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Patrick Farbiaz
L’émergence politique de l’écologie populaire
Article mis en ligne le 29 septembre 2008
dernière modification le 29 octobre 2023

Lundi 2 juin 2008

Intervention de Patrick Farbiaz, à l’atelier « écologie » du Congrès Espace Marx, à l’université de Nanterre, en octobre dernier, et qui explicite le phénomène de l’écologie populaire et son émergence :

Je souhaite avant tout préciser d’où je parle : Je ne suis pas un universitaire, ni un théoricien du marxisme. Je suis un militant écologiste avec un parcours individuel ayant traversé différentes strates de l’extrême gauche et de la gauche de l’après soixante-huit. Aujourd’hui, je suis responsable des questions internationales à la direction des Verts – ce n’est pas à ce titre que j’interviens dans ce séminaire –, je travaille comme assistant parlementaire d’un député Vert et je fais partie d’un groupe de militants externe et interne aux Verts, dénommé la ZEP, zone d’écologie populaire qui travaille à la convergence de l’écologie et de l’altermondialisme et qui se définit à la fois comme une composante de gauche anticapitaliste, antiproductiviste et antidiscrimination. Ce groupe est né en juillet 2006 suite aux trois grands mouvements anti-CPE, pour le non au TCE et surtout après les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues. Il a depuis eu une activité importante dans le montage d’initiatives concrètes : la semaine anticoloniale, le ministère de la crise du logement, les bilans des émeutes, les mouvements Jeudi noir ou Génération précaire. Au sein des Verts, il a été actif dans le regroupement de la gauche des Verts sous la dénomination « Ecologie populaire ».

Mon intervention s’efforcera d’établir un état des lieux du paysage de l’écologie politique et de dessiner les contours d’un courant nouveau en rupture avec l’idéologie dominante prévalant dans le mouvement écologiste, que je nommerais écologie populaire. En effet, l’histoire de l’écologie politique est à un tournant. Sous la croyance d’un paradigme totalisant, le paysage réel de l’écologie politique laisse apparaître comme au début du socialisme, au XIXe siècle des contradictions de classe béantes. Les clivages qui divisent l’écologie politique transforment sous la pression de la mondialisation du capital en schisme, ce qui était auparavant une différenciation de pratiques.
S’il y a une place pour une force politique écologique de transformation, si le paradigme vert a encore une force de propulsion dynamique au niveau historique susceptible de se substituer au socialisme comme force d’émancipation, il ne peut la trouver qu’au prix d’une clarification conceptuelle, idéologique et politique dans le champ de l’écologie et à travers des ruptures. Il faut donc à partir d’une enquête sur le développement du mouvement réel et non sur les discours portés par des porte-parole autoproclamés, comprendre la différenciation qui est en train de s’opérer dans l’écologie politique et dont les conséquences pour la recomposition politique de la gauche à l’échelle mondiale seront décisives.

I. - Les 3 familles de l’écologie

Sous le vocable généraliste de l’écologie, trois grands courants contemporains majeurs coexistent et sont traversés par des différences idéologiques et classistes :


 L’écologie de conservation

L’environnementalisme prône la préservation du milieu naturel, des étendues sauvages et la conservation d’une nature « vierge », « originelle ». Il tend à considérer la nature comme sacrée. Cette vision réactionnaire de la nature qui devrait être conservée comme un musée et qui voudrait revégétaliser et ré-animaliser la terre est paradoxalement aujourd’hui un des facteurs de la marchandisation accélérée de la biodiversité. De nombreuses luttes opposent dans le Sud les peuples autochtones à des ONG venues du Nord qui privatisent la terre au nom de la préservation de la nature. L’Union internationale pour la conservation de la vature (UICN) est sans doute l’organisation la plus connue et la plus influente représentant ce courant qui apparaît dans l’écologie politique à travers l’environnementalisme. Il est surtout important car il s’oppose souvent dans nombre de pays à l’écologie des pauvres en prônant l’imposition de normes imposées d’en haut par une écotechnocratie qui a produit des centaines d’accords et de conventions internationales en une trentaine d’années. La conservation de la nature est une invention récente. L’idée d’isoler des zones naturelles pour les protéger a pris forme aux Etats-Unis, à l’époque de la conquête de l’Ouest. Pendant cette course à l’appropriation du territoire, pionniers, chercheurs d’or, militaires et Indiens se sont affrontés au nom de conceptions antagoniques du monde et de son usage.

