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Analyse critique des causes
de la flambée des prix agricoles mondiaux
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 28 avril 2008

I. – Classement des causes de la flambée récente des prix agricoles

On peut distinguer les causes liées à l’augmentation de la demande de celles liées à l’insuffisance de l’offre ou à la hausse des coûts, sachant que certaines causes ont eu des effets à court terme, alors que d’autres correspondent à des tendances de long terme.

1°) Causes liées à la demande

a) La cause essentielle a été l’envolée de la production de biocarburants depuis 2006 qui a réduit les volumes de céréales et oléagineux disponibles pour l’alimentation humaine directe et a entraîné la hausse des prix des produits animaux consommateurs d’aliments du bétail.

b) La hausse de la consommation des produits alimentaires, notamment de produits animaux, et donc de « grains » (céréales et oléagineux), est certes liée à la hausse rapide du niveau de vie des pays émergents comme la Chine et l’Inde, mais c’est une tendance à l’œuvre depuis longtemps qui ne peut rendre compte de la flambée récente des prix agricoles.

La croissance de la population mondiale à long terme – de 6,6 milliards en 2007 à 9,3 milliards en 2050, qui concernera les seuls PED – n’est pas responsable de cette flambée. Mais elle évoque les difficultés à venir pour satisfaire les besoins en 2050, alors que 854 millions d’humains souffrent encore de sous-nutrition chronique et que plus de 2 milliards souffrent de malnutrition (déficit en protéines, vitamines ou oligo-éléments).

c) Plus récemment la spéculation financière massive sur les prix des matières premières agricoles (et non agricoles, dont le pétrole) liée à la chute des valeurs mobilières et à la dépréciation du dollar.

d) Mais aussi la spéculation des commerçants et des consommateurs anticipant la poursuite de la hausse des prix, et les importations gouvernementales de pays comme les Philippines pour décourager la spéculation des commerçants nationaux.

2°) Causes liées à l’offre

a) Les baisses de production :

 à court terme, celles dues à des calamités naturelles (sécheresse ou pluviométrie excessive),

 ou, en tendance depuis plusieurs années, des hausses de production inférieures à celles de la demande, entraînant la baisse des stocks, du fait du plafonnement des rendements et surtout d’une moindre compétitivité due à des importations à prix de dumping. C’est l’aberration des règles des échanges agricoles – promues par la Banque mondiale, le FMI, l’OMC et les pays développés – ayant obligé les PED à réduire leur protection à l’importation tout en autorisant le dumping des pays développés camouflé sous des subventions agricoles internes massives.

b) La flambée des prix du pétrole : qui a renchéri le coût des intrants agricoles et les frais de transport et qui a justifié les décisions politiques d’accélérer la production de biocarburants.

c) Plus récemment les restrictions ou embargos à l’exportation de produits agricoles d’un grand nombre de pays exportateurs pour garantir la sécurité alimentaire de leurs citoyens à un prix raisonnable, et qui ont accéléré la flambée des prix.

II. – La responsabilité des principaux pays dans la flambée des prix agricoles mondiaux

Les médias occidentaux imputent une responsabilité importante à la Chine et à l’Inde du fait de la forte hausse de leur consommation alimentaire liée à leur forte croissance économique. En fait la responsabilité principale repose sur les États-Unis et l’Union européenne.

1°) La Chine

La balance commerciale agricole est restée excédentaire de 4 à 5 milliards de $ (mds$) de 1995 à 2003, a été déficitaire en 2004 (de 4,9 mds$) et 2005 (de 1,5 md$) et à nouveau excédentaire en 2006-2007 de 7 mds$. Et ce malgré des importations nettes de 28 Mt de graines oléagineuses et de 8,5 Mt d’huiles en 2006-2007.

