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Thierry Périssé
El Ejido
Article mis en ligne le 30 janvier 2011
dernière modification le 20 décembre 2010

5h30. Hicham ouvre les yeux. Lentement, il tourne la tête, distingue, malgré l’obscurité, le verre posé sur la petite table biscornue. Des planches de contreplaqué clouées tant bien que mal les unes aux autres. Il pose péniblement un pied sur le sol, puis un deuxième, et reste un instant assis sur le lit. Une douleur aiguë cisaille le bas de son dos, comme chaque matin. À l’écoute de son corps endolori, il passe la main sur ses reins qu’il caresse longuement, comme si ce geste pouvait aussitôt la faire disparaître. Il jette un œil du côté du lit, aperçoit vaguement sous la couverture la forme d’un corps, celui de Yacoub. Il sait qu’il dort encore, malgré le matelas défoncé. Hicham, lui, ne dort plus beaucoup. Ses nuits sont courtes, très courtes. Et le froid n’arrange rien.

D’une impulsion longuement préparée, il soulève sa carcasse, enfile son jogging, sa paire de sandales et après quelques pas sort de la pièce. Malgré la nuit, il se dirige sans difficulté dans cet espace étriqué. Dans le petit coin cuisine, il s’empare du jerricane et remplit une casserole d’eau. En se baissant pour accomplir le geste, il ressent de nouveau la douleur dans son dos. Avec le briquet posé sur l’étagère près de la boite à thé, il allume une bougie collée au fond d’un verre, puis le réchaud à gaz sur lequel il pose la casserole. Le murmure des flammes sous le récipient accompagne le silence de l’aube.

Hicham pousse la porte, bâche en plastique fixée sur quelques montants de bois. Dehors, il aperçoit vaguement les autres cahutes de plastique, de cartons et de planches. Les chabolas comme on les appelle ici. D’autres hommes s’entassent dans ces abris de fortune, collés les uns aux autres. Il aperçoit une ombre qui disparaît rapidement. Un des nombreux chats qui rôdent et vivent avec eux ici. Est-ce que je vais trouver du travail ? se demande-t-il. Quatre jours déjà que je passe mon temps à ne rien faire. Ici, c’est l’enfer. Pire qu’au village. Au moins là-bas, je mangeais à ma faim. Ma mère et mes sœurs s’occupaient de moi. Assis sur la banquette, je savourais le pain trempé dans le beurre et l’huile d’olive. Et à midi, je mangeais l’omelette que l’une d’entre elles avait préparée. Après, je m’allongeais et m’endormais en rêvant d’une vie meilleure.

Il retourne à l’intérieur. L’eau bout. Il coupe le gaz, puis verse le thé vert dans la théière. Une caisse en plastique fixée verticalement au mur de carton fait office d’étagère. Il y prend du sucre et en verse une grande quantité dans le récipient. Pas de menthe, il n’y en avait pas au magasin.

Il sort de nouveau. L’air frais de l’hiver pince ses oreilles, ses pieds, ses mains. Il s’empare de plusieurs cagettes, arrache les planches qu’il amoncelle, les mélange avec quelques morceaux de cartons et de papiers, et allume le feu. Les flammes dévorent aussitôt le papier, lèchent les fines lamelles de bois avant que ne s’embrase l’ensemble. Il approche le fauteuil de jardin, unique confort du lieu, et s’assoit près du foyer pour réchauffer son corps. Des ombres dansent devant ses yeux et en arrière-plan apparaissent les immenses serres qui les encerclent. Au-delà, il imagine la mer, et revoit la barque sur laquelle il est arrivé. Ils étaient si nombreux dans cette embarcation qu’il avait eu peur de chavirer ou de couler. D’autant qu’elle prenait l’eau et qu’ils avaient dû écoper sans arrêt. Cette nuit-là, ils étaient montés à bord après avoir attendu sur la plage. Il se souvient s’être dit qu’enfin son rêve devenait réalité. Pour arriver jusqu’à la mer, il avait dû se cacher sous la bâche d’une camionnette pendant plusieurs jours. La traversée du pays n’en finissait plus. Il lui avait fallu économiser pendant des années, vendre aux touristes et aux Marrakchis du jus d’orange sur la place Jemma el-fna. Comme son frère Mohammad, son cadet, qui ne comprenait pas pourquoi il voulait partir. Une nature heureuse mon frère, se disait Hicham. Un type simple qui ne se pose pas de question. Peut-être a-t-il raison.