La création des premiers parcs nationaux a marqué la victoire d’une de ces conceptions sur les autres. En 1964 encore, le Wilderness Act américain (loi sur les zones protégées) définissait la nature comme un espace sauvage et inviolé et les parcs nationaux comme des zones préservées que « l’homme visite sans y demeurer »...

Si récemment les Etats ont compris qu’il fallait négocier avec les habitants de ces espaces, un nouveau conservatisme privatif se développe, celui de la privatisation de l’espace. Ce sont des fondations en Patagonie ou ailleurs, des entreprises forestières ou de tourisme, qui prennent le relais des Etats au nom de la préservation de la nature. Les gouvernements du monde entier, encouragés par la Banque mondiale et l’USAID, ont commencé à vendre les bassins versants et les régions biologiquement riches, comme les aires protégées et les forêts vierges, à des entreprises et des organisations privées. La privatisation des aires protégées s’est opérée bien souvent au nom de l’écotourisme.
En septembre 2003, le Congrès mondial sur les parcs, qui s’est tenu à Durban en Afrique du Sud, a fait un pas de plus pour donner aux entreprises le contrôle des aires protégées, qui couvrent 12 % de la surface terrestre, en mettant en avant les « partenariats entre le public et le privé ». Lors de sa septième Conférence des Parties en février 2004, la Convention sur la biodiversité a apposé son sceau sur cette vente gigantesque. La seule protection viable de la biodiversité est celle des peuples autochtones qui y habitent. Il y a face à l’idéologie de la conservation un danger à pointer, celui d’un néo-colonialisme vert qui se déploie au nom du droit d’ingérence écologique. La défense des communautés autochtones contre les normes occidentales définies par l’écotechnocratie est un des axes de l’écologie populaire.


 L’écologie de développement durable

Elle représente actuellement la tendance dominante de l’écologisme. Elle développe une vision éco-efficiente d’un capitalisme vert pouvant sortir de sa crise par le haut. Le courant de l’« éco-efficience » à caractère interclassiste est en faveur d’une réconciliation des activités humaines avec l’environnement. Il se traduit par les notions de « développement durable », de « modernisation écologique », de « technologies propres » et des dispositifs comme l’agenda 21 mis au point par une expertocratie pléthorique. Il ne s’attaque pas à la croissance économique ; au contraire, la croissance est souvent vue comme un outil au service de la durabilité. L’économie de l’environnement est par excellence sa branche scientifique et les grandes conférences environnementales (telles que Stockholm, Kyoto, Johannesburg) sont symboliquement ses meilleurs représentants.
Si l’idéologie du développement durable est aujourd’hui bien implantée dans l’ensemble du champ politique institutionnel comme dans les ONG, les partis Verts s’efforcent de lui donner une traduction politique. Ceux-ci, notamment en Europe ont une base sociale et électorale identifiée dans les centres villes des grandes métropoles : Les classes moyennes aisées disposant d’un fort capital culturel. Ralf Fücks, président de la fondation Heinrich-Böll, a pu dire « le capitalisme comme mode de production incarne parfaitement [sic] le principe de l’évolution » ; « Il est [...] probable que le mouvement écologiste sert avant tout de moteur d’innovation pour la constitution d’un capitalisme vert ». « Ce que je propose ici est un pari ouvert. Un capitalisme vert, ou de manière plus sympathique, une économie de marché verte ? Ce serait un nouvel objectif pour les prochaines décennies. »

Cette théorie du capitalisme vert vient après 25 ans d’une longue marche à travers les institutions qui a absorbé l’essentiel de l’énergie des militants verts en Europe. Les Verts ont inventé le municipalisme écologique, base d’une écologie publique. Mais ce faisant, ils ont coupé progressivement leurs liens avec l’écologie associative et l’écologie de résistance. Ils ont abandonné au profit de l’implication dans la gestion, leur insertion dans les mouvements sociaux. Ce qui faisait leur force, c’était cette double implication.