La Chine a-t-elle contribué à l’expansion des biocarburants ayant alimenté la flambée des prix des grains ? Si elle a produit 3,8 mds de litres de bioéthanol en 2006 (3e rang mondial), dont 90 % à partir du maïs, elle a interdit en juin 2007 toute nouvelle production de maïs pour éthanol après la hausse de 42 % du prix du porc en 2006. Sa production a alors baissé de moitié, à 1,8 mdl, en 2007. Comme elle est restée exportatrice de maïs, on ne peut lui imputer une responsabilité dans la flambée des prix mondiaux des céréales. Et comme elle n’a produit que 50 000 t de biodiesel en 2006 contre un objectif de 2 Mt en 2010, elle n’est pas responsable de la flambée des prix des huiles.

La valeur ajoutée agricole de la Chine a augmenté de 4,5% par an de 2003 à 2007. Mais il y avait encore 154 millions de Chinois sous-nutris chroniques en 2002-2004.

L’impact négatif de la Chine sur la flambée récente des prix agricoles doit donc être écarté, même si elle devrait avoir à long terme un déficit accru de sa balance commerciale agricole.

La Chine a pris conscience de ces défis : hausse des investissements agricoles de 31 % en 2007 et doublement des subventions agricoles en 2008 par rapport à 2004, à 79,2 mds$.

2°) L’Inde

Elle est restée exportatrice nette de produits agricoles (poissons inclus) depuis 1995, pour plus de 5 mds$ par an, et les céréales représentent près de 20 % des exportations agricoles : surtout du riz (environ 5 Mt/an) mais aussi du blé de 2001-2002 à 2005-2006.

Quant aux oléagineux, si l’Inde est un gros importateur d’huile (5,4 Mt), elle exporte presque autant de tourteaux d’oléagineux (5,2 Mt en 2007-2008). Comme le prix du tourteau de soja est supérieur de un tiers à celui de l’huile, l’Inde est excédentaire dans ses échanges d’oléagineux.

L’Inde est aussi exportatrice nette de viande et de produits laitiers. Au total l’excédent de la balance commerciale agricole a probablement augmenté en 2007-2008.

L’Inde et les biocarburants : elle est devenue le 4e producteur de bioéthanol avec 1,9 md de litre et une capacité de 2,9 mds de litres et entend couvrir 20 % de ses besoins en diesel pour 2011-2012 à partir de biodiesel tiré de l’huile non comestible de Jatropha cultivé sur terres arides. Mais ce programme n’aboutira pas car le gouvernement a fixé un prix du biodiesel inférieur au coût de production des industriels qui paient aux agriculteurs un prix non incitatif. Le ministre des Finances a déclaré le 26 mars 2008 que c’est « de la folie de cultiver des aliments pour les transformer en carburant ». Cela laisse entrevoir l’arrêt de tout soutien gouvernemental.

Mais le dynamisme de la production agricole en Inde est bien moindre qu’en Chine et la valeur ajoutée agricole n’a augmenté que de 2,7 % par an de 2003 à 2007. Que l’Inde soit exportatrice nette de céréales et que le taux de croissance du PIB ait dépassé 8 % depuis 2004 n’empêche pas qu’elle continue à avoir 212 millions de sous-nutris chroniques en 2001-2003 et que leur nombre a augmenté de 10 millions depuis 1995-1997.

Si l’agriculture indienne aura bien plus de mal que la Chine à faire face à ses besoins alimentaires futurs, l’impact négatif de l’Inde sur la flambée actuelle des prix doit être écarté.

3°) Les États-Unis, le bioéthanol de maïs et le biodiesel de soja

Les États-Unis sont les premiers responsables de la flambée des prix agricoles et des émeutes de la faim par les objectifs déments pour la production de biocarburants et parce que les prix des grains des États-Unis font les prix mondiaux sur lesquels les autres pays exportateurs s’alignent.
La production de maïs pour l’éthanol est passée de 41 Mt en 2005-2006 à 79 Mt en 2007-2008, soit de 14,4 % de la production à 23,7 % et atteindrait 33,2 % en 2015-2016 pour remplir le mandat voté par le Congrès. Les chercheurs américains estiment que cela fera encore monter le prix du maïs, mais impliquera des subventions croissantes pour que la production d’éthanol reste rentable.
Liens entre la hausse de prix du maïs induit par l’éthanol et les prix des autres grains : la forte hausse de prix du maïs en 2006-2007 a entraîné une forte hausse des surfaces et une récolte record en 2007, au détriment des surfaces de blé et de soja dont les prix ont bondi davantage que celui du maïs, d’autant que leur coût de production est bien moindre que celui du maïs.

