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Dr. phil. Innocent Nsengimana
Une archéologie de la violence
en Afrique des Grands Lacs
Recension du livre du prof. Maniragaba Balibutsa, 01.04.01
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 29 octobre 2023

Une archéologie de la violence en Afrique des Grands Lacs,
Libreville, éditions du Ciciba, 2000,
418 pages, dont un index thématique.
Préfacé par Vatomene Kukanda,
directeur général du Centre international des civilisations bantoues (Ciciba).

Le travail du professeur Maniragaba Balibutsa est une méditation sur la violence et ses effets pervers sur l’humanité en général et, en particulier, sur le Rwanda, un pays qui, jadis « s’était appelé Ibusasamana (le logement d’Imana, de Dieu pour faire court) et qui est devenu Ibusasarupfu (le logement de la mort, le pays de la mort) » [1]. Dans sa démarche, Balibutsa poursuit un double objectif : kulonda muji wa bwalu et kulumbulula bwalu, deux expressions tirées du Ciluba et qu’il traduit respectivement par « poursuivre, rechercher la racine de la chose, de l’affaire, du problème » et « arranger un problème, une affaire » [2]. C’est sans doute le premier objectif qui a inspiré à l’auteur le titre de son œuvre. En effet, dans les sciences humaines, le mot archéologie désigne la branche qui étudie les vestiges les plus anciens possibles des cultures et des civilisations. « Ainsi, note Balibutsa, quand nous parlons d’archéologie de la violence, ce terme devrait signifier que nous allons rechercher les vestiges les plus anciens possibles de la violence au Rwanda et au Burundi [3]. »

Pour l’auteur, la cause de cette violence n’est pas la fatalité malthusienne qui stipule que, « lorsqu’un pays ou une région a atteint un certain niveau de développement démographique sans avoir en même temps atteint le développement économique nécessaire à l’entretien de sa population, il doit nécessairement se désintégrer » [4]. En effet, poursuit l’auteur, « même si l’exiguïté du territoire doublée d’une forte densité démographique augmente obligatoirement la rareté des ressources et par là le potentiel de la violence parmi la population, ce n’est pas en soi un problème insurmontable qui doit conduire nécessairement au cannibalisme, car l’un des proverbes de ces pays dit précisément : aho umwaga utari, uruhu rw’urukwavu rwisasira babiri : là où il n’y a ni d’égoïsme ni de haine, la peau du lapin sert de couche à deux personnes (...) » [5].

Balibutsa est de l’avis de Michel Elias (dont il paraphrase les idées), qui affirme que les causes de la tragédie rwando-burundaise sont multiples : « ... De même que dans les catastrophes aériennes on constate souvent que le crash a été le fruit, non pas d’une cause isolée, mais d’un enchaînement de causes et d’une simultanéité d’événements malheureux, de même, en ce qui concerne l’implosion des sociétés rwando-burundaises, on peut rechercher des causes qui s’additionnent dans les champs économique, politique, anthropologique, démographique, historique, idéologique, etc. [6] » Dans cet enchevêtrement de causes, Balibutsa analyse l’ethnisme ou le racisme endogène précolonial qui a été renforcé par les idéologies exogènes (l’idéologie hamitique notamment) importées par les colonisateurs et internalisées par les autochtones pour expliquer le cannibalisme au Rwanda et au Burundi.

L’auteur articule sa réflexion sur cinq parties principales :
1. Introduction générale.
2. Le racisme et l’ethnisme comme syndromes et causes de la violence.
3. La manipulation étymologique des termes Ham, hamitique ou l’idéologisation de la philologie.
4. L’idéologie hamitique récupère l’ethnisme endogène et creuse le fossé entre Hutus et Tutsis.
5. Considérations finales.
Les deuxième, troisième et quatrième parties sont divisées en 14 chapitres.

