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QUAND LA PROPHETIE ECHOUE
Nestor Potkine
Article mis en ligne le 15 septembre 2009
dernière modification le 4 septembre 2009

Une excellente idée : analyser ce qui arrive lorsque les disciples d’un prophète, et le prophète lui-même reçoivent la preuve, la preuve indubitable, brutale, que le prophète se trompe. Car on n’a pas tous les jours la possibilité de se trouver sur les lieux quand l’an 2000 arrive, cependant que Madame Soleil a prédit à ses fervents disciples qu’ils monteraient tous au ciel avec elle ce jour-là, et de regarder, d’écouter comment les disciples et Madame Soleil réagissent à la continuation de leur présence sur Terre. Leon Festinger, un psychologue américain célébrissime pour son concept de la « tendance à la réduction de la dissonance cognitive » (l’explication arrive, un peu de patience), a eu la chance, en 1954, d’être mis en contact avec une bande de zozos persuadés, d’une part, que de grands cataclysmes allaient se produire le 21 décembre de cette année-là, d’autre part que leur prophète, une brave ménagère américaine, et ses disciples seraient emportés dans les soucoupes volantes vers un monde plus beau, plus noble et « d’une fréquence vibratoire plus élevée ».

Festinger et ses collègues devinrent donc disciples de la dame, Marian Keech, et notèrent assidûment ce qu’ils virent et entendirent chez cette femme qui savait que la fin du monde arrivait. Ils en tirèrent un livre aussi attristant qu’hilarant, intitulé When prophecy fails (Pinter and Martin, £8.99)

La théorie de « la tendance à la réduction de la dissonance cognitive » de Festinger peut se résumer à ceci : plus un élément cognitif (une idée, une notion, une croyance, une technique, etc.) a coûté d’effort pour être acquis, moins il est abandonné facilement.

Donc, toutes choses égales par ailleurs, entre deux éléments cognitifs contradictoires (la Terre est plate, dit la Bible, la Terre est ronde, disent les photos de la NASA ; Saddam Hussein a la bombe, dit Dick Cheney, Saddam Hussein n’a pas la bombe, dit Saddam Hussein ), celui qui a coûté le plus à acquérir, ou dont l’abandon coûterait le plus, prend le pas sur son adversaire. Lequel se voit rejeté ou déformé jusqu’à résolution apparente de la contradiction (les photos de la NASA sont des truquages diffusés par les communistes, les émigrés irakiens confirment que Saddam Hussein est très méchant). Prenons un exemple de l’utilité de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive pour les institutions autoritaires : pourquoi tant d’institutions dépendantes de la fidélité, de la dévotion de leurs membres semblent-elles vouloir décourager le recrutement en maintenant des pratiques aussi peu engageantes que les bizutages, les examens, les apprentissages ou les études de très longue durée ? Parce que l’effort consenti pour surmonter le bizutage, ou réussir l’examen, ou tolérer d’interminables études, aura augmenté la valeur de l’entrée dans l’institution aux yeux de qui aura été bizuté ou examiné ou enseigné.
En outre, plus l’effort consenti aura été grand, plus quitter ou critiquer l’institution risque de rendre cet effort inutile.

Un objet cher mais utile nous semblera toujours moins cher qu’un objet du même prix mais qui s’avère inutile. Qui veut gaspiller ce à quoi il a sacrifié dix ans de sa vie, ou ce pour quoi il a souffert la terreur ou le ridicule ? Combien d’énarques crachent sur l’ENA ? Combien de Marines crachent sur les horreurs du boot camp ? Combien d’officiers français protestent contre les brutalités de Saint-Cyr ? Le gaspillage, ou plutôt la peur d’avoir gaspillé son effort, voilà le cœur du mécanisme de la réduction de la dissonance cognitive.

Festinger nous décrit par le menu la montée de la certitude chez Monsieur et Madame Keech, détaille au centimètre la solidité de la conviction chez les disciples (en relation exacte avec leur proximité sociale et émotionnelle avec les Keech), et relate, avec une minutie d’entomologiste, l’épopée d’une des disciples, femme seule, moche et pas très intelligente, mais jalouse du prestige de Madame Keech, qui décide qu’elle aussi reçoit des messages d’êtres à fréquence vibratoire plus élevée, quoique à la syntaxe un peu discutable et au vocabulaire parfois limité. Il faut lire les scènes où Madame Keech et les autres disciples font du visiteur le plus banal, et le moins informé du désastre imminent, un envoyé des puissances invisibles, où ils veulent à toute force que le livreur de paquets apporte un message d’importance cosmique, ou encore que l’étudiant de Festinger recruté à la hâte parce que l’un des collègues est malade soit l’ange attendu.

Le clou est bien sûr la soirée du 21 décembre au cours de laquelle, habillés de vêtements sans fermeture éclair ni bretelles (un message du cosmos a prévenu que tout métal, au contact des soucoupes volantes, brûlerait qui le porterait), les élus attendent l’atterrissage des soucoupes.
La morale de l’histoire ? Prévisible… les disciples les moins impliqués sont partis. Madame Keech et son mari continuent à prêcher la fin du monde, qui a été reportée pour des raisons techniques.

Nestor Potkine est vraiment chagriné de ne pouvoir emmener son téléphone portable dans les régions éthérées