Il retourne à l’intérieur, s’approche du matelas et secoue l’épaule de Yacoub.

— Allez ! C’est l’heure !

Le jeune homme pousse un léger grognement et se retourne, mécontent. Hicham sort à nouveau. Il verse du thé bouillant dans un verre, allume une cigarette et s’assoit sur le fauteuil en plastique. Des gestes répétés sans cesse, à toute heure de la journée et du soir, pour occuper ses mains. Il boit par petites gorgées le thé chaud, alterne avec les taffes. Ce n’est pas aussi bon qu’au Maroc, mais le liquide bouillant réchauffe son corps. Ici, rien n’est bon, que des produits de merde qu’il faut aller chercher en ville, sous le regard hostile des habitants, sans traîner, au risque d’être pris à parti, insulté et chahuté. Sans parler des flics qui ont la main leste, la matraque facile et l’impunité nécessaire pour leur sale besogne. Pas moyen alors de s’installer dans un café pour se reposer et discuter entre eux. Surtout pas. Aussitôt arrivés, aussitôt repartis. De toute façon, ils n’ont pas d’argent, alors le café…

Hicham ne comprend pas pourquoi il doit vivre caché, au milieu des ordures, comme un animal. Il y pense tout le temps, une obsession qui martèle sa cervelle et le rend fou. Pourtant quand il vivait au village, il n’aspirait qu’à partir, quitter la misère. Lui et les autres hommes se retrouvaient aux champs sous le soleil brûlant. Ils se cachaient dans la petite bergerie pour fumer le kif à l’abri des regards. Quelques mots et quelques rires trompaient l’ennui. Tous les jours ainsi, sans espoir de trouver un travail. L’amertume le rongeait, il maudissait en silence ce jeune roi qui n’avait pas le courage de mettre un terme à la corruption et à la misère du peuple. Parfois certains mots lui échappaient, quelques uns acquiesçaient, la plupart criaient au blasphème.

Vêtu d’un bas de jogging et d’un pull, Yacoub le rejoint et se poste devant le feu. Mal réveillé, il se frotte les yeux. Hicham lui tend un verre de thé bien chaud.

— Tu dors bien toi, lance-t-il.

Yacoub ne répond pas. Son regard se porte sur les cactus chétifs que les flammes éclairent par moments. Les voit-il vraiment ? Hicham en doute, à l’évidence son ami navigue encore entre deux eaux. Debout, le regard dans le vide, Yacoub serre le verre entre ses doigts, le porte à ses lèvres et avale une gorgée.

Ils marchent entre les chabolas jusqu’au moment où leurs pas les mènent sur le terrain vague. Le soleil n’est pas encore levé, pourtant l’obscurité est claire, effet sans doute de la lune qui brille au-dessus d’eux. Là encore, des détritus éparpillés : bouts de plastique, canettes, épluchures, vieilles sandales déchirées et toutes sortes d’emballages. A quelques pas, les serres, immenses et blanches. Silencieux, ils avancent vers cet océan de plastique, enserré entre la montagne et la mer sur des milliers d’hectares. Depuis un an, chaque matin, ils effectuent ce trajet dans l’espoir d’être embauché. Un espoir souvent déçu qui les désespère. Pas assez de boulot pour tout le monde, soi-disant.

