Histoire du fascisme aux États-Unis
de Larry Portis (CNT-RP) (extraits)
Article mis en ligne le 13 juillet 2008
dernière modification le 21 août 2008

Introduction

1. Un État entre démocratie et génocide

2. De l’esclavage à l’impérialisme

3. Répression sur la Terre promise

4. Débuts du fascisme « made in USA »

5. Fascisme et antifascisme

6. Krach du système et mouvances fascistes

7. Le conditionnement de l’esprit

8. La chasse aux sorcières est ouverte

9. Une société « consensuelle » en gestation

10. Vers une nouvelle droite radicale

11. « Crise de la démocratie » et dérive fasciste

12. Le devenir du fascisme états-unien

(Extraits)

Ce qui est frappant dans l’histoire des États-unis, et dans son système de gouvernance, c’est le contraste entre les principes qui ont prévalu lors de sa création et ont influencé le fonctionnement du système et, par ailleurs, les dérives dans leur application.

Un tel système démocratique est fondé, au moins dans l’imagination populaire, sur la stabilité nécessaire à la représentation de tous, et peut-être surtout sur la protection des plus faibles contre les puissants. Or, la caractéristique des systèmes de représentation démocratique réside dans une tension constante entre les intérêts des faibles et des puissants, au point que l’on peut dire que cette tension est au cœur du système. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les plus démunis soient privés des protections démocratiques.

Si l’intérêt général paraît exiger l’extermination des Indiens ou l’asservissement des Noirs, on devient aveugle aux contradictions engendrées par la discrimination, la violation des droits humains et les crimes contre l’humanité.

Aux États-Unis, le fascisme s’est graduellement développé, notamment en réponse aux tensions et aux conflits engendrés par l’avènement rapide d’un système industriel de production. Le syndicalisme, les antagonismes ethniques et racistes, les doctrines socialistes et les pratiques communautaires ont provoqué des réactions déterminées, de plus en plus organisées. Aux réactions élitaires du dix-neuvième siècle ont succédé les mouvances inspirées et financées par les élites capitalistes et les politiques sympathisants.

C’est ce processus qu’il est intéressant d’analyser. La démocratie états-unienne a une spécificité qu’il faut saisir pour mettre en contexte les contradictions qui souvent la rendent opaque. Or ce pays puissant, et même surpuissant, prend des décisions au plan international qui ont une influence certaine et des conséquences graves pour toute la planète.

À la fin de la Première Guerre mondiale, les instances étatiques sont confrontées à un problème qui dépasse la répression sociale et politique. Dans un premier temps, la guerre brise l’Internationale socialiste et sert de prétexte à réprimer toute opposition au capitalisme, mais elle provoque également des tensions sociales et génère des mouvements contestataires dans tous les pays industrialisés. L’agitation révolutionnaire est internationale. Des grèves générales se déclenchent en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Les révolutions russe et hongroise sont suivies d’une insurrection en Allemagne où les combats continuent pendant des années. En Italie, des usines sont occupées. Les conditions sont évidemment différentes d’une situation à l’autre, mais le problème demeure le même pour les dirigeants capitalistes : comment endiguer les mouvements et réduire le nombre de militants ?

Pour les industriels et les spéculateurs états-uniens, la nouvelle conjoncture est une aubaine bien que périlleuse. Les économies européennes sont ouvertes sans restriction aux capitaux et aux produits états-uniens. Par ailleurs, la démobilisation militaire a pour conséquence de créer aux Etats-Unis un réservoir de main-d’œuvre qui accepte les salaires les plus bas. Mais la situation doit se gérer avec prudence car le climat de contestation n’est pas éradiqué malgré la répression. La création d’une milice est donc jugée indispensable dans certains milieux de la classe capitaliste.

Il faut rester maître de la situation exceptionnelle de cette fin de guerre. Il est sans doute difficile aujourd’hui de comprendre le climat apparemment révolutionnaire qui règne aux Etats-Unis à la fin de la guerre. Les mouvements radicaux ont le vent en poupe avant l’entrée en guerre du pays en avril 1917. Du socialisme électoraliste au syndicalisme révolutionnaire des IWW, les partis, groupes et syndicats se définissant comme anticapitalistes progressent. C’est aussi l’époque où un mouvement dit « progressiste » influence la vie politique américaine. Un mouvement de réforme sociale contre les abus intolérables d’une économie capitaliste pour laquelle le mot « sauvage » est approprié. La pression sur les patrons et le gouvernement est croissante pour améliorer les conditions de vie, de travail, le logement, pour limiter la concentration industrielle, sanctionner la corruption et réglementer le monde des affaires.

Jusqu’à la fin des années 1930 et au début de la Seconde Guerre Mondiale, la Légion américaine est le groupe paramilitaire fascisant de droite le mieux organisé et le plus actif au plan national. L’organisation, composée d’anciens combattants et calquée sur le modèle des chemises noires de Mussolini, prône et pratique ouvertement la répression de tout mouvement contestataire en toute impunité. Les membres de la Légion opèrent en uniforme de l’armée états-unienne. En 1937, leur commandant, Harry Colmery, donne la consigne de ne plus opérer sous l’uniforme. Le climat change en effet sous la présidence de Franklin D. Roosevelt. Mais la Légion poursuit ses actions… Mais sans l’uniforme militaire.

Le fascisme n’est pas seulement un problème d’idée ou de complots élitaires. Toutes les classes et les catégories sociales sont réceptives aux appels autoritaires dans les moments de crise. Les travailleurs et les laissés-pour-compte, assujettis aux structures familiales ou institutionnelles, sont transformés pour beaucoup en chair à canon ou en collaborateurs. La « servitude volontaire » persiste dans les grands bouleversements sociaux. Dans les années 1930, Wilhelm Reich explique pourquoi l’appauvrissement des « masses » ne débouche pas forcément sur la conscience de classe politique et révolutionnaire attendue des marxistes doctrinaires.