Dans son introduction générale, l’auteur explique les mobiles du choix du sujet comme suit : « En choisissant comme sujet de recherche et de réflexion la violence dans ses causes et ses manifestations structurelles au Rwanda principalement et secondairement au Burundi, nous voudrions simplement fournir une base plus large et multidisciplinaire au débat sur l’ensemble de ces événements proches pour les uns et éloignés pour les autres, mais tous si horribles que les seuls aspects politiques et passionnels ont tendance à prédominer dans leur traitement, enfermant toujours les esprits dans un cycle infernal de la violence. (...) Ce travail, continue l’auteur, ne voudrait proposer aucun dogme mais simplement une piste de recherche analysant un ensemble de textes et de données linguistiques, sociales et culturelles [7]... »

Balibutsa essaie en outre de circonscrire le problème du Rwanda et du Burundi : « Le conflit entre les Bahutus et les Batutsis au Rwanda et au Burundi n’est ni une simple lutte pour le pouvoir comme ce serait le cas entre deux partis politiques opposés ni une lutte entre deux tribus ou deux ethnies identitairement différenciées, mais une lutte entre deux groupes de la même population à identité variable et arbitrairement désignée selon les intérêts à défendre, mais qui se comportent entre eux comme s’il s’agissait de deux espèces biologiques incompatibles, chacun cherchant à s’emparer de l’État et à le contrôler exclusivement après avoir exterminé ou chassé l’autre s’il le faut [8]. » Il s’agit donc d’une lutte entre « deux groupes de la même population dont les critères de démarcation, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du présent pour s’enfoncer dans l’histoire et la tradition nationale et régionale, deviennent de plus en plus flous » [9]. Dès lors, « il est, pour le professeur Balibutsa, absurde de poser le problème du Rwanda et du Burundi en termes de “races”, et même en termes d’“ethnies”, si du moins il existe une définition universellement valable de l’ethnie. La société rwandaise et burundaise et d’autres peuples de la région ne sont pas les seules sociétés en Afrique à être stratifiées. Le fait que tous les Rwandais et tous les Burundais n’aient pas la même taille et présentent des variations quantitatives et morphologiques ne devrait pas du tout devenir un problème puisque le polymorphisme est l’une des caractéristiques fondamentales de toute population humaine (...). Des gens d’ethnies différentes peuvent coexister pacifiquement et finir par se fondre en une nouvelle entité socio-politique comme c’est le cas dans la plupart des États-nations modernes. (...) Nous pensons donc, poursuit Balibutsa, que le problème des pays de la région des Grands Lacs est moins un problème de lutte entre les ethnies supposées ou réelles que le problème de l’ethnisme ou du racisme endogène précolonial qui a été renforcé par les idéologies exogènes importées par les colonisateurs et internalisées par les autochtones » [10]. Car l’ethnisme tout comme le racisme, qui sont des comportements individuels ou collectifs dont l’étude relève de la psychanalyse ou de la psychologie pathologique, lorsqu’ils sont élevés au niveau d’un comportement général et normatif d’une société, finisssent par faire imploser celle-ci [11].

Les dégâts que ces maux ont infligés à la société rwandaise et burundaise sont innombrables, « mais s’il faut encore sauver les débris qui restent de nos populations et s’il faut éviter que notre maladie ne devienne une pandémie pour l’Afrique il faut que les intellectuels africains et leurs amis d’autres continents se penchent sur le problème dans toutes ses dimensions au-delà des simples manipulations opportunistes ou partisanes (...). Autrement dit, le problème hutu-tutsi doit être reposé clairement et d’une façon plus objective (...) en dehors de toute pression militaire. Si le problème trouve une élucidation théorique correcte, ce sera le meilleur point de départ pour lui trouver une solution politique et pédagogique durable » [12]. Cette démarche doit obligatoirement passer, d’un côté, par l’examen lucide « de toutes les zones de notre culture et de notre mentalité qui contiennent un haut potentiel de violence, ce qui veut dire que nous devons identifier toute la violence structurelle de notre société et de notre culture et en être désormais conscients et, de l’autre côté, être conscients des idéologies racistes et fascistes introduites dans notre vision du monde par l’idéologie hamitique (...) » [13].

La bêtise rwando-burundaise suscite, selon Balibutsa, trois types de sentiments : le sentiment de honte - honte d’être africain, noir, rwandais, hutu, tutsi, etc. Elle conduit aussi à « la tentation du nihilisme (qui) naît du sentiment que l’homme n’est finalement qu’un animal perverti au lieu d’être l’animal rationnel des philosophes grecs ». Elle réveille enfin le sentiment d’échec - l’échec de la raison humaine, de la civilisation [14].