Ils longent les premières serres, sans vraiment y prêter attention. Certaines pourtant les ont accueillis depuis leur arrivée dans ce coin d’Andalousie. Difficile de les reconnaître, elles se ressemblent toutes. L’un derrière l’autre, ils se faufilent entre deux de ces monstres et rejoignent la route. La route qui mène à El Ejido. Sur le long ruban de bitume un gigantesque panneau publicitaire. À la lueur de la lune, on distingue trois poivrons jaunes bien lisses, du même calibre, et en dessous, le slogan « la calidad es aqui ».

Hicham marche d’un bon pas, derrière Yacoub imite sa foulée. Tels des spectres sortant subitement de terre, des hommes surgissent des allées séparant les serres et rejoignent la route. Tous vers la même direction, vers El Ejido, dans le silence entrecoupé à chaque pas des claquements des semelles contre leurs talons. Régulièrement, un camion perturbe cette calme et lente procession. Semblable d’abord à un léger murmure, ils l’entendent arriver de loin. Puis de plus en plus fort à mesure qu’il se rapproche, comme le vrombissement d’un essaim de mouches. Avant même qu’il ne les dépasse dans un vacarme assourdissant. Eblouis par les phares puissants et secoués par le souffle qui les fait vaciller, ils s’écartent de la route et posent un bras sur leurs yeux pour éviter la poussière soulevée par les énormes roues de l’engin. Comme tous les camions circulant ici, Hicham sait qu’il va rejoindre l’autoroute, traverser le pays jusqu’à la frontière, parcourir les villes du continent pour inonder les supermarchés. La saison bat son plein et les serres regorgent de tomates, de poivrons et de concombres sans goût, gorgées de substances chimiques, cueillis du matin au soir par ses frères et cousins marocains.

Les premières lueurs de la ville apparaissent le long de la large avenue qu’ils sillonnent. D’abord des maisons sans fenêtres, aux parpaings dénudés, des chantiers interrompus faute d’argent. Puis quelques îlots de lumière, des hôtels et des lampadaires. Les rond-points se succèdent, les bâtiments prennent de la hauteur et les trottoirs s’ornent de palmiers et d’orangers.

Enfin, voilà le carrefour où l’embauche se fait. Des hommes sur le trottoir, une dizaine. Hicham et Yacoub les rejoignent, ils se saluent et l’attente commence. Mains dans les poches, épaules contre les panneaux de signalisation ou dos contre le mur d’un bâtiment. Un quatre-quatre passe devant eux au ralenti sans s’arrêter. Caché par les façades des maisons et des immeubles, le soleil rougit l’horizon découpant leurs silhouettes sur le mur. Quelques minutes plus tard, une camionnette s’immobilise, le chauffeur fait signe à deux types de s’approcher. Hicham et les autres les observent. Ils ne les entendent pas discuter mais savent ce qu’ils disent. Puis leurs deux compatriotes montent à l’arrière du véhicule. L’un deux leur fait un signe de la main et ils disparaissent derrière un virage. Hicham espère cette fois que son tour viendra. Mais l’attente est longue. Le froid engourdit ses membres, il remonte le col de sa veste de jogging. Beaucoup de voitures passent devant eux. Mal à l’aise, il évite de regarder leurs occupants.

Les minutes s’égrènent lentement. Sans même leur prêter attention, une voiture de la Guardia civil, gyrophares allumés, traverse l’avenue.
7h30. D’un signe de la main, le chauffeur d’un camion leur demande, à Yacoub et à lui, de s’approcher.

— Moi ? murmure Hicham en pointant un doigt sur sa poitrine.

L’homme acquiesce en hochant la tête. Les deux Marocains le rejoignent et la vitre de la portière s’abaisse.

— Vous cherchez du boulot ?

— Oui.

— 29 euros la journée, ça va ?

— 30 ?

— Non 29.

— D’accord, répond-il en haussant les épaules.

— Allez, montez !

