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Nestor Potkine, approuvant la vieille expression « bête à manger du foin »
Les beautés de l’éperon
Article mis en ligne le 15 mai 2010
dernière modification le 20 avril 2010

Vienne, ses tourbillons de crème sur un matelas de pâte feuilletée, ses stucs en vibrions et ses marbres en apesanteur. Vienne, où le touriste
se doit d’admirer les plus célèbres chevaux du monde, les lippizans de l’École Espagnole d’Équitation. Le culte se déroule dans une aile du palais de la Hofburg, le magnifique Manège d’Hiver, construit à partir de 1726
par Herr Josef Fischer von Erlach, à l’ordre de Sa Majesté Charles VI.
La séance publique est intelligemment conçue. Elle commence par des chevaux encore jeunes, donc encore spontanés, imprévisibles, indisciplinés ; ceci afin que les spectateurs ignares dans mon genre se souviennent que dompter cet animal incomparablement plus fort qu’un homme ne va pas sans danger. Elle se termine par un quadrille spectaculaire, et inclut nombre de figures difficiles, dont les noms ont
un je ne sais quoi parchemin et sang bleu des plus piquants : croupade, ballottade, mézair. Pour les définitions de ces étranges coutumes, adressez-vous à votre haras habituel, car pour ma part, je n’ai pas la moindre idée de ce qui distingue un cheval baie d’un cheval isabelle,
ou un yearling d’un hongre.

Il y a deux manières de juger ce spectacle ; l’habituelle, qui consiste à se laisser aller à l’admiration, méritée, pour la précision des mouvements et des rythmes, la beauté des animaux, l’expertise des cavaliers. La lucide, moins agréable. Tout ici parle de classes. Surtout pas en lutte. Ou plutôt
si, en lutte, mais en lutte éternellement victorieuse d’une sur l’autre.
Dès Rome, la possession d’un cheval signifiait la domination sur d’autres humains ; la classe équestre, la classe des chevaliers romains, était du côté du manche. Au Moyen-âge, un cheval, possession précieuse, vous faisait passer chez les guerriers, chez les maîtres. Un chevalier, rappelons l’évidence, c’est un cavalier. Mais au 19e siècle, le maintien du goût pour l’équitation au sein des classes dominantes n’a pas eu que la cause habituellement citée ; la transformation du cheval d’outil direct de domination militaire en signe d’appartenance à l’élite. Il y en a une
autre, plus sourde, plus puissante aussi, et directement exhibée par
les courbes et les contre-courbes des lippizans : apprendre à dominer.
Un cheval est beaucoup plus fort qu’un homme. Et donc, si au lieu du
pois chiche dont ils disposent, les chevaux possédaient comme nous cent milliards de neurones, qui dresserait qui ?

Un jeune cavalier apprend, en même temps que le trot ou le galop, à manipuler un être vivant qui pourrait le réduire en miettes s’il lui en
venait l’envie. Manipuler ; le débourrage, ce mot technique qui désigne l’apprivoisement progressif de la bête craintive, méfiante qu’est
l’herbivore cheval, ressemble à ces prudentes manipulations politiques ; non, on ne privatise pas la poste, on la transforme en société par actions. Non, on ne t’apprivoise pas, on te pose juste une selle sur le dos, dix, vingt, trente fois, jusqu’à ce que tu ne t’en étonnes plus. Allez, c’est bien, un peu de sucre. Allez, c’est bien, des subventions aux syndicats, il faut que Bernard Thibault mange, lui aussi. Au début, on est tout miel, tout respect, toute déférence. Plus tard, la cravache, les rênes, les éperons. Plus tard, les chevaux qui tirent les canons, plus tard les chevaux dans les batailles, plus tard les chevaux qui tuent et meurent dans les charges de cavalerie.

La chose devient évidente lors du clou du spectacle, même si on s’en doutait dès le départ, dès que l’on entre dans ce palais de l’une des monarchies les plus puissantes du monde, dès les salutations des cavaliers, en parfaite synchronie, au portrait de Sa Majesté l’Empereur
des Romains (sic), roi de Hongrie et de Bohême, archiduc souverain d’Autriche, Charles VI. Mais rien de plus clair que le travail aux longues rênes. Le « travail aux longues rênes » ? Un humain, au sol, tient des rênes très longues, si longues qu’elles ne se terminent que sur la croupe du cheval. L’humain qui tient ces rênes marche donc derrière le cheval,
à trente centimètres de deux vigoureuses pattes de derrière.
Le spectateur le plus ignorant comprend que cet homme met sa vie
en jeu, qu’il ne peut faire confiance qu’à la solidité du dressage infligé,
des années durant, au cheval qu’il dirige. Il faut voir ses pas rapides, car le cheval, évidemment, va plus vite qu’un homme. Il faut voir avec
quelle simplicité de gestes, telle rêne déplacée de quelques centimètres, ou changée de main, l’homme impose au cheval les mouvements les plus importants.
Et on se souvient alors d’Étienne de la Boétie, du Discours de la
servitude volontaire
. « Soyez résolus à ne plus servir, et vous
voilà libres ».

Lisez « chevaux » là où vous lisez « hommes » : « Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance ». On se surprend à vouloir crier au cheval : « Mais rue donc, animal ! »