L’écologie de transformation est aujourd’hui structurellement minoritaire dans les partis Verts. Les Verts, pour prendre le cas de la France, se sont transformés en un parti d’élus et de collaborateurs d’élus et ont évolué d’un réseau militant à un PRG de l’environnement. On y trouve certes des militants insérés localement, mais collectivement ce parti a perdu beaucoup de son rôle de force politique.

Sa base sociale a elle aussi évolué. Concentrée dans les grandes villes, elle souhaite un réformisme écologique modéré. Elle s’exprime par une forte demande de gouvernance locale fondé sur le nimby (Not in my Back yard). Cette base est aujourd’hui sensible aux sirènes centristes comme aux notables socialistes qui, comme Delanoë à Paris, ont su prendre en compte les aspirations de cet électorat. L’écologie politique est dans une situation paradoxale. Alors que ses thèmes et les préoccupations dont elle est porteuse sont au centre du débat public, elle n’a jamais été aussi faible.

Les militants du principal parti qui la représente sont déboussolés au sens propre car au moment même où le Grenelle de l’environnement leur donnerait les moyens de montrer que leur action a pu remporter des succès significatifs, ils se sentent marginalisés, réduits à la portion congrue, dépendants de leurs alliés pour les municipales. Ce n’est pas une question de statuts ni de leadership mais d’orientation, de stratégie et de base sociale. Le marxisme est peut-être un concept dépassé pour nombre de militants verts, mais il fournit néanmoins une grille d’analyse en termes de classe qui est opératoire pour analyser la crise d’une formation politique.

- L’écologie de transformation

Ce troisième courant est divers. On y retrouve des sensibilités qui juxtaposent l’écologie et le socialisme, d’autres qui se réclament de l’écologie libertaire de Murray Bookchin, l’écologie profonde, le mouvement Eath First par exemple, l’écoféminisme, produit de la fusion essentialiste de l’écologie et du féminisme. Depuis quelques années, le mouvement « décroissant » et ses diverses chapelles est en train de supplanter ces diverses variétés idéologiques au profit d’un discours inachevé sur la question du mode de développement.
Enfin existe un courant que j’appellerais l’écologie populaire. Il est issu des luttes environnementales et sociales et n’a pas encore trouvé de formalisation politique. Nous sommes un peu de ce point de vue à l’époque de la naissance du socialisme. Autant dans « le Manifeste » que dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique », Marx et Engels partent de la critique d’une vision du socialisme utopique ou bourgeois qui considèrent les conséquences du capitalisme sans en comprendre les causes. Mais ils s’opposent d’abord à ces théories parce qu’elles ne considèrent pas les faits que constituent les insurrections ouvrières, le mouvement chartiste… A partir des 1880 jusqu’à la guerre de 14, on observe des phénomènes concomitants comme la montée du ministérialisme et du municipalisme (Millerand et Jules Guesde), la défiance d’une partie du mouvement ouvrier face au parlementarisme et aux partis qui culminera dans la Charte d’Amiens prônant la séparation totale entre la politique et le syndicalisme.

Les débats actuels dans l’écologie reposent en partie sur les mêmes présupposés : Peut-on répondre par un gradualisme réformiste à une crise de civilisation qui implique un changement dans les rapports entre des forces productives potentiellement destructrices et un mode de production fondé sur le profit à court terme ? Comment bâtir un mouvement politique de masse répondant à cette exigence ?
Le grand schisme en cours dans l’écologie porte sur le rapport aux classes. À force d’avoir minimisé dans leur analyse la question des forces sociales susceptibles de porter un projet majoritaire de transformation de la société, les verts ont perdu la boussole qui leur permettait d’aller dans le sens d’une meilleure justice vis-à-vis des classes les plus démunies et des générations à venir. Ce cadre de référence était constitué par la reconnaissance de la lutte des classes comme moteur du changement social, de la force historique des pauvres comme acteur de ce changement, et enfin de la lutte anticapitaliste. René Dumont par exemple faisait référence à ces critères quand il écrivait « Seule une écologie socialiste ». En effet, on ne peut prétendre dans le cadre de ce système à changer le modèle de développement sans rien changer à la propriété des moyens de production.