Les deux Marocains font le tour du camion, Hicham ouvre la portière et ils s’installent à côté de l’homme. Alors que le véhicule s’ébranle lentement sur la route des serres, Hicham salue discrètement ses compatriotes. L’un deux sort à peine la main de sa poche et le salue à son tour. Sur la bâche du camion, on peut voir une image de poivrons et de tomates bien rouges et le slogan « Ejidosur, calidad y cantidad ».

Entre deux rangs, il se baisse pour cueillir les tomates, trois, quatre à chaque fois, qu’il jette doucement dans le cageot. Des tomates dures, vertes ou à peine rouges. Il pousse le chariot, petit engin aux roues immenses, jusqu’au pied suivant. Inlassablement, il se baisse pour ramasser celles qui touchent le sol. Son dos lui fait mal. Ses gants sont troués mais Francisco, le patron, refuse de lui fournir une autre paire. Il fait déjà chaud sous la serre, 30° environ. Le soleil cogne sur les parois de plastique, tapissée de gouttelettes d’eau. Par reflets, ses rayons diffusent leur chaleur sur l’immense surface hermétique.

Le cageot est maintenant rempli de tomates. Il amène le chariot jusqu’à l’une des allées principales, soulève le cageot et le pose sur une pile, puis repart cueillir les légumes.

Hicham n’a pas de montre, mais il sait qu’il travaille depuis plusieurs heures. Avec lui, ils sont six à cueillir les tomates dans cette serre gigantesque. Sa gorge est sèche et la soif le tourmente. Il se dirige de nouveau vers une des allées, repère Driss, un de ses compatriotes, et le rejoint.

— Il y a de l’eau ici ?

— Oui. Elle est pas bonne. Le patron, il en donne pas. Il y a un robinet, derrière dans le hangar, mais il est fermé. Hier, il a dit qu’on devait se débrouiller tout seul. Avec Moussaïd, on a ramené de l’eau du bassin, mais elle est pleine de produits chimiques… Pourquoi il fait ça ? Il veut nous tuer ou quoi ?

— J’ai la gorge trop sèche, faut que je boive.

— Oui, il commence à faire chaud. Viens, les bidons, ils sont là-bas.

Hicham et Driss escaladent le terre-plein en ciment pour atteindre le bassin. Tout en jetant un œil sur les bidons qui flottent à la surface, ils remplissent d’eau les quatre jerricanes.

— Y’a pas un robinet où on pourrait prendre de l’eau ? demande Hicham.

— Si, mais c’est loin. Plus de quatre kilomètres. Une fois, on l’a fait, mais on est arrivés en retard à la serre et Francisco nous a menacés de ne plus nous embaucher. On a pas le choix. Viens, faut y aller maintenant.

Ils rejoignent une des nombreuses allées qui longent les serres. Un jerricane dans chaque main. Le ciel est bleu, parsemé de quelques nuages, le soleil au zénith et il fait bon. Bien meilleur que sous les serres où la chaleur est accablante. Régulièrement, ils s’arrêtent pour reposer leurs bras et Driss attend Hicham qui peine davantage. Hicham ne comprend pas pourquoi on leur refuse l’eau. Jamais au Maroc une chose pareille ne pourrait se produire. Chez nous, si tu as soif, on te donne de l’eau, même en plein désert.

Leur parviennent des éclats de voix, le bruit des coups de pied dans un ballon. Sur le terrain vague, devant les serres, leurs compagnons ont entamé une partie de foot. Driss et Hicham lâchent les jerricanes et les rejoignent. Trois contre trois et Moussaïd dans les buts. Le ballon est dégonflé, le sol dur et bosselé, ils s’en moquent. Les dribles s’enchaînent, les corps se mêlent, s’affrontent. Yacoub rate un but tout fait, Hicham lève les bras au ciel. La fatigue disparaît, les visages s’illuminent. Brahim, le plus âgé, perd la balle, se plaint des faux rebonds, les autres rient, balancent quelques quolibets. Driss regarde sa montre, il faut déjà arrêter s’ils veulent manger.