Il est clair qu’avec 79 Mt de maïs pour l’éthanol en 2007-2008 – soit 23.7 % de la récolte, 24 % de plus que les exportations et 82,5 % des exportations mondiales de maïs –, et puisque les prix FOB des États-Unis font les prix mondiaux, les États-Unis sont les premiers responsables de la flambée des prix mondiaux du maïs et des autres grains compte tenu de leurs effets de substitution.

La responsabilité de l’éthanol de maïs des États-Unis est d’autant plus incontestable dans la flambée des prix mondiaux des grains que le bioéthanol du Brésil, qui talonne la production des États-Unis, est produit à partir de la canne à sucre et que le prix mondial du sucre est resté très bas en 2007 et était encore inférieur en février 2008 à son niveau moyen de 2006.

Les États-Unis font peser une menace d’autant plus forte sur les prix mondiaux à venir qu’ils n’ont aucune raison de stopper les biocarburants puisque la flambée des prix a fait bondir de 48 % le revenu net agricole en 2007 et l’excédent des échanges agricoles à 11,9 mds$ contre 4,6 mds$ en 2006. Pour 2008 le revenu progresserait de 4 % et l’excédent agricole bondirait à 24,5 mds$.

2°) L’Union européenne, le bioéthanol de céréales et betterave et le biodiesel de colza

L’Union européenne à 27 prétend nourrir le reste du monde tout en pointant la Chine et l’Inde comme responsables importants de la flambée des prix agricoles ! Cette prétention est risible car :

a) La balance commerciale agricole de l’Union européenne a été constamment déficitaire : de 16,9 mds€ (21,2 mds$) avec les produits de la pêche pour 2006 et encore de 3,1 mds€ (3,9 mds$) sans ceux-ci.

b) L’Union européenne à 27 est la première importatrice nette d’oléagineux, loin devant la Chine : 17 Mt de graines oléagineuses (dont 15,3 Mt de soja), 27 Mt de tourteaux (dont 22,1 Mt de soja) et 8,2 Mt d’huiles (dont 1,4 Mt de soja) en 2006-2007.

c) L’Union européenne à 27 est devenue en 2007-2008 importatrice nette de 10,1 Mt de céréales : elle resterait exportatrice nette de blé pour 2,5 Mt mais ses importations nettes de céréales secondaires seraient de 11,6 Mt plus 1 Mt de riz.

d) Les biocarburants sont aussi responsables de la flambée des prix agricoles : l’Union européenne a un objectif d’incorporation de 5,75 % de biocarburants dans les carburants des transports en 2010 et de 10 % en 2020.

i) Le biodiesel représentait en 2006 80 % des biocarburants de l’Union européenne (4,9 Mt contre 1,2 Mt pour le bioéthanol), et la capacité de production a bondi à 10,2 Mt en 2007, permettant d’atteindre l’objectif de 10 % à l’avance. L’Union européenne a produit 77 % du biodiesel mondial en 2006, loin devant les États-Unis (0,8 Mt). En 2006-2007, le biodiesel a absorbé 64 % de l’huile de colza utilisée dans l’Union européenne à 25, la balance commerciale de graines de colza est déficitaire et l’Union européenne importe 45 % de ses besoins en toutes huiles ; ses importations d’huiles et corps gras végétaux ont doublé de 2000 (5,2 Mt) à 2006 (10 Mt). Cela a entraîné une hausse du prix de l’huile de colza supérieure à celle des autres huiles.

