Divergences Revue libertaire en ligne
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Jack Black
Yegg
Les Fondeurs de briques, 2007.
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 30 avril 2008

Si la révolte a ses racines dans l’injustice, le vol est à la fois l’amour du défi et le constat d’une société complètement falsifiée. Le voleur court à sa perte en manifestant matériellement son mépris de la propriété, toujours opposé à la société bourgeoise. En homme blessé depuis longtemps, irréductible et prêt à payer, le voleur est un homme qui vit dans un tourbillon de répétitions fondées sur l’appropriation – ou pour les plus conscients des enjeux sociaux sur la réappropriation. Il est habité de sa propre clarté éthique, de sa propre différence et d’une énergie entièrement dédiée à faire des « coups », à recréer l’esprit de l’aventure et le plaisir de la rapine devant la grisaille sociale sans jamais modérer son choix de la clandestinité. La liberté du voleur consiste à peupler chaque horizon, villes, villages, maisons, pays, des conditions et de la pratique de son secret. Le vol est son métier, métier propice à l’exaltation mais aussi objet d’une préparation méticuleuse qui tente de maîtriser le hasard et les coups du sort. Le yegg voit partout autour de lui les conditions d’une liberté qui n’existe jamais, qu’il sait toute relative. Le voleur s’insère partout où cela lui est possible grâce aux trous noirs et aux fissures sociales. Il confirme par son audacieuse pratique que le fait même de la propriété se construit sur une longue pratique du vol, légal et illégal. Il connaît intimement les raisons de son choix de vie.

C’est un choix obstiné qui refuse en bloc l’intégration à la société « honnête ». Parce qu’il a pu mesurer la duplicité des lois et de la justice sociale, il lui préfère la marginalité et l’humanité des « bas-fonds ». Dans la défaite, le yegg est noble lorsqu’il trébuche dans l’engrenage social. Le parcours de Jack Black dans les prisons montre un comportement vrai, totalement absent de toute compromission.

L’histoire du yegg Jack Black est l’illustration de la longue condamnation à perpétuité ou – pire – de tout ce qui relève la tête, refuse les règles imposées et méprise les valeurs édifiées à Wall Street. Mais l’Amérique (et pas seulement elle) a toujours répondu à la violence par la violence et les législateurs ont toujours écrit des textes de loi de plus en plus répressifs pour rassurer les honnêtes gens, comme on le faisait déjà du temps de Jack Black. Celui-ci a payé un lourd tribut à la société : voleur par hasard puis par goût et par habitude, mais aussi criminalisé par la très ancienne pratique sociale qui consiste à punir sans comprendre ni écouter, il pouvait écrire, car il avait connu de très près la répression, que « la société lutte contre les gangsters avec des méthodes de gangsters, contre les brutes avec des méthodes de brutes et contre les assassins avec des méthodes d’assassins, sans jamais se poser la question de savoir si cela ne mène pas à une escalade de la violence ».

L’Amérique de la fin du XIXe siècle, les États-Unis et le Canada dont nous avons hérité, s’est édifiée sur la répression, le pistolet et la matraque. Lorsque le nouveau continent se peuplait, le flux de la vie aurait pu s’organiser sur les bases du respect et non du mépris, sur la compréhension, la réflexion et non sur la violence, et mettre en congé l’injustice et la criminalisation, notamment celle des vagabonds, des marginaux et des laissés-pour-compte, sujets de ce livre.

Jack Black raconte la vie des yeggs, ceux dont le détective Pinkerton pensait qu’ils formaient une confrérie de criminels casseurs de coffres-forts qui« forçaient les serrures de toutes les tôles du pays ». Jack Black fut un yegg avant de raccrocher après quinze ans passés dans diverses prisons. Il raconte avec talent la vie de ces hobos devenus voleurs de grand chemin, toujours prêts à une forme de solidarité que n’auraient pas désavouée certains bandits anarchistes comme Alexandre Jacob en France. Circulant des États-Unis au Canada, sa vie de voleur est une quête incessante de butins amassés et de « coups » réussis et ratés, d’amitiés et de trahisons, de cibles repérées et de bonne ou de mauvaise étoile.

Mais, si cette autobiographie est une réflexion sur ce qui conduit à la criminalité, elle est surtout une magnifique réplique à la brutalité de la société face à la délinquance. Jack Black montre comment et pourquoi une société entière criminalise des petits voleurs en les privant de tout respect et en appliquant des lois essentiellement répressives avec une cruauté implacable en invoquant la justice et l’ordre, l’égalité et la sécurité. L’injustice appliquée en lieu et place d’une justice déjà sujette à caution endurcira Jack Black sans jamais lui faire regretter sa vie de voleur. De petit voleur elle le conduira seulement à s’endurcir et à pratiquer son art sur une plus vaste échelle.

Ce livre est une puissante réflexion sur l’injustice instaurée comme modèle de justice et de gouvernement. Il permet de toucher l’ordinaire de la prison de cette fin de siècle, l’absolue disproportion, l’inutilité et la cruauté des châtiments corporels comme le furent la flagellation utilisée au Canada ou la camisole de force aux États-Unis, sanctions pratiquées à l’époque de Black et subies par lui.

Cette autobiographie montre les processus qui vident l’individu et son univers social de toute liberté en installant la peur, la police et les prisons des honnêtes gens.

On y découvre également les magnifiques portraits de marginaux intransigeants.

Yegg servit de matrice à Junky, de William Burroughs.