II. - Les quatre sources de l’écologie populaire

L’écologie populaire est aujourd’hui un des courants de l’écologie de transformation. Cette nébuleuse mondiale articule des mouvements sociaux dont les origines sociales et idéologiques convergent vers la constitution d’une force politique regroupant les diverses écologies de résistance. L’écologie populaire puise sa légitimité de ces mouvements qui sont à la fois des pratiques sociales, des éléments de référence symbolique et tracent le cadre idéologique et politique d’une nouvelle composante de l’écologie politique, différente à moyen terme des Verts si ceux-ci continuent à s’affirmer comme le parti du développement durable : Aujourd’hui, la ligne de clivage dans l’écologie politique passe par la compréhension du rôle de la force historique des pauvres et donc de la nature des mouvements sociaux d’écologie populaire. C’est pourquoi il est si important d’analyser les diverses composantes de ce nouvel objet politique.


1. L’écologie des pauvres.

L’« écologisme des pauvres » a été analysé en détail par Martinez Alier. Il est né des mouvements paysans au Brésil et en Inde. En 1992, il apparaît au Forum alternatif de Rio, déjà en concurrence avec les initiateurs de la Conférence sur le développement durable. Cette « écologie du bas » se manifeste par des conflits sociaux ayant un contenu écologique, réclamant davantage de justice sociale, et faisant intervenir des populations pauvres, rurales ou indigènes, luttant contre l’État ou les entreprises privées qui menacent leurs conditions de vie. Les femmes y jouent généralement un rôle clé. À la suite de la mondialisation, l’écologisme des pauvres a gagné en importance, c’est aujourd’hui l’une des principales sources de résistance dans les pays du Sud (mais aussi au Nord). L’anthropologie écologique, l’agro-écologie, l’économie écologique, représentent ses prolongements académiques. Le mouvement Chipko en Inde et celui des seringueiros au Brésil, associé au nom de Chico Mendes, sont les deux mouvements historiquement les plus représentatifs de ce courant en rupture avec la tradition européeo-centriste liée au concept de progrès.
L’écologie politique de la pauvreté estime que la crise du modèle de développement est liée à un système précis, le capitalisme, et qu’on ne peut résoudre les questions posées par l’écologie dans le cadre stricto sensu de ce système. Ce courant lutte contre les impacts environnementaux de la croissance économique, et plus généralement, contre la distribution inégale des biens et/ou des maux environnementaux (comme les ressources naturelles ou la pollution).
L’écologie de libération puise ses racines dans le bouddhisme, le gandhisme, le catholicisme. La non-violence et la désobéissance civile que je n’étudierais pas ici sont aussi des caractéristiques essentielles de ce courant.

Elle prône le dialogue entre traditions d’émancipation des différentes cultures historico-religieuses. L’inspiration religieuse est très forte, et il est significatif que dans le cas de la théologie de la libération née en Amérique du sud, ses principaux penseurs comme Leonardo Boff aient basculé dans les années 80 du socialisme à l’écologie, à partir de l’option préférentielle pour les pauvres. À partir des années 1990, il va s’intéresser de plus en plus aux questions écologiques. Ce sera l’objet du livre Dignitas Terrae. Écologie : cri de la Terre, cri des pauvres, (S. Paulo, Atica, 1995). Selon Leonardo Boff, la rencontre entre la théologie de la libération et l’écologie est le résultat d’un constat : « La même logique du système dominant d’accumulation et d’organisation sociale qui conduit à l’exploitation des travailleurs, mène aussi au pillage de nations entières et finalement à la dégradation de la nature ».
La théologie de la libération aspire donc à une rupture avec la logique de ce système, une rupture radicale qui vise à « libérer les pauvres, les opprimés et les exclus, victimes de la voracité de l’accumulation injustement distribuée ; et libérer la Terre, cette grande victime sacrifiée par le pillage systématique de ses ressources, qui met en risque l’équilibre physique-chimique-biologique de la planète comme un tout ». Boff propose une perspective de critique radicale du système capitaliste où la théologie de libération s’applique tant aux classes dominées qu’à la Terre menacée de destruction par les humains qui se pensent supérieurs à Dieu.

