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Ces mauvais jours qui n’arrêtent pas d’en finir…
Quelques réflexions sur l’ubiquité du prolétariat, de la révolution et de la théorie !
Article mis en ligne le 17 juillet 2010
dernière modification le 16 juin 2010

« Le chat court derrière une balle comme s’il s’agissait d’une souris. La balle n’a aucun trait commun avec la souris sauf celui d’offrir l’opportunité d’une chasse poursuite » (Gombrich E.H.)

Que s’est-il passé ? Le grand soir, imminent à la suite de mai 68, s’est évanoui à l’horizon comme un mirage… Loin d’être le "commencement d’une époque", Mai 68 en marque la fin et, loin d’en révéler la faillite, la crise est le signe de la bonne santé de la société spectaculaire marchande… Tout se brouille. Est-ce la théorie du prolétariat comme grille de lecture qui est dans une impasse ou l’idée de révolution, le désir d’un monde meilleur qui sont des vues de l’esprit ?

Incriminer l’échec aux syndicats, aux politiques ou à la fausse conscience peut rassurer un moment mais cela ne change rien à la situation tout comme chercher à tout prix dans la réalité les preuves d’une insurrection qui vient pour conjurer un devenir redouté ou s’accrocher à quelques repères sûrs pour se prouver qu’on n’est pas « des éléments égarés de la contestation "radicale" qui souffrent de ne plus trouver de maîtres à penser ».

S’interroger c’est prendre le risque de tout faire voler en éclat… Certains ont fait le pas depuis quelques années. Sous forme d’articles, de plaquettes ou de livres, des analyses et des remises en cause apparaissent.
Une chose est de constater, une autre d’en tirer les conclusions, manier la critique ne préserve pas du stress ou du mal être et porter prosaïquement les chaines n’est pas le meilleur remède aux insomnies.

De nombreuses critiques par rapport aux situationnistes ont vu le jour, ce qui est logique car ils ont compté pour ceux qui ne se reconnaissaient pas dans la gauche officielle, le gauchisme ou même les anars.
Après la dissolution de l’Internationale Situationniste, Guy Debord s’est acharné à construire sa propre légende d’homme libre dans un monde d’esclaves, sortant les griffes dès que son image est écornée.
Le personnage est ce qu’il est, très imbu de lui-même, cela serait secondaire mais c’est devenu un comportement généralisé avec son discours stéréotypé et ses pratiques…Touchés par la grâce révolutionnaire, les situs sont devenus les Cathares de la pensée radicale, toujours sur la brèche pour vivre sans temps morts et jouir sans entraves, toujours prompts à démasquer les imposteurs. Devant la fulgurance de leurs actions et l’exemplarité de leur vie affichées dans les écrits, on se sent comme des consommateurs passifs qui ne se sont pas à la hauteur.
Cependant il ne s’agit pas de leur faire porter le chapeau, de les rendre responsables de tous les maux, le costume est trop grand même s’ils se sont toujours présentés comme le nec plus ultra de la critique radicale, les autres tenants de la théorie du prolétariat ne sont pas mal non plus.
Avec Votre révolution n’est pas la mienne (1999, Ed Sulliver), François Lonchampt et d’Alain Tizon en dressent un bilan sans complaisance mais aussi sans ressentiment, ni insulte.

Que s’est-il passé pour que ces idées qui se veulent porteuse d’une émancipation soient devenues une orthodoxie avec ses tables de loi et ses prophètes ? Combien de couleuvres avalées, combien des vessies prises pour des lanternes sous prétexte qu’on disait « ni dieu ni maître », là où un peu de bon sens et de jugeotte auraient suffi à voir que c’était parfois des bêtises ou du délire.

L’écho trouvé par les thèses radicales ne peut s’expliquer uniquement parce qu’elles ont su exprimer une critique des nouvelles conditions du monde mais plutôt parce qu’elles sont une source d’espoir, en dévoilant le bout du nez de la révolution derrière le refus de cent oppressions particulières… Pour les fils de prolos qui ne voulaient ni suivre les pas des parents et pour cause ni être des fonctionnaires pour être au chaud l’hiver et au frais l’été, les idées radicales ouvraient un monde, loin de la contestation contrôlée par les partis de gauche. Comme quoi, l’espoir n’est pas toujours la laisse de la soumission, c’est lui qui pousse et non les arguments théoriques qui viennent pour lui donner une formulation théorique.