Animé, comme Socrate, par une conception optimiste de l’homme qui se fonde sur le fait que celui-ci n’est pas méchant par nature mais par conditionnement, Balibutsa ne cède à aucun de ces trois types de sentiments. Étant rationaliste, ennemi de la violence à l’instar de Karl R. Kopper [15], Balibutsa ne désespère pas, car, écrit-il « la violence est la façon animale de régler les conflits, tandis que le dialogue et la négociation constituent la seule façon humaine de les régler (...). Il faut croire en la possibilité que l’humanité puisse un jour, après un long processus d’autoéducation, surmonter la violence du moins en tant que caractère social et comportement destructeur collectif » [16]. En fait, pour Balibutsa, « le Rwandais ou le Burundais, hutu, tutsi ou twa, n’est pas méchant de par sa nature ou de par le sang qui circule dans ses veines mais de par les conditionnements de sa culture et de son histoire » [17]. Pour lui donc, la barbarie au Rwanda et au Burundi peut être expliquée historiquement ou culturellement et non naturellement, spécifiquement ou racialement comme les tenants de la conception pessimiste de l’homme auraient tendance à le faire. En réalité, ceux-ci ne croient pas à la perfectibilité intellectuelle et morale de l’espèce humaine ou de certaines races humaines et voient dans les événements sanglants du Rwanda et du Burundi une preuve de plus de la nature foncièrement perverse de l’homme ou du « nègre ».

Guidé par sa conception optimiste de l’homme et surtout par le principe kulumbulula bwalu (« arranger un problème, une affaire »), Balibutsa préconise le dialogue et les négociations entre les survivants burundais et rwandais en vue de la réconciliation et de la reconstruction nationales. Il pose cependant une condition : il faut que les protagonistes acceptent « de regarder en face l’histoire et la culture de leur propres pay pour y chercher le virus qui le mine, en dehors de toute politique de l’autruche et du mensonge » [18]. C’est la recherche de ce virus à travers l’histoire et la culture du Rwanda qui préoccupe l’auteur dans la deuxième partie de son travail.

Balibutsa commence cette deuxième partie par la définition de la violence. On se souviendra qu’il avait, plus haut, opposé la violence au dialogue. Ainsi définie, la violence s’oppose aussi au rationalisme. « Etre rationaliste, en ce qui concerne le comportement social de l’homme, c’est prôner la suprématie du dialogue et de la négociation (dont les phases sont : l’exposition libre du problème, la discussion, l’arbitrage, la recherche de compromis raisonnables ...) sur la violence dans le règlement de tous les conflits possibles entre les humains. (...) Le véritable rationaliste, continue Balibutsa, qui paraphrase Karl Popper, sait toujours que son savoir est infime, et n’ignore pas ce qu’il doit aux échanges intellectuels avec d’autres et à la raison ou à l’esprit critique qu’il a en partage [19]. » Pour que le rationalisme soit effectif, Popper donne des conditions : « Chacune des parties doit être prête à s’instruire auprès de l’autre. On ne peut pas avoir le débat rationnel avec un partenaire qui préfère vous abattre que de se laisser convaincre par vous... » Aussi, on risque de ne pas dialoguer avec ces partenaires qui « ont tendance à répondre aux arguments par des balles pour peu qu’on ne réussisse pas à les contenir en menaçant d’user de la contre-violence » [20]... « Il ne faut pas souscrire sans réserve au principe qui voudrait qu’on pratiquât la tolérance à l’égard de tous ceux qui sont intolérants, car une telle attitude entraînerait non seulement notre propre perte, mais aussi la faillite de la tolérance elle-même [21]. » Cette attitude conduirait à l’utopisme. Or, citant Popper, Balibutsa écrit : « Le rationalisme utopiste n’apporte pas le bonheur mais uniquement cette épreuve déjà connue qu’est le fait d’être condamné à vivre sous un régime tyrannique [22]. »