Pour les intellectuels — journalistes, professeurs, managers et « professions libérales » —, l’attirance envers l’autorité se fait presque automatiquement car, mentalement et en raison de leur formation, les « classes intermédiaires » sont respectueuses de l’ordre. Leur travail consiste, d’une façon ou d’une autre, à « rationaliser » un processus ou à discipliner leurs subalternes. Quant à leur position hiérarchique, elle repose sur leur capacité à contrôler une situation donnée. En bref, les intellectuels constituent une élite managériale qui peut considérer les solutions autoritaires comme une nécessité rationnelle au désordre et à l’instabilité. Pour les industriels, les financiers et leurs représentants dans les institutions administratives et politiques, un tel raisonnement est secondaire car le recours à la force et à l’intimidation leur paraît naturel.

Les courants de pensée et les formations politiques fascistes ou fascisants des années 1930 sont bien dans la continuité des précurseurs de la décennie précédente. Henry Ford, l’American Legion, le Ku Klux Klan et l’émergence d’un courant populiste de droite dans les années 1920 prépare les Etats-Unis à l’émergence du fascisme. Mais si le fascisme est une affaire des élites, il implique immanquablement toute la population. Dans les années 1930, un mouvement, ou plutôt le ferment d’un mouvement fasciste se concrétise dans le courant populiste et non par la formation d’unités paramilitaires.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution de la communication de masse est influencée par deux éléments essentiels : la commercialisation de la télévision et la répression de la gauche, d’abord marginalisée puis écartée du débat public.
Il est difficile d’évaluer comparativement l’influence de ces changements dans le discours public. La culture politique est diversement affectée par ces deux changements. L’anticommunisme de la guerre froide contribue certainement à la transformation du contenu des idées politiques et même des perceptions sociales. De nombreux groupes ont pour but de discréditer la pensée socialiste, le syndicalisme radical et le réformisme social. Le débat sur le socialisme, le communisme et le fascisme, très vif dans les années 1930, est remplacé par un discours largement diffusé qui fait l’amalgame entre communisme, fascisme, « totalitarisme » et socialisme bon teint. La moindre critique du capitalisme et de ses institutions débouche immanquablement sur le refus de toute discussion politique.

Depuis le début des années 1980, l’instauration d’un régime fasciste est de plus en plus envisageable aux Etats-Unis. La condition principale d’une telle dérive est l’affaiblissement de l’économie. Il est vrai que tant que l’économie était en expansion, depuis la création des Etats-Unis jusqu’aux dernières décennies du vingtième siècle, les libertés et les droits civiques ne risquaient pas de remettre en question les rapports sociaux établis et le bien fondé des institutions. Malgré des épisodes historiques où la Constitution, si vénérée, fut sérieusement bafouée, le retour aux principes et aux pratiques de la « démocratie » s’est toujours effectué, dans les apparences. Ce retour s’avère peut-être plus difficile dans la phase contemporaine.

Qu’une partie significative de la population des Etats-Unis soit largement préparée à se soumettre à un régime autoritaire, à céder sur ses droits civiques, semble évidente. Idéologiquement, la culture politique ambiante dans ce pays se prête à la dérive autoritaire. Mais ce n’est pas nouveau, il a déjà existé des moments de la courte histoire de cette république où les protections constitutionnelles ont été suspendues. Alors, peut-on parler d’un danger de l’émergence du fascisme aux Etats-Unis ?

Pour répondre à cette question, il faut revenir aux précisions terminologiques du départ. La différence est grande entre la réalité d’un régime fasciste établi, la présence d’une mouvance fasciste reflétée par des courants d’idées fascistes, la formation de partis politiques fascistes et même de groupes paramilitaires. Tout cet apanage d’une mouvance autoritaire a existé aux États-Unis depuis au moins un siècle et demi, sans qu’il y ait eu prise de pouvoir par un régime fasciste. Ensuite, l’instauration d’un régime politique fasciste répond aux besoins d’une société capitaliste et, par société capitaliste, il faut entendre une société dominée par une classe capitaliste. Si l’affaiblissement de l’économie crée des conflits sociaux ingérables, il faudra sans doute avoir recours à un régime limitant l’expression populaire. Ce processus est, bien entendu, complexe ; dans une société industrielle capitaliste avec une tradition politique fondée sur la sacralisation des idéaux républicains, un simple coup d’état est difficilement concevable.

De plus, les divisions et les divergences de toutes sortes existent au sein des cercles du pouvoir ; il n’y a pas de consensus parmi les dirigeants qui permette l’élaboration d’un projet de société ayant l’aval de tous. En revanche, il existe en permanence un jeu de tendances et de pouvoir. Pour arriver à un régime fasciste dans une telle société, il faut progressivement amener les différents secteurs et les classes sociales à l’acceptation de cette solution. Les cas de l’Italie et de l’Allemagne sont assez éloquents à cet égard. Mussolini et Hitler ont joué en fonction des crises parlementaires produites par des conflits sociaux et des économies en déroute. Leurs démarches ont pris du temps, outre le fait qu’il fallait aussi de l’audace et de la chance ; rien n’est prédéterminé ou inévitable. Aux États-Unis, ce qui frappe en ce début du vingt-et-unième siècle, c’est la manière dont la conjoncture politique et économique semble particulièrement propice à une solution fasciste, bien que la population soit profondément divisée.