Pour Leonardo Boff, l’écologie est une façon de penser, de vivre, de sentir, d’être croyant. L’écologie, c’est la relation, l’interaction et le « dialogue » que tous les êtres ont entre eux (de l’atome à la galaxie, de la bactérie à l’homme, etc.) C’est une vision holistique : il s’agit de saisir le tout dans les parties et les parties dans le tout. L’homme n’est pas au-dessus de la création mais à l’intérieur. Il n’a pas pour vocation d’être maître et dominateur de la nature. La théologie doit reconnaître en tout être un messager de Dieu, tout reflète son amour... « Il faut libérer [...] la terre pour qu’elle ne souffre pas, pour qu’elle soit la grande Pachamama ou « grande Mère » qui nous unit tous. Elle est notre corps élargi. Il faut aussi faire, à partir de la terre, une expérience plus cosmique de Dieu, une expérience plus cosmique du Christ... » (L.Boff, DIAL n° 2102, octobre 2002). Cette approche mystique de la nature rejoint la cosmologie indienne et donne à la force historique des pauvres tout son poids syncrétique. Les religions constituées autour d’un rapport très fort à la terre et à l’environnement sont un vecteur décisif de l’écologie politique à partir du moment où en leur sein ce rapport fusionne avec les valeurs de l’émancipation sociale. Ce qui est valable aujourd’hui pour le christianisme peut demain l’être avec l’islam et donner un contenu nouveau à l’islam politique.


2. Les mouvements de justice environnementale.

Ce mouvement s’est développé d’abord aux Etats-Unis à partir des années 90 dans les zones où régnaient à la fois des discriminations sociales, ethniques et environnementales La définition traditionnelle de la justice environnementale est que « certaines populations minoritaires sont forcées, par leur manque d’accès aux processus décisionnels et politiques, de vivre avec une quantité disproportionnée de maux liés à l’environnement et de souffrir des problèmes de santé publique et d’une dégradation de la qualité de vie s’y rapportant ». Les populations urbaines les plus modestes sont aussi celles qui vivent dans les environnements les plus dégradés et souffrent le plus des problèmes d’environnement.

Les recherches en cours sur la qualité de l’air, les inondations et les risques liés à l’industrie montrent que les populations défavorisées vivent deux fois plus souvent que les autres à proximité d’une industrie polluante. Aujourd’hui, près de 90 % des industries londoniennes les plus polluantes sont situées dans des quartiers dont les habitants ont des revenus inférieurs à la moyenne. En France, 45 % des habitants des zones urbaines dites sensibles souffrent d’un bruit excessif, et 42 % de ces populations vulnérables sont exposées aux risques industriels, soit deux fois plus que celles d’autres quartiers.

Le concept de justice environnementale est né des luttes du Mouvement noir aux Etats-Unis. À partir de l’apprentissage de la lutte pour les droits civils dans les années soixante, les groupes organisés de défense des populations non anglo-saxonnes ont commencé à percevoir, au début d’une manière intuitive et ensuite systématique, que les activités très polluantes et dégradantes pour l’environnement présentaient une répartition à caractère ethnique et social. Elles se concentraient en fait dans les régions et les quartiers où la population était à forte majorité noire, indigène ou latine. Ce « racisme environnemental » démontrait la cohérence existant entre l’inégalité sociale et l’inégalité environnementale et impliquant que les populations exclues et marginalisées reçoivent une part disproportionnée de l’impact environnemental généré par le système socioéconomique.

La question de la discrimination est donc au centre de la réflexion du courant pour la justice environnementale, discrimination autant ethnique que de genre. L’écoféminisme, avec toutes les limites que l’on peut trouver dans ce vocable, est un produit de la fusion de l’écologie des pauvres et des analyses des féministes américaines.
La préoccupation politique pour la justice environnementale n’en est qu’à ses balbutiements. Le mouvement a eu une grande influence sur la réorientation du débat environnemental aux États-Unis qui ne se concentre désormais plus seulement sur l’utilisation efficace et durable des ressources naturelles, le culte de la vie sauvage et la préservation de la nature. En 1991, le mouvement a adopté un texte fondateur autour des « principes de justice environnementale ».