La paix (amahoro) en tant qu’absence de bruit, de vacarme, de toute action menaçante, de trouble intérieur et extérieur, de toute tracasserie, la paix désignant le calme, l’harmonie, la concorde, la tranquillité (umutekano) apparaît aussi comme l’opposé de la violence. La période de paix étant favorable à la vie, on peut avoir tendance à opposer la violence à la vie. Cette dernière démarche ne tiendrait pas compte du caractère ambivalent de la violence considérée en rapport avec la vie. En effet, reprenant les postulats des psychologues et psychanalystes, Balibutsa écrit qu’« il existe chez l’animal et l’homme une sorte de violence fondamentale ou d’autoconservation de l’individu et de l’espèce et qui, à ce titre et dans certaines limites, est bonne, voire inévitable. C’est la violence biophile qu’il faut toujours pouvoir distinguer de la violence nécrophile qui détruit la vie » [23]. Cette ambivalence se retrouve aussi quand on considère les notions d’agression et d’agressivité par rapport à la vie. À ce sujet, Eric Fromm distingue l’agressivité bénigne et l’agressivité maligne. « L’agressivité bénigne est l’agression biologiquement adaptative qui est défensive et réactionnelle et n’est pas mauvaise.(...) Le but de cette agression défensive n’est pas de détruire pour détruire, mais la préservation de la vie et, dès que le but a été atteint, l’agressivité et ses équivalents émotionnels disparaissent [24]. » L’agressivité maligne, par contre, est la capacité de l’homme d’être « animé par des pulsions qui l’amènent à tuer et à torturer et qu’il éprouve le plaisir à agir ainsi » [25]. Eric Fromm affirme que « l’homme est le seul animal qui puisse être le tueur et le destructeur de sa propre espèce sans aucun profit rationnel, d’ordre biologique ou économique » [26]. L’agressivité maligne est, en fin de compte, « spécifiquement humaine et ne dérive pas d’un sentiment d’instinct animal » [27]. Tout bien considéré, on peut rapprocher l’agressivité bénigne de la violence biophile, et l’agressivité maligne de la violence nécrophile.

La violence se manifeste sous plusieurs formes. « La violence peut être physique ou psychique selon qu’on fait souffrir physiquement quelqu’un jusqu’à le tuer comme forme extrême de cette violence. La violence psychique est dirigée contre la psyché. À ce type de violence appartiennent le mensonge, le lavage de cerveau, les diverses formes d’endoctrinement, les menaces, etc., qui ont pour objectif de diminuer les capacités spirituelles. La violence qui a un acteur ou un agent est la violence personnelle ou directe alors que celle qui n’a pas d’acteur est la violence indirecte. Il y a de la violence structurelle lorsque la violence est intégrée dans le système lui-même et s’exprime dans les relations d’inégalité quant au partage du pouvoir et partant dans l’inégalité des chances [28]. »

Comment la violence, telle qu’elle vient d’être caractérisée, se manifeste-t-elle dans l’histoire et la culture du Rwanda ? La civilisation rwandaise est une civilisation de la violence, car, selon Balibutsa « on découvre la violence réelle et latente pratiquement partout dans l’histoire et la culture rwandaise » [29]. Cette violence se fonde sur l’ethnisme, défini par Michel Elias comme « une théorie politique qui consiste à distinguer les citoyens selon un critère prétendument naturel, transmis par filiation génétique. De cette distinction, de cet étiquetage, on déduit que les individus qui relèvent de cette catégorie possèdent des capacités, des intentions et des comportements prédéfinis. Ces groupes sont classés dans un rapport de supérieur à inférieur. Les uns sont considérés comme alliés, les autres comme ennemis » [30]. Cet ethnisme que l’on constate dans la société rwandaise et burundaise « et qui est en train de la détruire est un phénomène artificiellement entretenu par ceux qui en ont besoin pour satisfaire leurs appétits politiques et économiques. On a beaucoup essayé... de différencier les Hutus et les Tutsis, mais il faut reconnaître que ces distinctions sont bien volatiles. Il se trouve que chez ces populations qui parlent la même langue, habitent le même territoire, partagent la même culture et ont même des physionomies très généralement semblables, chacun se sent ou s’identifie hutu ou tutsi par tradition familiale, par réputation de colline et c’est à peu près tout. On est tutsi ou hutu parce qu’on l’a appris de son père et que les voisins le rappellent, ce qui veut dire que l’ethnie n’est qu’un phénomène qui relève du récit familial et environnemental » [31].

En ce qui concerne le mal du Rwanda et du Burundi, la position de Balibutsa est on ne peut plus claire : « Nous sommes d’avis que le drame du Rwanda (et du Burundi) a un double enracinement : 1) les contradictions internes de la société traditionnelle précoloniale (sic) et 2) l’idéologie hamitique introduite par la colonisation... [32] » Pour ce qui est de la présence au Rwanda et au Burundi des ethnies ou des races, il écrit : « Comme je l’ai déjà écrit dans un article de 1991, juste après le déclenchement de la guerre, les notions de race et d’ethnie généralement utilisées pour désigner les trois groupes sociaux au Rwanda et au Burundi sont inadéquates car les définitions courantes de ces notions ne sont pas opératoires au Rwanda et au Burundi [33]. » Balibutsa rejette la thèse selon laquelle il n’y aurait pas eu de division sociale au Rwanda pendant la période précoloniale. Pour lui, ce ne sont ni les missionnaires, ni les colonisateurs, ni le régime de la République après 1959 qui ont apporté cette division sociale [34]. Pour identifier les traces les plus anciennes de cette division (de l’ethnisme au fait), Balibutsa fait recours à la littérature rwandaise ancienne.

