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Jean-Luc Debry
Tous propriétaires (extraits)
Un univers d’employés et de chefs de bureau
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 7 mai 2008

La Noce chez les petits-bourgeois de Bertolt Brecht aurait été écrite, dit-on, à l’automne 1919 et fut créée en 1926 à Francfort. La première publication, posthume, eut lieu en 1961. Dates qui, cela saute aux yeux immédiatement, ne sont pas anodines au regard de l’histoire européenne. Entre 1919 et 1926, la social-démocratie allemande écrase le mouvement révolutionnaire dans un bain de sang tandis que, par ailleurs, le communisme de parti et son fils légitime, le stalinisme, conquièrent définitivement l’hégémonie du mouvement ouvrier. Une classe bureaucratique prend le pouvoir. À partir de 1926 le mouvement nazi entame sa marche vers le pouvoir. Et c’est vers 1961 que débute la perte d’influence des partis communistes occidentaux.

La construction du mur de Berlin date en effet précisément de cette époque et sa destruction, en 1990, marque la fin d’une conception bureaucratique de la domination de l’économique. Cette période encadre le déclin des partis staliniens. Étrange coïncidence qui souligne à quel point cette pièce de théâtre est inséparable d’une lecture historique et ne peut être comprise que dans le cadre d’une prise en compte de la nature politique des rapports de force qui, dans un tel contexte, s’inscrivent dans un processus global qui rejaillira fatalement sur la façon d’organiser la domination de l’économique sur le social. La Noce se déroule dans un monde d’apparence soumis aux conventions. Espace réduit qui décrit assez bien la petite-bourgeoisie lors de l’établissement des prémices de leur domination. Dans ce monde intemporel - aucune date, aucune allusion à l’extérieur, aucune référence à un ailleurs identifiable -, dans ce monde où toutes formes de repères historiques et politiques, culturels, géographiques sont gommées, des personnages représentatifs de cette classe sont aux prises avec leur propre vacuité. Ils évoluent comme englués dans leur médiocrité et entretiennent, paradoxalement, eu égard à ce qu’ils laissent entrevoir de leur âme, un sentiment de supériorité qui les rend immédiatement détestables. Cette classe infatuée d’elle-même s’expose pour ce qu’elle est, un aboutissement historique dans la négation du tragique et la réduction de l’autre au clone de soi. Elle est l’incarnation de la fin de l’histoire, c’est-à-dire de son effacement au profit de l’actualité la plus immédiate avec ce que cela comporte de sordide, d’amnésie et de malhonnêteté intellectuelle. Le tout présenté sous les auspices de l’innocence et de l’irresponsabilité. La dissolution du social dans une célébration d’un individualisme empreint de conformisme et de faux-semblant est, pourrait-on dire, le signe le plus flagrant de sa victoire, une victoire sans partage. Laquelle accomplit la domination idéologique d’un néant bavard et futile tourné uniquement vers lui-même.

Cette mise en abîme semble donner à ses thuriféraires une source d’inspiration où ils puisent leur autosatisfaction qui, par bien des côtés, ressemble à une célébration de l’anéantissement de la parole dans sa propre caricature. Cette classe, moyenne en tout, hisse en effet le « déparlé » au stade le plus parfait de la fausse conscience et glorifie le lieu commun en lieu et place de toute pensée inspirée. Elle est le siècle, son idéal et sa réalisation.