En insistant sur le racisme, la justice environnementale souligne l’incommensurabilité des valeurs, à savoir que la pollution ne peut pas simplement être compensé par l’argent parce que c’est d’abord une question de dignité humaine
Les peuples du monde entier voient leurs droits fondamentaux compromis par la destruction environnementale. Dans ce sens, le droit à un environnement propre et sûr est un droit de l’homme fondamental dont on ne peut priver une personne sur la base de la race, de la classe, de l’appartenance à une ethnie ou de la position dans le système économique mondial. La dégradation environnementale et l’exploitation des ressources mondiales par les pays industrialisés sont donc illégitimes et représentent une violation des droits de l’homme puisqu’elles diminuent la qualité de vie de ces personnes autre part dans le monde et sapent leurs chances dans la vie.

Dernier point, le mouvement de justice environnementale n’est pas limité aux pays de tradition anglo-saxonne. Les mouvements de jeunes des quartiers, notamment en France, sont d’abord des mouvements d’écologie urbaine pour un droit à la ville contre les discriminations sociales, ethniques, écologiques. Le Forum social des Quartiers populaires, l’organisation de centaines de listes au niveau municipal sont des héritiers directs des émeutes de novembre 95. La notion d’éco-justice est peut-être inconnue pour ces jeunes. Elle n’en reflète pas moins le programme politique sous-jacent à ces émeutes. La ville nous appartient disent-ils et ils pourraient se retrouver dans les trois caractéristiques du mouvement pour la justice environnementale :

− Premièrement, le discours sur les droits : le droit à un environnement propre et sûr est explicitement défini comme un droit de l’homme et constitue de plus un droit pouvant être garanti par la reconnaissance de droits civils comme le droit à la liberté d’expression, le droit d’association et le droit d’accès à l’information mais aussi le droit à la diversité culturelle et la lutte contre les discriminations.

− Deuxièmement, l’analyse des problèmes et des conflits environnementaux en termes de pouvoir : « Qui reçoit quoi, combien, quand et pourquoi ? et pas seulement en termes de conséquences environnementales. La concentration du pouvoir sur les plans financier, structurel et culturel est à la base des choix des sociétés et des gouvernements.

− Troisièmement, la structuration d’un mouvement populaire implanté localement. Structuré de manière informelle, organisé depuis sa base, dans lequel les femmes et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel.

3. L’écosyndicalisme

Les mouvements de contrôle ouvrier et populaire contre la pollution industrielle, pour la santé et un environnement sain sont encore peu développés. La pollution prend pourtant souvent sa source dans l’usine ou le travail industriel : Ce sont d’abord les ouvriers qui meurent du cancer, des accidents du travail, de l’air pollué… Ce mouvement a été fort dans les années soixante-dix quand les luttes pour les conditions de travail et la qualité de vie étaient des objectifs essentiels. Paul Jobin montre qu’au Japon les maladies professionnelles ont structuré un nouveau rapport au syndicalisme.

Après la fin des Trente Glorieuses, la montée en puissance du chômage et de la précarité a relativisé ces luttes. Aujourd’hui, elles recommencent à faire sens, comme le montre le cas de Mettaleurop. La crise écologique, les développements des maladies professionnelles liées à l’environnement, les catastrophes comme Bhopal, AZF, la croissance de mouvements environnementaux, leurs tentatives de structuration politique etc. ont conduit à des différenciations à l’intérieur du mouvement ouvrier : dans une série de pays, des syndicats entiers ou de fortes minorités − Sud en France, IG-Metall en Allemagne, − CGIL en Italie, mineurs britanniques etc. font preuve d’une sensibilité accrue face aux questions écologiques.

Depuis la Conférence de Johannesburg , la CUT du Brésil, les Commissions ouvrières en Espagne, la COSATU d’Afrique du Sud, la CGT française ont constitué une fondation internationale du travail pour le développement durable, « Sustainable Labour », pour prendre en compte les questions écologiques. Ce réseau écosyndical initié à partir des confédérations ne pèse pas encore de manière significative sur les orientations syndicales.

Malgré l’importance du problème de la dégradation de l’environnement en général et du réchauffement climatique en particulier, et malgré l’imbrication très forte des questions sociales, environnementales et démocratiques, la présentation que se fait d’elle-même la CSI (Confédération syndicale internationale) ne consacre pas un seul mot à l’écologie. La grande mutation que doit opérer le syndicalisme, à tous les niveaux, du local au global, est sans nul doute l’intégration en un seul champ d’analyses et de revendications des questions sociale et environnementale. L’organisation des victimes de l’environnement à partir de l’entreprise et en liaison avec les usagers et les organisations écologistes est un axe prioritaire dans une stratégie d’écologie populaire.


