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Nestor Potkine
Sous le néon la mort
Article mis en ligne le 26 septembre 2010
dernière modification le 29 octobre 2023

Rien, sur les pentes des montagnes aux alentours de Las Vegas, ne retient l’eau de pluie : aucun humus, aucune forêt, aucunes racines. L’eau dévale sitôt qu’elle touche le sol. Un vaste réseau de tunnels de dérivation a été creusé pour épargner à la ville, où il ne pleut pourtant guère, le péril des inondations. Lorsque les crues, en dépit de l’aridité ordinaire, se produisent, elles envahissent les tunnels à très grande vitesse. On n’imagine donc pas que quiconque puisse y habiter. Mais, en 2010 à Las Vegas, comme à New York, comme à Bucarest, comme à Chicago, des centaines de personnes, voire des milliers, vivent dans ces tunnels.
Malgré le risque de noyade, malgré, comme dans tout réseau de souterrains d’une métropole, le risque plus probable d’une attaque humaine.

Matthew O’Brien écrit que les tunnels en bas ont en commun avec les casinos en haut qu’ils « neutralisent toute indication du temps qui passe, possèdent des sorties extrêmement difficiles à trouver, et sont les lieux
les plus solitaires de la planète ». En 2002, puis 2004, puis 2005, O’Brien descendit les explorer. Quelquefois en compagnie d’un autre jeune écrivain, la plupart du temps seul. Son compagnon brandissait « un couteau assez grand pour éventrer un requin ». O’Brien portait trois lampes électriques et une gourde. Il y ajoutera un club de golf, qui peut servir indifféremment de levier, de canne, de gauge de la profondeur de l’eau, de matraque. Aucun forcené l’écume à la bouche n’a jamais attaqué O’Brien. L’épouvante ne naissait que de l’obscurité, des immenses toiles d’araignée (lustres obligatoires des tunnels humides ), de l’incertitude : de son propre cerveau.

Le cerveau humain est une machine à interpréter, une machine à trouver du sens, même là où rien n’a de sens, une machine à créer des perceptions, à voir des forces actives jusque dans l’obscurité totale, à entendre des paroles menaçantes jusque dans le silence complet. Lentes marches dans la solitude, solitude sordide d’un tunnel de béton, plus ou moins obscure selon qu’une entrée, une sortie ou une plaque d’égout sont lointaines ou proches. Heures de silence, rompues seulement par ses propres pas, par le bruit éventuel de l’eau. Ou, au contraire, énorme vacarme de la circulation en surface. Parfois le son des grillons.
Des bataillons, des armées de cafards.

Il semble que, hormis l’interminable horreur de l’épuisante traversée à genoux d’un tunnel très bas (O’Brien mesure 1m90), la vision la plus éprouvante de ses explorations commença par une créature qui, ailleurs, réjouit. Une écrevisse. Lorsqu’il braqua la colonne lumineuse de sa lampe électrique sur elle, elle « sembla lever ses pinces vers le dieu de la Lumière ». Mais quelques instants plus tard, après avoir éteint sa torche, et laissé ses yeux s’accoutumer à la pénombre, O’Brien s’aperçut qu’ici le tunnel pluvial grouillait de dizaines, de centaines d’écrevisses.

La plus durable surprise qu’il éprouva, en revanche, n’alla pas sans
beauté ; il découvrit, peint sur un mur, un poème incendiaire, sombre, magnifique, dont une tentative de traduction donnerait :

Il n’y a jamais eu d’enfant

Dans ta tête

Jamais né, jamais mort

Peut-être que quand j’aurais fini

Je pleurerai

Maintenant je vais venir avec le feu et le mépris

Avec l’envie de la vie

Sous le sabot et la corne

En flamme noire

Lamentant, abandonné

Respirant en vie

Je suffoque rouge rivière

Logos manifeste

Je suis, j’ai dit

Il n’y eut jamais d’enfant

Dans ta tête

Né par lui-même, mort par lui-même

Crois ce que tu lis

Un tiers sera saigné

Moins éblouissante, mais pas moins surprenante, fut la rencontre avec un habitant du tunnel appelé Tyrone, un Noir. Et avec sa mère. En tailleur et jupe. Tirant une valise. On rencontre très, très peu de mères dans les égouts et les tunnels du monde. Celles qui les habitent sont toujours jeunes. Là, il s’agissait d’une dame. Qui rendait visite à son fils. Son fils qui habite dans un tunnel pluvial.

Elle ne l’a retrouvé que parce que la police de Las Vegas l’a arrêté. Pour un sac de glaçons impayé dans une épicerie. Une base de données a craché son nom. La police a prévenu la dame. Depuis, elle vient voir son fils, dans le tunnel pluvial. « Nous faisons ce que nous pouvons pour lui. Vraiment. Nous lui proposons de l’aider, mais il ne veut pas. Il ne veut
pas venir vivre là où nous vivons, à Atlanta, ce que je peux comprendre. Mais qu’il vive comme ça, dans les tunnels, dans l’eau, ça, ça me brise le cœur. »

Le jour où O’Brien la rencontra, elle apportait à son fils un parapluie, opaque pour servir d’ombrelle sous le soleil. Un sac à dos. Une lampe électrique. Des sacs en plastique pour que ses affaires et ses provisions ne prennent pas l’humidité. Et la valise, pour que ses vêtements d’hiver ne prennent pas l’humidité non plus.