ii) La production de bioéthanol a atteint 1,77 mdl en 2007, au 4e rang après les États-Unis (24,6 mdsl), le Brésil (19 mdsl) et la Chine (1,84 mdl). Comme la consommation a été de 2,7 mdsl en 2007, les importations du Brésil ont été de 1 mdl, malgré un droit de douane de 0,26$/l. Le 1,560 mdl d’éthanol de l’Union européenne en 2006 a été produit à partir de 1,4 Mt de blé, 1,1 Mt d’orge, 0,5 Mt de maïs et 0,8 Mt de betteraves. Mais l’objectif pour 2012 d’atteindre 10,1 mdsl d’éthanol nécessiterait 11,2 Mt de blé, 1,1 Mt d’orge, 3,2 Mt de maïs, 0,5 Mt de seigle et 35,2 Mt de betteraves. Si l’éthanol a déjà contribué significativement à la hausse de leurs prix, il le fera infiniment plus d’ici à 2012 si les objectifs sont maintenus.

L’Inra estime que, pour incorporer 5,75 % de biocarburants en 2010 sans importations, cela nécessiterait 13 millions d’hectares, soit 20 % des surfaces arables actuelles, ce qui poserait des problèmes d’environnement et augmenterait beaucoup le prix du colza. A fortiori l’objectif de 10 % pour 2020 aurait des répercussions difficilement imaginables sur les surfaces et les effets sur l’environnement, tant dans l’Union européenne que dans les pays d’où viendraient les importations.

iii) Les critiques aux biocarburants de l’Union européenne, et en général celles de la société civile exigeant un moratoire de la production et des importations de biocarburants dans l’Union européenne et celles de politiques (Gordon Brown, le Parlement européen, le commissaire à l’Environnement, Stavros Dimas, l’OCDE, la Banque mondiale, le FMI et la FAO) ont conduit la Commission européenne à proposer des restrictions à l’importation d’huiles végétales de pays où leur production dégrade l’environnement, proposition que le Conseil devrait adopter le 7 mai 2008.

Mais la Commission européenne a rejeté le 14 avril 2008 l’affirmation de Jean Ziegler que la production de biocarburants est « un crime contre l’humanité », arguant que remettre en cause cette composante de son programme de lutte contre le réchauffement climatique remettrait aussi en cause son objectif de réduire de 20 % en 2020 les émissions de gaz à effet de serre. La Commission suit les industriels des biocarburants qui nient tout impact sur les prix mondiaux.

3°) Les autres responsabilités des États-Unis et de l’Union européenne dans les émeutes actuelles de la faim

a) Les États-Unis et l’Union européenne ont élaboré ensemble l’Accord sur l’agriculture (ASA) de l’OMC qui a ruiné les agricultures des PED.
Si, face à la flambée des prix alimentaires, le FMI, la Banque mondiale et l’OMC concluent à la nécessité de finaliser le Doha Round pour libéraliser davantage les échanges agricoles, en réalité c’est la forte baisse des protections agricoles conjuguée au dumping massif des exportations de l’Union européenne et des États-Unis qui ont accru la dépendance alimentaire des PED en ruinant leurs agriculteurs et industries alimentaires.

Non seulement les États-Unis et l’Union européenne font pression pour que les PED continuent à réduire leur protection sur l’importation des produits agricoles et non agricoles, mais l’ASA leur a permis de poursuivre un dumping massif de leurs exportations agricoles par deux mécanismes :

i) Par la définition du dumping et des subventions autorisées : pour l’OMC il n’y a pas de dumping tant qu’on exporte au prix intérieur, même s’il est inférieur au coût moyen de production. Cela a été la raison majeure des réformes de la PAC depuis 1992 : rapprocher les prix agricoles des prix mondiaux a permis à l’Union européenne d’exporter sans ou avec peu de subventions à l’exportation. Cela a aussi été la raison majeure des Farm Bills depuis 1996 : baisser les prix intérieurs des « grains » pour éliminer les concurrents sur le marché mondial grâce aux aides (marketing loans, paiements contracycliques) compensant la baisse jusqu’à un prix minimum.