Le repas est frugal. Des tomates, de l’huile d’olive sur du pain et quelques biscuits, partagés avec Hicham et Yacoub. Driss et ses trois compatriotes travaillent pour Francisco depuis plusieurs jours. L’homme est reparti chez lui pour le déjeuner mais ne va pas tarder à revenir. Assis sur des cageots, les ouvriers engagent la conversation.

— Il est comment Francisco, le patron ? demande Yacoub.

— Comme les autres, répond Driss. Ecoute ça. Il a loué un lit à Mourad, juste à côté d’ici. Il le réveille à 4h00 du matin pour ouvrir les fenêtres des serres, et à la fin de la journée, quand tout le monde s’en va, il l’oblige à les refermer. Il en a pour une heure et il est même pas payé. C’est pas vrai ?

— Si, répond Mourad en hochant la tête plusieurs fois.

Le silence se fait autour de l’assemblée, un silence pesant qui les enveloppe et glace leurs cœurs.

Francisco entre dans la serre. Cheveux gris, visage rouge et double menton. il se dirige vers les Marocains. En s’approchant, Hicham remarque qu’à chaque pas sa chemise se soulève et laisse apparaître un ventre rebondi. Lui au moins, il mange bien, pense-t-il. C’est pas comme nous.

— Allez ! c’est l’heure ! lance l’Espagnol. Au boulot !

Hicham se baisse pour cueillir les tomates. Sans se relever, il pousse le chariot et son corps disparaît sous les plantes. Francisco s’approche et lui dit :

— Attention aux tiges, elles poussent très vite avec cette chaleur. Il faut que tout soit propre.

Il se baisse, montre les tiges à couper et poursuit son inspection. Hicham en prend une dans sa main et l’enroule autour du tuteur. Il sait ce qu’il doit faire et n’a pas besoin des conseils du patron. À côté de lui, sur une autre allée, Brahim, perché sur une drôle de machine, échafaudage à roulettes avec manivelle et poulies, cueille des tomates à près de trois mètres de hauteur. Hicham l’observe un instant. Au-dessus de sa tête, les fenêtres, très hautes, sont fermées. Il ne comprend pas pourquoi, mais il n’y a rien à dire, c’est comme ça. En sueur, le tee-shirt collé à la peau, il a déjà bu deux litres d’eau du bassin.

L’après-midi s’étire et les gestes sont plus lents. Couper, cueillir, jeter dans le cageot, pousser le chariot, remplir la remorque du camion, sans arrêt, pendant des heures et des heures. Le corps sans cesse baissé, le visage à s’éponger, l’impression d’étouffer. Et le silence, un silence insupportable qui rend fou. À son arrivée à El Ejido, Hicham n’en avait pas tout de suite pris conscience. Un matin, en partant pour la ville, Yacoub lui avait dit : « c’est bizarre, on entend même pas les oiseaux. Y’a pas de bruit. Le plastique a tout détruit. » Hicham s’était rendu compte alors que le silence avait tout envahi, aussi bien l’extérieur que l’intérieur des serres. Comme si la vie avait disparu.

19h00. Fin de journée. La nuit a recouvert les serres depuis plus d’une heure. Il fait moins chaud. Francisco entre et se dirige vers les ouvriers qui range les outils.

— J’ai besoin de vous tous demain. Soyez à l’heure. Vous deux, fait-il en désignant Hicham et Yacoub, venez avec moi.

Les hommes sortent de la serre. Il fait froid dehors. Hicham et Yacoub saluent leurs compatriotes qui partent vers les chabolas. Ils suivent Francisco et entrent tous les trois dans la serre d’à côté.

— Ici, il n’y a que des poivrons, explique l’Espagnol en allumant les lumières. Les poivrons, c’est fragile, ils n’aiment pas le froid. Vous allez fermer toutes les fenêtres. Montez sur les échafaudages et prenez les gaules là-bas, dit-il en montrant du doigt une sorte d’abri de jardin. Et après, fermez la porte avec le cadenas. Bon, à demain.