4. L’économie populaire solidaire

Nées depuis une trentaine d’année, ces entreprises de l’économie populaire du secteur informel sont liées à une propriété du capital souvent communautaire et collective. Elles sont une base pour la reconstruction d’un tissu social pour les plus pauvres fondée sur la coopération solidaire et l’esprit d’entreprise. Ces expériences sont souvent liées à la gestion de territoires et de ressources naturelles comme les puits, les projets d’irrigation, les coopératives pour gérer l’eau, les coopératives de travailleurs ruraux des sans-terre au Brésil, les productions liées au commerce équitable, les projets de micro-crédits, l’auto-construction.

Dans les zones urbaines des pays occidentaux, ces entreprises d’économie solidaire forment la base d’un tiers secteur de l’économie non marchande qui dans certains cas devient un moyen de construire des bourses du travail écosolidaires au service des précaires et des chômeurs : L’enjeu politique au Sud comme au Nord est la mise en place d’alternatives sociales crédibles pour créer un espace de l’économie à part entière montrant en grandeur nature les possibilités de transition.
Grâce à l’économie populaire se développe une nouvelle logique économique et sociale fondée sur les valeurs de solidarité et d’entraide opposée au système capitaliste. Cette économie est aussi une réponse politique qui tend à inverser la tendance de la globalisation par le retour au local. L’économie populaire permet de tracer une vision des contours de la société post-capitaliste et post-marchande susceptible de succéder au précariat subi dans lequel nous vivons. Il permet aussi de concrétiser cette vision par une action locale et quotidienne à la fois anticipatrice et plausible, réalisable actuellement. C’est l’application du double principe agir localement penser globalement, penser local agir global. Ces quatre composantes de l’écologie populaire trouvent leurs racines dans la pratique réelle de ces mouvements. L’écologie populaire se transformera en force politique si elle arrive à trouver une synthèse entre ses sources. Nous pouvons déjà constater qu’elles ont plusieurs points en commun :

Le refus de la séparation entre le social et l’environnemental ; entre les luttes contre les inégalités sociales et environnementales. C’est dans les zones les plus pauvres que se concentrent les injustices écologiques. La crise écologique n’a pas pris le relais de la « question sociale » – car elles sont liées –, l’écologie politique ne naît pas du néant et elle hérite de près de deux siècles de luttes sociales contre l’exploitation et l’aliénation. L’écologie s’inscrit dans cette continuité de l’histoire par la revendication de justice sociale et la contestation de la rationalité économique capitaliste. Mais elle s’en écarte quant à l’adhésion au mythe du progrès matériel infini. Les mouvements sociaux sont porteurs de l’aspiration écologiste car la polarisation de la richesse aggrave les prélèvements sur les ressources naturelles et les revendications sociales visant à améliorer les conditions de travail, d’hygiène et de sécurité sont des luttes écologiques à part entière qui modifie la nature même du combat social. Ce qui nous différencie de l’écosocialisme, c’est qu’en fin de compte nous considérons que le socialisme est une partie du tout, que l’écologie politique intègre les acquis du socialisme et non l’inverse, qu’il n’y a donc pas à juxtaposer l’écologie et le socialisme, le vert et le rouge car le vert est, par nature, rouge, que la crise écologique est si grave que seules des solutions à caractère socialistes sont possibles.

La lutte contre les discriminations. Qu’elles soient liées à la lutte des peuples autochtones, notamment les Indiens d’Amérique, contre la discrimination ethnique, des habitants des quartiers populaires des banlieues des métropoles contre la discrimination raciale et sociale ou celle des travailleurs contre la discrimination dans le domaine de la santé, la référence à cette catégorie est essentielle. C’est autour d’une lutte contre la domination que se constituent ces mouvements sociaux d’écologie populaire. Ces luttes ont deux objectifs : l’égalité et le besoin de reconnaissance. Il ne faut pas les confondre avec une lutte pour une quête identitaire. Lorsque les Indiens de Bolivie se battent pour le droit d’accès gratuit à l’eau, ils se battent en fonction de leur rapport à la terre, mais ils défendent un droit pour tous les pauvres, indiens et non indiens. La conséquence du besoin de reconnaissance est la demande par tous ces mouvements d’une exigence de justice fondée sur le droit de réparation individuel et collectif. C’est au sein du mouvement indien d’équateur qu’a été conceptualisé la revendication de la dette écologique. La lutte des amiantés pour le droit de réparation ou celle des victimes du saturnisme appartient à la même catégorie.