Le huis clos brechtien montre une classe sociale qui, à l’occasion des révolutions ou lors de la montée en puissance du fascisme, en basculant d’un côté ou de l’autre, à défaut d’être acteur de l’histoire, joua un rôle semblable à celui de Wellington à Waterloo. Cette classe, que Bertolt Brecht nous dépeint, précipita, en se ralliant à l’ordre bourgeois - obsédée qu’elle était, jusqu’à la phobie, par la sécurité -, la défaite de l’insurrection spartakiste et de la République des conseils en Bavière. Puis elle accéléra la prise du pouvoir par Hitler. Dans le même temps, investissant l’appareil bureaucratique, elle servit de terreau à l’emprise stalinienne sur l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Ensuite, bien plus tard, elle contribua à sa chute et accélérera sa perte d’influence. À chaque fois, elle fit pencher la balance d’un côté ou de l’autre. À chaque fois, l’idéologie productiviste de la croissance, le culte de la valeur travail, furent glorifiés par des stipendiés imbus d’eux-mêmes, contingents fournis par une classe, qui, par tous temps, grenouille dans les moyens d’information et de propagande des régimes qu’elle sert. Animés par un carriérisme qui ne connaît ni frein ni pudeur, capables de proférer les pires mensonges ou des inepties d’un crétinisme sans limites, le tout avec une candeur désarmante de bonne foi, ils imbibent les consciences. En 1953, Armand Robin, dans La Fausse Parole, lucide parmi les lucides, écrivait : « Je rencontrais quotidiennement des personnes de ma connaissance que je ne reconnaissais plus, car, sitôt après des formules de salutation et de ‘‘plaisir de se revoir’’, j’entendais tomber de leurs lèvres, telle des gouttes d’une trop grossière pluie, des paroles téléjetées. Le tam-tam de l’incohérence mentale résonne dans le plus reculé village ; on voit dans les hameaux les envoûtés se grouper, se mettre en marche avec des pas mécaniques scandant en somnambules les formules destinées à les tenir en état d’aliénation » (Armand Robin, 2002, p. 57). De nos jours, les Jdanov de l’idéologie libérale ne manquent pas, qui servent aux noceurs brechtiens leur soupe quotidienne (et pas seulement sur TF1 ou Canal Plus). Cette caste servile de sophistes, que Brecht a baptisée les Tuis dans Le Roman des Tuis et Turandot ou le congrès des blanchisseurs, fait commerce de son art dans le dessein d’agir en faveur du pouvoir en place. Dans La Politique de la littérature, Jacques Rancière explique que chaque matin il se rend au marché « où, dit-il, s’achètent les mensonges ». Il fait ainsi référence au personnage de Brecht pour mettre en lumière la façon dont l’éloquence de « l’intellectuel marchand d’opinions », digne héritier des sophistes, met son talent au service d’un pouvoir politique qui en retour lui offre sa protection et des avantages de toutes sortes. À travers le rôle des Tuis, Brecht s’interroge sur la fonction de l’intellectuel dans une société où les instances qui gèrent l’organisation de la domination économique sont désormais totalement décomplexées et, fortes de la servilité des Tuis, instaurent un monde de mensonge et de fausse conscience, en parfaite connaissance de cause. Dans la pièce, l’histoire se passe en Chine, l’empereur et les spéculateurs de toute nature qui l’entourent, pour s’enrichir au détriment des petits producteurs, ont créé artificiellement une crise des matières premières, en l’occurrence il s’agit ici du coton. Mais, comme la révolte gronde dans l’Empire, l’empereur organise un concours d’éloquence dans le dessein d’apaiser la colère des paysans ruinés par leur manœuvre mafieuse. La récompense, excusez du peu, sera la main de sa fille. Les candidats déploient, stimulés par cette perspective, des trésors d’éloquence. Mais, et c’est là que le génie de Brecht pointe avec pertinence ce qui nous concerne directement dans une société dominée par des intellectuels qui mettent tout leur talent et leur art au service du pouvoir, il y a toujours un moment où, grisés par leur propre faculté à produire du discours, les impétrants disent, presque à leur insu, « une part de vérité ». Turandot, un paysan monté à la ville dans l’espoir de devenir un Tui, fait remarquer aux spectateurs que nous sommes, un peu à la manière des chœurs antiques qui commentent l’action afin de la rendre intelligible, qu’il faut toujours écouter, ou lire, attentivement les Tuis, car même dans leurs mensonges les plus grossiers, même chez les sophistes les plus habiles, « il y a une part de vérité qu’il faut savoir déceler ». Et, pour ce qui le concerne directement, cela l’aidera à faire son choix puisqu’il choisit d’aller rejoindre les rebelles.

Dans la cour des puissants, dans l’antichambre du pouvoir, il y a toujours un noyau d’intellectuels, idéologues, propagandistes, donneurs de leçons, moralistes d’occasion, des Tuis donc, qu’il faut savoir écouter car au cœur même de ce dispositif de domination par la langue et l’esprit se niche « une vérité » qui permet de comprendre la nature de leur intention et de capter des informations précieuses pour décoder des situations dont ils s’efforcent de masquer la nature. Et, dans tous les cas, ils nous instruisent sur les modalités d’un processus de domination dont nous - employés et chefs de bureau - sommes à la fois la cible, les acteurs et les victimes. Les Tuis énoncent avec le plus grand sérieux, et à propos de tout, ce que l’opinion du public doit être. Dans Le Temps de la fin, Günther Anders fait écho à ce constat. Il résume bien ce qu’est « l’opinion » en la considérant sous l’angle du « fait social ». Il la compare à « la coutume ». Cela signifie, écrit-il en 1960, « qu’elle n’est pas mon opinion, ton opinion mais toujours l’opinion imprimée en moi ou en toi par le travail incessant des mass media, c’est-à-dire un préjugé » (Günther Anders, 2009, p. 68). Quoi qu’il en soit, les Tuis prennent la place des esprits critiques d’antan tout en gardant la pose. Ils assurent « la conformité du produit » et, le cas échéant, interviennent dans le cadre « d’un service après-vente » avec plus ou moins de bonheur. D’ailleurs, ils ne se privent pas de le rabâcher à tout bout de champ, « On fait notre boulot », comme si à cela il n’y avait rien à redire. Günther Anders constate : « Nous vivons une époque dans laquelle il y a des mains propres en masse : l’inflation d’hommes pleins de bonne volonté est considérable. Nous allons périr noyés sous un déluge d’innocence » (Günther Anders, 2006, p. 60). Notons au passage que cette triste expression, « faire son boulot », qui dédouane son auteur, on la retrouve indifféremment dans la bouche du militaire, du policier, du juge et du journaliste lorsque, quels que soient leurs actes ou leurs paroles et leurs conséquences, leurs consciences sont interpellées. Car, ne nous y trompons pas, l’opinion publique est aussi un commerce qui possède son marché, ses produits d’appel et ses gammes. Et, à l’ère de la domination des classes moyennes, le commerce du juste milieu connaît des périodes de forte croissance.