Après son départ, Yacoub se tourne vers Hicham et lui dit :

— Ça pue ici.

— Il a passé du produit, répond Hicham. Regarde derrière le tracteur, il y a une cuve. C’est pour ça qu’elles sont ouvertes les fenêtres. Mais je comprends pas, pourquoi il a pas demandé à Mourad, il a une chambre juste à côté.

— Peut-être qu’il veut nous mettre à l’épreuve.

— Quel salaud ! Il est encore pire que les autres.

— Oui, mais on a pas le choix si on veut du travail. Maintenant Faut qu’on trouve des masques.

Étrangement, l’abri de jardin est vide. Ils explorent tous les recoins de la serre, sans résultat.

En une heure, ils ont fermé toutes les fenêtres. Un travail d’autant plus pénible que l’air de la serre piquent les narines. Fatigués, ils reprennent le chemin des chabolas. Depuis le coucher du soleil, le froid s’est installé sur le rivage d’Andalousie. Un froid qui pénètre les corps, glace les os jusqu’au petit matin. Ici, comme au Maroc, la nuit arrive d’un seul coup.

Les voilà maintenant sur la route, une longue ligne droite qui parcourt la mer de plastique. Leurs pas sont mécaniques et rapides. Hicham relève le col de sa veste de jogging pour se protéger du vent glacial. En vain.
Autour d’eux, ils devinent les serres, ombres qui défilent les unes après les autres, sans fin. Ils connaissent le trajet, sillonnant depuis des mois ce lacis de rues et de voies. Il pense au Maroc, à sa mère. Il lui téléphonerait bien mais il est trop fatigué pour se rendre en ville. Le souvenir de leur dernière conversation surgit.

— Comment ça va ?

— Ça va mais j’ai du mal à avoir un contrat. Les patrons profitent de nous. Et vous ? comment ça va ?

— C’est dur mon fils.

— Abdellatif ne vous envoie pas un peu d’argent ?

— Il ne travaille pas. Nous croulons sous les dettes. Il y a l’épicier, l’huile, le savon. A chaque fin de mois, on reste en panne.

— Tu es obligée d’emprunter de l’argent ?

— Oui. Aujourd’hui, j’ai emprunté 10 dihrams pour acheter du pain.

— Dans 10 jours, peut-être à la fin du mois, je vous enverrai un peu d’argent.

Au loin, un bruit de moteur déchire le silence. Camion ? voiture ? Hicham cherche à l’identifier. Il se tourne, aperçoit deux points lumineux jaunes qui s’approchent. Encore un quart d’heure de marche, se dit-il, et nous serons de retour chez nous, dans notre merveilleux logement. Le véhicule s’approche, il perçoit mieux son ronflement. Avec Yacoub, il s’écarte de la chaussée pour ne pas être percuté. La voiture ralentit, les dépasse lentement. Un pincement sert sa poitrine. Il essaie de refouler sa peur, se tourne vers son ami silencieux. Il n’est pas rassuré. Soudain le pick-up s’arrête et deux hommes en sortent. Dans la nuit, il ne peut distinguer leur visage. Malgré le bruit du moteur, des paroles lui parviennent. Des mots qu’il ne comprend pas. Pourtant il croit reconnaître des insultes, en espagnol. Le ton est sans équivoque. Les hommes s’emparent de barres de fer posées dans la remorque et courent vers eux. De ses bras, Hicham recouvre son visage, sent les coups s’abattre sur lui, son corps basculer vers le sol et sa tête percuter le bitume. Des coups de pieds dans le ventre, des crachats sur le visage. Et puis plus rien. Impossible de bouger, la douleur est trop forte. Comme de violents maux de tête. Juste le ronronnement du moteur qui peu à peu s’estompe, les éclairs des phares arrière qui disparaissent et le silence qui recouvre de nouveau la nuit.

Septembre 2010


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