Revue Dissidences octobre 2008
Éditions bord de l’eau
218 pages
18€
Dissidences, voilà une revue dont les prétentions, et les lieux d’où elles s’élèvent, requièrent toute notre attention.
Son titre comme ses sujets d’étude pourraient nous laisser croire qu’elle s’inscrit dans une tradition militante. De celles qui, capable d’articuler avec adresse et savamment un discours critique, combattaient des institutions garantes d’une structure idéologique qu’elles dénonçaient en parole et en acte.
Or, il n’en est rien. Car, même si une certaine verve et certaines postures pourraient laisser croire le contraire, à l’évidence nous sommes pris dans les mailles d’un dispositif normatif insidieux. En fait, et à biens égards, nous sommes face, au mieux à un musée hors les murs, au pire un mausolée de bonne facture, dans tous les cas un discours qui sournoisement signale que son objet est l’occasion d’un enseignement et de recherches en quêtes de chaires. Cette revendication semble d’ailleurs assez avancée. Totalement décomplexés les théologiens du mouvement révolutionnaire rendent à leurs dieux un hommage qui justifie que nous nous tenions à distance des salles (et des publications) où ils officient sereinement. Car mêmes pour des dieux frappés du sceau de la médiocrité bureaucratique, c’est un bien triste honneur que d’être sanctifié de la sorte. Etre mort deux fois n’est pas un si grand privilège, même pour un jeune apparatchik en herbe évoluant dans une organisation léniniste quelque part entre Rennes et Besançon. Et l’alibi libertaire ne change rien à l’affaire. Le sarcophage est le même pour tous. Une main habile aura pris soin de faire graver sur le frontispice, « ci-gît le mouvement révolutionnaire ». Gageons que de tels prêtres eussent en d’autres temps mis leur zèle au service d’un appareil de pouvoir, syndicats et partis, aujourd’hui tombé en désuétude. Leurs auteurs s’évitent certainement un repentir pénible et travaillent à gravir les marches qui conduisent à la chaire offerte aux spécialistes reconnus. Ainsi les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Beaucoup de jeunes embrigadés dans les officines marxistes-léninistes défilant en rang serrés derrière une forêt de drapeaux rouges et rentrant sagement chez eux pendant que d’autres affrontés les forces de l’ordre se rêvaient, tout en relisant « Que faire », en militants professionnels partant à l’assaut du Palais d’hiver avant de pousser devant le peloton d’exécution ces enragés qui gâchaient leur fête. La libido bolchévique en fascina plus d’un. La quête d’une gloire diplômante est sans doute une variante conforme aux possibilités du temps.
Une libido domestiquée en somme, qu’un docte professeur contemple sagement, de loin, en relisant quelques vieilles publications. Décidément leur morale ne sera jamais la notre. Et le jésuitisme de cette tradition, qui conduit de l’obéissance du militant à son organisation, ac cadaver, à cet art consommé de l’acculturation désirée, perdure. Qu’il soit séduisant et porte la marque d’une certaine élégance et d’une culture assez complète n’est pas anodin, il faut en convenir. La puissance intellectuelle des jésuites n’est pas à prendre à la légère. Bien des civilisations en ont fait l’expérience à leurs dépends. Aux deux pôles de la même altérité nous trouvons d’un coté, suintant le bon sentiment par tous les pores de leur discours, les gentils cathos de gauche et de l’autre des staliniens exaltés par le sentiment de transcendance que leur procurait l’idée même de Parti.
Le simple exposé des grades universitaires auxquels les rédacteurs postulent ou qu’ils affichent avec la fierté d’un officier exhibant sa légion d’honneur nous instruit, en effet, sur la nature du dispositif dans lequel ils sont engagés, quarante ans après soixante huit. Son étendue désastreuse peut se mesurer à l’aune de cette publication. Elle se lance à corps perdu dans la sociologie du militantisme et étudie les moments historiques où s’exerça l’art des « petits chefs » qui grenouillaient dans les syndicats et les groupuscules gauchistes en se délectant d’une généalogie qui ne dit rien sur la nature manipulatrice des manœuvres qui souvent les poussèrent à s’associer pour le plus grand malheur des mouvements sociaux qu’ils avaient instrumentalisés - non sans un certain talent, force est de le reconnaître. Ils professent.
Mis en boîte, sorti de son milieu qui le faisait vivre et lui donner tout son sens ainsi que sa force, ponctuant un processus de dépossession que le militant avait initié lorsqu’il évoluait au sein d’un environnement favorable et plutôt attentif à son galimatias, ce discours désormais désincarné est tenu à distance de la curiosité du visiteur par le biais de sa sacralisation et de la pédante prétention à l’objectivité factuelle propre à l’historien professionnel et au sociologue aguerri. C’est peu dire que l’institution dans laquelle sévissent Maîtres et docteurs en insurrection instrumentalise l’objet de leurs études. On est bien éloigné des motivations qui animaient l’action des grévistes et barricadiers de Mai soixante huit. L’honnêteté intellectuelle des impétrants n’est pas en cause. Eux-mêmes ne sont pas en cause, tant il semble émaner de leurs rédactions une naïveté déconcertante. On les imagine la main sur le cœur jurant leur grand dieu que tout esprit de reconnaissance par l’institution est étranger à leur démarche, une démarche uniquement motivée par l’intérêt d’un objet d’étude fascinant, comme n’importe quel chercheur en science sociale. Et ce ne serait pas là leur moindre défaut. Cette absence de lucidité ne serait pas une excuse, mais signifierait simplement que nous avions raisons de les tenir en si piètre estime et de les abandonner à leurs chères études. Leur sérieux, leur application, leur méthode, respectent les canons du genre. Ils ont été, on peut le dire sans aucune ambigüité, à bonne école. Ainsi, par exemple, l’on y voit un doctorant en littérature française « chosifier » l’I.S.
Et notre gaillard de disséquer, en maître de l’art, ce corps mort que serait la radicalité révolutionnaire de nos aînés. Le dépeçage, au nom de la science, de chaque organe, donne lieu à un étalage d’érudition, à une démonstration de savoir-faire. Et ils ne sont pas maladroits dans leur genre. Ils sont dignes de leur directeur de recherche. Région par région, pays par pays, sans autre résultat, sans doute à la hauteur de leur ambition, que de constituer une filière, ils signent en faisant étalage de leur titre. Extérieurs à leur sujet de recherche, assez impliqués tout de même pour en comprendre les us et les coutumes, les rites et la culture du simulacre, ils se penchent sur une ethnie pulvérisée par la modernité marchande de la société industrielle d’où sont issues l’anthropologue au bon cœur, le curé intéressé et le fonctionnaire de la multinationale qui exploite le gisement sur lequel elle vivait. En bon chercheur, ils étudient Mai soixante huit. Lorsque l’étude du mouvement révolutionnaire devient une discipline universitaire au sein de laquelle doctorants et thésards sévissent, sans doute nourrit des meilleures dispositions à l’endroit de l’objet de leur étude, il est certain que nous sommes dans un dispositif idéologique qui obéit à ses propres lois. Le PCF avait, au fait de sa gloire et de sa puissance, pris possession de l’université, et nous savons ce que cela signifiait. Il est singulier, mais peu surprenant, que quelques rejetons du trotskisme s’essaient benoîtement à prendre sa place.
Le résultat est assuré. Puisse cela augurer de la disparition des lubies léninistes relookées, ou recyclées (destin des ordures industrielles), customisées diront certains, au fin fond d’une salle de lecture poussiéreuse.