Rassurons-nous ! En incarnant un espoir, la théorie du prolétariat n’est pas millénariste pour autant même si le paradis sur terre est remplacé par le communisme et la guerre contre les puissants par la révolution, elle ne l’est pas à cause de son explication scientifique de l’imminence du communisme, produit des contradictions du capitalisme et du rôle historique du prolétariat alors que les millénaristes ont une conception unitaire du monde. Par contre, si ces derniers ont eu souvent une enveloppe religieuse, la théorie du prolétariat fonctionne comme les religions monothéistes avec son dualisme manichéen, le prolétariat contre la bourgeoisie… Confrontation entre le bien et le mal, entre Dieu et le diable… Et, avec son impitoyable corollaire « Si tu n’est pas avec moi, tu es contre moi », ouvrant, sous couvert d’exigences, la porte au sectarisme et aux exclusions. Ce qui est logique car elle se veut la seule à véritablement comprendre le monde et son devenir, les autres sont des impostures. Elle est la vérité révélée… Et matérialisme historique oblige, sont répertoriées scientifiquement les preuves concrètes de sa véracité, quitte à éplucher ces média si détestés, symboles du mensonge et de la falsification.

Ses théoriciens ont le sourire entendu et hautain de ceux qui savent, affichant un optimisme à tout crin, ils trouvent insupportables ceux qui ne s’enthousiasment pas pour la Sociale et ceux qui sont pessimistes pour l’avenir. A quoi bon s’inquiéter, le prolétariat qui va prendre conscience, fera la révolution. Et ils fustigent aussi les moindres pratiques de refus et de révolte, sous prétexte qu’elles n’ont pas atteint la plus haute conscience révolutionnaire, d’autant plus si elles ne font pas référence à la lutte des classes et a fortiori à Debord.

Ainsi les situs sont passés à côté des beatniks qui erraient dans la nuit et étaient consumés par le feu, bien avant que cela devienne le titre (en latin) d’un film et la plupart des « politiques » n’ont pas compris grand-chose au rock, le réduisant à une simple consommation passive de produits manufacturés pour les jeunes. Je suis même étonné que les arguments d’Adorno sur le jazz n’aient pas été repris.
Comme il est dit, le rock est le produit de son époque et « la compensation d’un manque à vivre » mais il est aussi une façon de comprendre le monde et d’essayer d’agir sur lui, avec des moyens et des matériaux dérisoires qui ont peut-être « un contenu plus important que ce que le regard peut saisir ».

Derrière la critique de l’art comme activité séparée se faufile l’utilitarisme, révolutionnaire cela va sans dire. Est-ce utile à la révolution ? En tant qu’activité séparé, la réponse est évidente, c’est « non », pire il détourne les masses de leurs vraies aspirations. Parler d’une action en terme d’utile ou de fonctionnel, c’est rester dans la même logique de ce monde. Ceci dit, question efficacité, le désir de révolution et la dénonciation en termes politiques n’ont pas détruit le système.

Force est de constater que la politique ou les théories radicales n’ont pas le monopôle de l’expression d’un refus du monde qui peut se retrouver ailleurs. Si le luddite est le symbole de la révolte contre l’industrialisation, le dandy, déchiré entre nostalgie et rêves, est un autre aspect de la condamnation du progrès. Il ne voulait pas être un phare de l’humanité, ni chercher la légitimité de ses actes dans l’approbation du peuple mais il montre du doigt les mensonges de son siècle. En ce sens, le dandy a été plus lucide, voire plus radical que Marx.

La théorie du prolétariat est une grille de lecture et un projet politique mais le bateau a pris l’eau. Ce n’est pas une question nouvelle mais douter sur l’infaillibilité de l’analyse ou du projet remet en cause toutes les certitudes car tout système intellectuel qui veut se suffire à lui-même ne supporte pas la critique d’un détail sinon tout s’effondre.
Et certains de la mouvance radicale ne s’y sont pas trompés en montant au créneau contre l’Encyclopédie des Nuisances, d’abord le titre d’une revue et maintenant le nom d’une maison d’éditions. Avec les critiques de la société industrielle et de ses méfaits, l’EdN remet en cause la logique du progrès, et donc le progrès comme source ou condition du bonheur humain, fut-il sous contrôle ouvrier. Que peut-on attendre de ces machines qui sont une application des projets scientifiques et de la logique du capitalisme ?