La convergence stratégique transnationale du combat écologiste et de l’altermondialisme autour de la question des biens communs. La mondialisation libérale a réduit les différences entre ce dont Martinez Alier appelait le narodnisme écologique du tiers-monde et le combat pour la justice environnementale au Nord. Il y a désormais une politique intérieure mondiale qui accélère les convergences entre les composantes de l’écologie populaire. La question des réfugiés climatiques modifie par exemple le rapport à la question des migrations internationales.

La lutte contre la fracture coloniale est un axe central de la recomposition politique pour faire émerger à côté des thématiques anticapitaliste et antiproductiviste, une gauche antidiscrimination.
Les mouvements pour l’appropriation des biens communs : en Amérique latine pour le droit d’accès à l’eau, en Inde contre les grands barrages, contre le brevetage du vivant, pour la justice climatique constituent déjà l’objet de coalitions majoritaires pour la transformation sociale. J’estime que la convergence autour de ce que le codex Justinanus définissait déjà en 529 comme appartenant à toute l’humanité : l’air, l’eau, la mer, les rivages de la mer mais aussi la terre et les biens communs modernes, la santé, l’éducation, la culture sont le point nodal des nouvelles constructions politiques. Que vaut une loi sur l’eau qui ne pose pas comme priorité le retour à une gestion municipale et contrôlée par les usagers de la gestion de l’eau, et par conséquent le dessaisissement par Veolia et Suez de la maîtrise de l’eau ? Exiger que les biens communs soient exclus du commerce mondial et les soustraire aux forces du marché est la première étape d’une confluence entre l’écologie populaire et l’altermondialisme.

La non-violence liée à l’idée d’auto-organisation collective : La rupture avec la notion de lutte armée n’est pas seulement liée à une conjoncture historique ou au développement de la désobéissance civile dans les mouvements sociaux. Le militarisme est contre-productif dans ses effets et surtout contredit l’idée que la force historique des pauvres et des peuples doit se déployer de manière autogérée. Pour l’écologie populaire, les avant-gardes autoproclamées et la professionnalisation de la politique sont contraires à l’option préférentielle pour les pauvres. L’émancipation est autant un objectif qu’un processus et il ne peut souffrir de raccourci. Comme diraient les zapatistes, « commander en obéissant ».

Conclusion
L’écologie populaire a trois chantiers devant elle :

I. La fédération progressive de ces quatre composantes autour de politiques et de campagnes communes. La mise en réseaux des victimes de l’environnement, des syndicalistes verts, des réseaux de l’économie populaire, des jeunes des quartiers ne sera pas facile, prendra du temps et devra tenir compte des évolutions au niveau de la gauche et de l’écologie politique.

II. La bataille idéologique pour l’hégémonie dans le mouvement écologique. La lutte contre l’idéologie du développement durable et de son effet anesthésiant sur la radicalité de l’écologie est le préalable de toute reconquête. Il est nécessaire d’opérer une déconstruction idéologique du développement durable. Les questions de lutte contre la consommation ostentatoire, contre la production de l’armement, contre les infrastructures autoroutières, le nucléaire, les agrocarburants sont des marqueurs. La transformation des mouvements de contestation du totalitarisme technologique fondés sur la désobéissance civile non-violente : OGM, nucléaire, etc. doit déboucher en une vision de la société alternative. Cela passe, comme le pointait déjà Gorz, par la compréhension théorique de la mutation que nous vivons, de sa portée à long terme, des impasses et des crises vers lesquelles elle se dirige...

III. La définition de politiques publiques radicales différentes de celles du développementisme vert : justice climatique, dette écologique, relocalisation, droit de réparation.

C’est seulement à l’aune de ces clarifications, que l’écologie populaire pourra se déployer comme un nouveau sujet politique.

Patrick Farbiaz