ii) Par la violation des règles de l’ASA et la non-prise en compte des précédents de l’Organe d’appel de l’OMC : vendre à un prix inférieur au coût de production n’est possible que dans les pays riches qui compensent ces bas prix par des subventions internes « découplées » des niveaux de production ou de prix courants, autorisées par l’OMC. Aujourd’hui l’essentiel du dumping massif des États-Unis et de l’Union européenne réside dans les subventions internes aux produits exportés car les subventions spécifiques à l’exportation ont beaucoup baissé dans l’Union européenne depuis les années 1990 et n’ont jamais été fortes aux États-Unis. L’Organe d’appel de l’OMC a jugé depuis 2001 que le dumping devait tenir compte des subventions internes aux exportations et que les aides dites « découplées » ne l’étaient pas. Mais l’OMC ne considère pas les jugements de son Organe d’appel comme des précédents.

Ainsi, sur des subventions totales au coton des États-Unis de 5,1 mds$ en 2005, 4,8 mds$ sont internes dont 4,5 mds$ aux agriculteurs (le reste aux filatures). Comme 73,5 % du coton a été exporté, 3,3 mds$ ont été des subventions internes au coton exporté versées aux agriculteurs, soit 93 % des 3,6 mds$ des subventions totales au coton exporté, les exportateurs en ayant reçu 253 M$. Si les États-Unis ont été condamnés à l’OMC à supprimer leurs subventions à l’exportation du coton en août 2006, ils ont maintenu 93 % des subventions aux producteurs pour le coton exporté. Un constat semblable peut être fait pour les autres produits des États-Unis et de l’Union européenne.

En conséquence le maintien d’un très faible prix du coton explique en partie les émeutes récentes de la faim en Afrique de l’Ouest, à côté du dumping massif des produits alimentaires de base exportés par l’Union européenne et les États-Unis (blé, riz, sucre, oléagineux, produits laitiers, viande de volaille) qu’ils ont dû importer puisque ces pays ont été obligés d’abaisser énormément leur protection à l’importation sous les pressions du FMI et de la Banque mondiale, bras armé des États-Unis et de l’Union européenne qui en contrôlent à eux deux la majorité des voix.

iii) L’Union européenne et les États-Unis n’ont pas notifié à l’OMC leurs subventions aux aliments du bétail dans la catégorie des subventions astreintes à réduction : l’Union européenne a « oublié » de notifier dans cette catégorie environ 10 mds€/an depuis 1995. Les États-Unis ont aussi oublié de notifier ainsi les aides directes aux grains pour aliments du bétail pour environ 2 mds$ par an.

b) L’ASA comme la PAC et le Farm Bill ont consacré la dérégulation des marchés agricoles nationaux et internationaux, « le libre jeu des forces du marché » étant censé optimiser les prix pour tous les acteurs, et d’abord pour les consommateurs. En réalité, les seuls gagnants sont les firmes agroalimentaires de plus en plus mondialisées dont les bénéfices ont grossi, y compris avec la flambée récente des prix agricoles. Les plus gros perdants sont les petits agriculteurs, en particulier ceux des PED qui ne bénéficient pas comme leurs collègues du Nord des subventions massives compensatrices de la baisse des prix et qui représentent d’ailleurs les trois quarts des 854 millions de sous-nutris chroniques.

c) La responsabilité la plus lourde de l’Union européenne et des États-Unis dans la progression récente et surtout future de la faim réside dans les accords bilatéraux de libre-échange imposés aux PED, notamment l’Alena imposé aux agriculteurs mexicains par les États-Unis depuis 1994 et les APE (Accords de partenariat économique) imposés aux pays ACP fin 2007. Les exportations de maïs des États-Unis au Mexique, où la tortilla est la nourriture de base, sont passées de 0,9 Mt en 1991-1993 à 8,8 Mt en 2006. Surtout les APE constituent la mèche qui allumera dans les années à venir une bombe dont l’explosion provoquera en Afrique subsaharienne des émeutes auprès desquelles celles des dernières semaines apparaîtront insignifiantes.