Dès 1944, dans La Dialectique de la raison, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer se penchaient déjà sur l’efficacité de l’assujettissement par la propagande industrielle pour en étudier les mécanismes et les conséquences. Leur objet d’étude et de réflexion était un système qu’ils pointaient comme tout entier centré sur la rationalité. Les auteurs, en référence à la littérature et au cinéma de l’époque préfasciste, comme Berliner Alexanderplatz d’Alfred Doblïn, d’évoquer « une vie soumise sans cesse aux pressions du système, dont le seul signe de civilisation est un comportement d’automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion ». « Cette société de désespérés sera une proie facile pour le gangstérisme » (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, 1974, p.161). Gangsters que l’employé, homme modeste s’il en est, encadré par des chefs de bureau zélés, se résigne à servir sans état d’âme. Tous, quelle que soit leur place dans l’appareil de production ou dans l’appareil d’État, quelle que soit leur fonction, leur grade ou leur qualité, deviennent des employés, des exécutants ignorants des conséquences finales de leur travail. Dans une société d’employés, les comportements des individus sont conformistes. Ils obéissent aux injonctions d’un système d’aliénation dont le cinéma, la radio, la télévision, et Internet, assurent avec adresse et brio une mise « à la norme » qui ne souffre aucune contestation. Par conformisme, dans ce monde peuplé d’employés, dissous qu’ils sont dans leur fausse identité, « chacun pour être heureux se livre pieds et poings liés [au jeu de l’identification avec le pouvoir] et renonce à la prétention au bonheur » (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, 1974, p. 162). Et, pour survivre à sa propre ruine, ce sujet a-historique est apte à faire n’importe quel travail avec un manque de conviction qui le prédispose à adhérer à un processus dans lequel se confirme « la disparition de l’individu » en tant qu’acteur social de la résistance au pouvoir. Une sorte de grève du zèle permanente permet à l’employé d’exécuter les procédures au pied de la lettre sans avoir à se fatiguer en se posant comme acteur conscient du dispositif qu’il fait fonctionner. « Un conte molussien (1) raconte l’histoire d’une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui dessillant les yeux, mais en lui infligeant une cécité supplémentaire : elle le rendit également aveugle à l’existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité - elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves » (Günther Anders, 2002, p. 146).

Dans Les Employés, rédigé en 1929 à Berlin, Siegfried Kracauer décrit précisément cette classe, qu’évoqueront quelques années plus tard Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, et à laquelle, aujourd’hui, chacun est sommé de s’identifier : la fausse conscience, la nécessité de « bien présenter », l’idéologie du jeunisme avec sa cohorte de produits de beauté, l’organisation des loisirs qui miment la convivialité, les nouvelles formes d’organisation du travail, et la soumission librement consentie à une hiérarchie, en résumé tout ce qui préfigure la domination du spectacle dans la vie quotidienne y est exposé avec une évidence et une simplicité qui, à 78 ans d’écart, résonnent avec une justesse terrifiante. L’auteur montre qu’il s’agit d’une globalité idéologique qui, du travail au loisir, repose sur la croyance en une harmonie préétablie instaurée de facto par la domination de l’économique jusque dans la sphère de l’intime. Pour le dire avec les mots de Marcel Mauss, il décrit un fait social total. Dans ce texte remarquable, Siegfried Kracauer nous dit aussi que cette classe (en réalité une idéologie) « se distingue du prolétariat par le fait qu’elle se trouve spirituellement sans abri » (S. Kracauer, 2004, p. 111). Et, il ajoute que « l’appartenance au prolétariat n’est pas une question de salaire », mais, comme nous l’explique l’auteur, repose sur une conscience sociale et historique, notamment dans le refus, ou dans l’incapacité structurelle, de confondre les intérêts du travail et du capital. À l’inverse, l’appartenance au monde de l’employé repose sur le principe de l’adhésion inconditionnelle aux codes et à la culture de la soumission et sur la consommation du spectacle de cette soumission Les images, dit-il, cinéma, magazines, agissent comme des formules magiques qui hypnotisent et précipitent « les médiums » dans une fuite de la réalité. Sur ce point, Walter Benjamin et Siegfried Kracauer développeront une interprétation similaire à propos de la tendance fondamentale de notre époque à une esthétisation de la politique dont le fascisme sera, en quelque sorte, l’expression la plus aboutie.