L’Encyclopédie des Nuisances incarne une nouvelle image du réac, accusés d’être des nostalgiques du passé et des petits métiers. En fait, ce qui lui est reproché, c’est d’en venir à briser le bien fondé du discours révolutionnaire. Ils ont même osé traiter différentes grèves par-dessus la jambe, et dire que les jeunes des banlieues étaient des barbares. C’est impardonnable…. Débattre des analyses de l’EdN, c’est normal mais quoique disent ou écrivent les auteurs de cette maison d’édition, ils sont suspects car, en son temps Guy Debord les détestaient déjà et malheur à ceux qui s’aventureraient à lire leurs livres.

Ironie de l’histoire, des radicaux trouvent irréalistes les critiques « contre la technologie » sous prétexte que nous en avons besoin, étant étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie alors qu’ils sont capables de s’enthousiasmer pour des slogans comme « ne travaillez jamais ! »… Comme un môme pris la main dans le sac de bonbons, on peut se sentir couillon de faire des blogs sur internet pour s’insurger contre la fausse communication et critiquer les nouvelles formes d’aliénation, … Des arbres sont aussi coupés pour éditer des livres qui s’élèvent contre la déforestation, etc, la liste est longue. Cela fait partie des contradictions dans lesquelles nous pataugeons et faute d’avoir une solution miracle, plutôt que de monter sur ses grands chevaux, soyons humbles.

« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar.
Caminante no hay camino sino estrelas en la mar » (Antonio Machado)

Depuis des lustres, depuis la naissance de l’agriculture comme semble le dire John Zerzan, nous assistons à la tentative réussie de l’uniformisation du monde mais des individus, des groupes et des mouvements ont tenté de résister.
« Une étude attentive de l’Histoire de l’Occident et de l’Orient a permis de noter des similarités entre certains mouvements hérétiques et ésotériques de faible importance numérique mais d’influence déterminante. Ces écoles de pensée et de pratique furent pour la plupart supprimées, affaiblies ou rendues inoffensives dans toutes les sociétés où elles apparurent. Le tantrisme au Bengale, la sorcellerie campagnarde en Europe, les Quakers en Angleterre, le tach kawa-ryu au Japon et le ch’an en Chine. Ce sont des branches de la grande sous culture qui progresse clandestinement tout le long de l’Histoire. C’est une tradition qui se prolonge sans interruption à partir du chamanisme paléo sibérien jusqu’à Golden Park en passant par les mégalithes et les mystères, les astronomes et les alchimistes, les Albigeois, les gnostiques et les errants » (Gary Snyder, Le Retour des tribus).

Quelques soient les époques ou les formes différentes d’expression, il y a un dénominateur commun que ne peuvent saisir les seules analyses économiques et politiques.
« Ce n’étaient pas, croyons nous, des raisonnements spéculatifs qui avaient amené Paracelse à son panvitalisme magique, pas plus d’ailleurs que ce n’était le cas pour la plupart de ses contemporains. C’était au contraire la vie exubérante dont ils sentaient en eux-mêmes les pulsations, c’était l’attitude nouvelle envers cette vie, seule dans le désordre et l’écroulement des institutions, des doctrines et des croyances, malgré et contre tout, qui leur faisait chercher des raisonnements spéculatifs pour fonder en raison ce qui n’était avant tout qu’une attitude d’esprit » (Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels et alchimistes du XVIe
allemand
).

Tout cela pue le mysticisme ? Allons donc ! C’est l’hôpital qui se moque de la charité. La manière dont est décrit l’universalisation du capital ou le spectacle intégré ressemble fort à des définitions de la toute puissance d’un Dieu… Plaisanterie mise à part, nous pouvons avoir des surprises. Au XVIIe siècle, siècle de changements, l’ennemi du catholicisme n’est pas cette pensée qui veut réduire la complexité de la vie à une série de lois mécaniques et aux mathématiques mais au contraire celle qui veut étudier la Nature pour vivre en harmonie avec elle et non la dominer… Quand on considère cette dernière comme la reine et déesse des mortels, aucun législateur, aucun pouvoir supérieur à l’être humain ne peut imposer ses volontés… L’ennemi était le panthéisme, une conception de la vie exprimée en termes philosophiques, conception que l’on retrouve en filigrane dans les mouvements millénaristes du Moyen Age et au XVIIe, sa formulation est héritière des philosophes de l’École de Padoue et d’Averroes.