III. – Le rôle de la spéculation financière sur les produits agricoles dans la flambée des prix agricoles

La flambée en deux ans de 120 % à 180 % de janvier 2006 à février 2008 pour les céréales et oléagineux ne peut s’expliquer seulement par la baisse de 19 % des stocks mondiaux de céréales, de 11 % des stocks de graines oléagineuses et de 12 % des stocks d’huiles – du fait notamment de leur utilisation pour les biocarburants –, mais par une très forte spéculation financière qui a amplifié considérablement les fluctuations et s’est appuyée sur des anticipations autoréalisatrices. On retrouve ici le phénomène récurrent des bulles spéculatives intervenues sur les marchés boursiers ou immobiliers dans plusieurs pays depuis vingt ans. Et, comme ces autres bulles ont fini par éclater, celle en cours sur les produits agricoles aura le même sort, d’autant que l’élasticité de la demande alimentaire est très faible et qu’il suffira d’une faible hausse de la production globale pour faire s’effondrer les prix.

Comment expliquer autrement que par la spéculation la hausse en une seule journée du prix du riz de 31 % le jeudi 27 mars 2008, passant de 580 à 760 dollars, ou de 29 % du prix du blé HRW le 25 février 2008 ?

Selon le New York Times du 22 avril 2008, « les prix des indices larges de commodités ont grimpé de 40 % l’année dernière et les prix des grains ont gagné encore plus – environ 65 % pour le maïs, 91 % pour le soja et plus de 100 % pour certains types de blé. Ce boom des prix a attiré un torrent de nouveaux investissements de Wall Street, estimés à au moins 300 milliards de $ ».

La Commodity Futures Trading Commission, qui surveille les marchés à terme des États-Unis, « a découvert que les fonds de Wall Street contrôlent un cinquième des contrats à terme de commodités comme le maïs, le blé et le bétail vif sur les marchés à terme de Chicago, Kansas City et New York. Sur les marchés à terme de Chicago, par exemple, les fonds réalisent 47 % des contrats à long terme sur les porcs en vif, 40 % de ceux sur le blé, 36 % de ceux sur le bétail vif et 21 % de ceux sur le maïs. “Ce sont des chiffres qui vous laissent pantois”, déclare Dan Basse, le président de AgResources, une firme de recherches agricoles de Chicago ».

Cette implication des hedge funds sur les marchés à terme des commodités agricoles fait que « aujourd’hui les prix des cultures ne sont pas seulement plus élevés, ils sont aussi beaucoup plus volatils. Par exemple… les traders en mars anticipaient que les prix du blé pouvaient osciller à la hausse ou à la baisse de plus de 72 % dans l’année à venir, trois fois la volatilité moyenne de ce mois-là et le niveau le plus élevé depuis au moins 1980… Ces oscillations sauvages dans les prix anticipés détériorent les mécanismes – comme les contrats à terme et options – qui dans le passé ont amorti les chocs subis par l’agriculture ».

À côté de la spéculation sur les marchés financiers, il y a aussi celle des autres opérateurs, dont les agriculteurs et les exportateurs qui doivent faire face en outre à l’appréciation de leur monnaie nationale par rapport au dollar. Car les échanges agricoles se font essentiellement en dollars, y compris le riz entre pays asiatiques. Ainsi, le dollar est passé de 40,77 bahts thaïlandais en janvier 2006 à 31 baths à la mi-mars 2008, et les exportateurs qui ont vendu à terme se plaignent des rétentions de stocks des riziculteurs et des rizeries, dans l’attente de la montée des prix, et ils doivent donc souvent acheter à un prix supérieur à leur prix de vente.

Enfin un autre effet pervers de la flambée des prix agricoles est l’explosion parallèle du prix des terres agricoles. Au Royaume-Uni, « la valeur des terres agricoles a augmenté de 28 % au second semestre 2007… et de plus de 10 % dans les quatre premiers mois de 2008 ». Selon l’USDA, le prix moyen des terres arables a augmenté de 13 % aux États-Unis en 2007 et devrait monter de 15 % encore en 2008.