Divergences Revue libertaire en ligne
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Luiza Toscane
Paris-Dakar
Article mis en ligne le 26 septembre 2010
dernière modification le 8 septembre 2010

Le 24 décembre 2009, Yassine Ferchichi, de nationalité tunisienne, était embarqué contre sa volonté à bord d’un vol assurant la liaison Roissy-Charles de Gaulle/Léopold Sédar Senghor à Dakar. À son arrivée, il disparaissait dans les locaux de la police pour être remis en liberté quelques jours plus tard sur le sol sénégalais. Il n’en est jamais revenu.

Titulaire d’un brevet de cuisine, Yassine Ferchichi, originaire de la cité Tadhamoun près de Tunis, avait vainement tenté de trouver un emploi stable. Harcelé par la police politique, il fut interpellé, convoqué et finalement arrêté à plusieurs reprises. Torturé gravement, notamment à l’électricité, dans les locaux du ministère de l’Intérieur au début des années 2000 et devinant que ce harcèlement ne prendrait pas fin de sitôt, il quitte le pays en 2004, sans charges ni poursuites, le plus légalement du monde, pour l’Europe.

À 29 ans, Yassine Ferchichi achevait à la maison d’arrêt de Fresnes en France, une peine d’emprisonnement de six ans dans le cadre d’une affaire en relation avec le terrorisme et une peine de six mois pour usurpation d’identité [1]. Il avait été arrêté en juillet 2005, mais avait bénéficié de quelques remises de peine. Sa condamnation à l’emprisonnement avait été assortie d’une interdiction définitive du territoire français, contre laquelle il a déposé une requête aux fins de relèvement, rejetée par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 3 juin 2010.

Quelques mois plus tard, il a été condamné par contumace en Tunisie : dans une première affaire à huit ans d’emprisonnement et cinq ans de contrôle administratif [2], et dans une seconde affaire, à vingt-quatre ans d’emprisonnement et dix ans de contrôle administratif [3], en vertu des dispositions de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003. Il totalisait donc trente-deux ans et six mois d’emprisonnement et quinze ans de contrôle administratif.

Craignant d’être soumis à nouveau à la torture en Tunisie [4], il a demandé l’asile en France auprès de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), qui le convoquera à deux reprises à la fin de l’année 2009 pour un entretien. Yassine Ferchichi était emprisonné à Fresnes (94) et l’entretien devait se dérouler à Fontenay (94). Par deux fois, le juge chargé de l’application des peines lui refusera l’autorisation de sortie pour se rendre à l’OFPRA, jugeant les risques d’évasion trop grands. Quant à le faire escorter, l’administration pénitentiaire ne veut pas l’envisager. Ne pouvant honorer ses rendez-vous, l’intéressé s’en excuse, et reçoit une troisième convocation de l’Office pour le 4 janvier 2010, soit deux semaines après sa sortie de prison prévue pour le 24 décembre.

Prison de Fresnes

Le 21 décembre, la situation bascule : il est extrait de prison. Une escorte l’attend et il est conduit à l’OFPRA, les mains menottées dans le dos et pieds entravés, sans rendez-vous, sans préavis, pour le fameux entretien. Soudainement, tous les obstacles soulevés par le juge d’application des peines et l’administration pénitentiaire sont levés : une escorte est dépêchée. Manifestement, l’entretien ne pouvait avoir lieu après la sortie de prison ! L’État français ne pouvait tolérer quelques jours de plus Yassine Ferchichi sur son territoire. Cette soudaine précipitation ne pouvant venir de l’OFPRA qui n’a pas d’« intérêt » particulier à avancer un entretien, il devient évident que l’Office a été sommé en haut lieu de convoquer Yassine Ferchichi, pour pouvoir donner sa réponse avant qu’il ne sorte de prison. En quelque sorte, tout doit être « bouclé » avant le 24.

Redoutant le pire [5], Yassine Ferchichi saisit la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), via son Conseil, le cabinet Bourdon, le 22 décembre, tandis que des organisations de défense de droits humains tirent la sonnette d’alarme [6]. Et le 23, la CEDH enjoint à la France de ne pas renvoyer Yassine Ferchichi en Tunisie [7].

Le 24 décembre, au moment de sa sortie de la maison d’arrêt de Fresnes, Yassine Ferchichi reçoit simultanément notification de la décision de l’OFPRA et notification de son renvoi au Sénégal. Il est exclu du bénéfice de l’asile en vertu des dispositions de la convention de Genève. L’OFPRA n’a fait que respecter les textes et cette réponse était prévisible [8]. Il refuse de signer son renvoi au Sénégal, mais il est immédiatement emmené par la police en direction de Roissy, tandis que son avocat saisit une seconde fois la CEDH, qui enjoint à la France de ne pas le renvoyer au Sénégal, compte tenu de l’absence de garanties que ce dernier pays ne le renvoie en Tunisie. Il s’agit d’une mesure provisoire, la CEDH devant encore statuer sur le fonds.

L’avion part avec une demi-heure de retard, mais avec Yassine Ferchichi [9]. Jusqu’au mardi suivant, il est en détention au secret dans un commissariat de Dakar, pour des raisons inconnues, puisqu’il est arrivé légalement dans ce pays, muni d’un sauf conduit sénégalais et qu’un ministre dira qu’il a été accueilli pour des raisons humanitaires… [10] Les autorités tunisiennes dénoncent le renvoi de Yassine Ferchichi au Sénégal, niant une fois de plus la pratique de la torture en Tunisie [11].
Le 28, il est abandonné à son sort sur le sol sénégalais. Il n’a sur lui aucun papier d’identité, pas de ressources, pas de logement. Les quelques jours passés au commissariat ne lui ont rien appris sur le sort qui l’attend, et qui se révèlera au quotidien celui d’un paria.

Yassine Ferchichi et Alioune Tine (RADDHO)

Ne pouvant se loger ni travailler ni se soigner sans papiers d’identité ni statut, il erre à la recherche d’un logement, se bat par des grèves de la faim [12] ou des sit-in [13]
pour arracher un hébergement, qui s’avère précaire, ne subsiste que grâce à des gestes ponctuels et au soutien d’associations de droits humains [14], de militants ou de médias solidaires [15]. Il passe ainsi deux semaines à la rue, devant le ministère des Affaires Étrangères à Dakar, jusqu’à ce qu’un logement lui soit offert par les autorités, sans le consentement du propriétaire des lieux qui harcèle Yassine Ferchichi pour qu’il parte… Il a appris aussi à ses dépens qu’il n’avait pas droit aux soins et traîne depuis le mois de mars une fracture non soignée…
Une tragédie qui n’a pas de nom : la déportation n’existe plus en droit français, l’« expulsion dans un pays tiers » est, quant à elle, prévue par la loi.
Il reste que l’État français aurait pu faire un autre choix : celui de l’assignation à résidence sur le sol français. C’est ce qu’avait demandé l’Association Human Rights Watch dans un courrier [16] adressé à Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, c’est ce qu’était en droit d’attendre un détenu qui avait préparé sa sortie de prison, par des études et des projets. C’est ce que lui a dénié l’État français, mu par des considérants inavoués et un acharnement incompréhensible.


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