Ces mouvements occultés, oubliés ou dénaturés sont des fissures dans cette vision uniforme de l’Histoire qui est présentée comme une série d’étapes dont chacune amène forcement la suivante en dépassant les erreurs de la précédente et rétrospectivement chacune sert à sa façon les progrès de l’Histoire. Entre les vainqueurs qui l’écrivent pour justifier le présent et les théoriciens du prolétariat qui le font pour un avenir qui leur appartiendra, c’est une vision qui a la peau dure. Ainsi l’échec des révoltes du passé est expliqué par un manque suffisant de conscience ou parce que ce n’était pas l’heure comme si la contestation du monde avant l’émergence du mouvement ouvrier ne pouvait qu’être erronée ou immature. Voir l’Histoire comme la longue route qui va « des ténèbres vers la lumière » conduit inexorablement n’importe quelle personne, fut-elle honnête, à porter des œillères.

Même si les évènements lui a donné raison, l’ultra gauche a eu des jugements sans appel à l’encontre de la révolution espagnole qui a voulu construire enfin ce monde où, comme dit la chanson, « todo sera belleza, libertad, flores y amor ». Le putsch militaire avait provoqué une fissure et les paysans s’y sont engouffrés, loin de vouloir défendre une république moribonde. Avec les collectivités, ils ont cherché à retrouver une communauté en partant de l’homme réel, celui de tous les jours, et de leur mémoire collective. Le pari était de faire face à la situation nouvelle et de se réapproprier les gestes ancestraux des vieilles communes qui ont continué à exister en Espagne lors des siècles derniers…

Rien ne les obligeait mais ils pensaient que tout était possible, Ils ne voulaient pas d’Etat, pourquoi iraient-ils le conquérir ? Ne pas piller les banques a été surement une erreur stratégique mais quand on veut une société sans argent pourquoi l’utiliser ? Ils l’ont payé cher, très cher mais les souvenirs qui restent sont ceux d’une fraternité dans le chaos, d’un bonheur d’avoir essayé d’être libre malgré la guerre, nuancé, cependant, par un sentiment de trahison de la part des leaders anarchistes devenus des panzistas, des communistes, et des démocraties occidentales.
« Pourquoi le monde était contre nous, nous voulions le bonheur sur
terre ? »

La révolution espagnole a été le dernier rêve millénariste dans l’Europe occidentale, drainé par les idées libertaires car celles-ci étaient au plus près de leur élan… Bien loin toutefois de ces anars qui veulent démontrer qu’ils peuvent mieux gérer que les patrons.

Toute tentative pour s’affranchir est une résistance au pouvoir et le creuset d’autres tentatives même si elle n’est pas toujours cohérente ou consciente et qu’importe que la motivation soit la création du royaume de Dieu sur terre, la recherche de ces temps immémoriaux où les animaux parlaient, le désir de vivre selon les lois de la Nature, la quête du Graal, ou de l’« Homme Gemeinwesen ». Ne serait ce pas « cette recherche du temps perdu, qui remonte aux sources élémentaires de la vie » dont parle Prudhommaux ?

Si recherche il y a, le savoir scientifique ne peut délivrer des réponses satisfaisantes à cause de sa nature fragmentaire et étroitement lié à la logique de ce monde, et d’un autre côté, des interrogations continuent à tarauder la tête. Si « le besoin du communisme est invariant à l’espèce humaine ». Pourquoi l’homme n’a jamais réussi à l’instaurer ? Est-ce une vue de l’esprit pour se donner du courage ? Et si les temps d’avant la naissance de l’agriculture étaient le paradis, comment l’homme l’a brisé ? Pourquoi l’homme a-t-il « inventé » l’agriculture ? Est-ce le fruit d’une puissance extérieure ? De la nature humaine ?

Beaucoup de bla bla ? Pas le temps de discourir car la maison brûle ? Certes, si des gens ne mettaient pas la main à la pâte, la situation pourrait être pire mais répondre au coup par coup, dans l’urgence du moment conduit à des paradoxes. Les leçons de morale culpabilisatrices me fatiguent et le reproche de fuir à titre individuel devant les méfaits du progrès comme il est souvent fait aux courants anti-industriels, n’a aucun sens, si ce n’est de montrer que l’association progrès / bonheur humain a de beaux jours devant elle. J’ai l’impression d’être sur un vélo sans frein dévalant une pente mais je ne pense pas que pédaler encore plus vite soit la bonne solution et réclamer de meilleures roues ou une selle en cuir, non plus.

Pessimiste ? Durruti disait « nous n’avons pas peur des ruines, c’est nous qui avons construit, nous avons un monde nouveau dans notre cœur »... Faire confiance à l’humanité pour ne pas aller contre le mur, il ne reste plus que ça. C’est enthousiasmant et terrible à la fois.