urbanité.

« Changement climatique, mobilités urbaines et cleantech ». Tel est l’intitulé d’un raout mis en scène le 14 janvier 2010 par l’Institut pour la Ville en mouvement, c’est-à-dire Peugeot-Citroën, « en partenariat avec Télécom ParisTech, le Cycle d’urbanisme de Sciences Po et la Fondation EDF Diversiterre ». Ce projet, précise-t-on, « a bénéficié du soutien de la délégation générale à la langue française et aux langues de France ». Précision des plus cocasses eu égard aux néologismes anglophones qui émaillent cette annonce. Outre les cleantechs en lieu et place des technologies soit-disant propres, on nous signale que les évaluations
« pour y voir plus clair » sont commandées aux États-Unis par les « policy makers », c’est-à-dire les décideurs politiques. Gageons, en tout cas, qu’on n’y verra pas plus clair après cette rencontre qu’à l’issue d’autres de la même farine. Censées « faire face au changement climatique », les
« innovations technologiques » célébrées par ceux qui les fabriquent participent de l’intense « green washing » – « blanchiment vert », dirait-on en français – auquel le capitalisme est soumis depuis quelque temps par ses défenseurs patentés dans l’espoir de le voir perdurer.