Balibutsa se fonde sur les arguments des sociologues et des anthropologues et dégage les caractéristiques essentielles d’un groupe ethnique, dont les principales sont : « 1) Une communauté de mémoire et de nom qui peut prendre la forme de la tradition historique ou la forme d’un mythe... 2) Une communauté de valeurs qui constitue la culture minimale du groupe ou un ensemble de concepts, de codes et de symboles qui constitue un “canevas sur lequel les différents sous-groupes pourront broder des motifs variés, différents par la forme, les matériaux et la couleur”. 3) Une communauté d’aspirations ou conscience du groupe qui constitue l’élément essentiel de son existence [35]. » Pour Balibutsa, ces éléments se retrouvent indistinctement aussi bien chez les Banyarwandas que chez les Barundis ; ce qui le conduit à affirmer qu’« il n’y a qu’une seule ethnie au Rwanda et au Burundi » [36] sans toutefois indiquer son nom.

L’ethnisme rwandais se manifeste dans les variations qui caractérisent la communauté de mémoire et de nom. À ce sujet, Balibutsa note deux tendances : « ... D’un côté, il y a les traditions qui laissent clairement entendre qu’au départ il y avait des clans autochtones ou indigènes appelés abasangwabutaka dont l’un des chefs était Kabeja, les ancêtres du clan dynastique abanyiginya et de leurs frères abatsobe (umutsobe-abatsobe ayant parfois un sens général pour tous les Tutsis) étant présentés comme des étrangers venus du ciel et, dans le mythe de Sabizeze-Kigwa, étant présentés comme tombés du ciel (ibimanuka) pour dire que leur origine céleste et divine les détermine à un destin bien différent des trouvés sur place abasangwabutaka (Hutus). De l’autre côté, il y a des traditions qui font de Gihanga le Père commun des ancêtres des trois groupes sociaux rwandais, Gahutu, Gatwa et Gatutsi qui, tout en étant le cadet des trois, a hérité de la domination sur ces frères grâce à ses mérites personnels (...). Ainsi, poursuit Balibutsa, dans le premier groupe de traditions, nous voyons que la division de la population rwandaise en Bahutus, Batutsis et Batwas est au moins implicitement présentée comme une donnée originelle puisqu’il y a d’un côté des clans hutus et de l’autre des clans tutsis, le mélange des clans intervenu plus tard devant trouver une autre explication. Dans le deuxième groupe de traditions, la stratification sociale de la population était présentée comme le résultat d’une punition consécutive à une faute originelle qui divise définitivement la société en maîtres et en esclaves, ce qui revient à l’affaiblissement d’un des éléments importants de l’identité nationale en substituant à la fraternité originelle l’état de fait d’une société hiérarchisée et inégalitaire. Cette idéologie se reflète dans la littérature qui comporte des clichés sur le mututsi, le muhutu et le mutwa qui témoignent des antagonismes et des conflits ethnistes qui devaient exister dans la société traditionnelle... Il est cependant remarquable qu’en dépit de cet ethnisme toutes ces traditions ont au moins le mérite de vouloir intégrer toute la population rwandaise dans une communauté d’origine en les faisant descendre d’un même ancêtre primordial. Nous verrons que les traditions les moins ethnistes présentent même Kigwa (Kigwi) et Gihanga comme l’ancêtre commun non seulement de tous les Rwandais, mais même de tous les hommes conformément à ce que l’on trouve dans la plupart des mythes d’origine africains (...). Mais il existe aussi (...) une autre version du mythe de Kigwa, de son frère et leur sœur qui en fait les ancêtres exclusifs des Banyiginyas et des Batutsis et qui semble refuser toute intégration avec les autres groupes [37]. »

L’ethnisme rwandais se laisse aussi percevoir de façon flagrante dans la pratique discriminatoire de la répulsion sociale (kunêena) observable « au niveau des pratiques alimentaires et de la sexualité dont les Batwas étaient victimes aussi bien de la part des Bahutu que de la part des Batutsi (...) et dont les Bahutus étaient partiellement victimes de la part des Batutsis, et c’est cette répulsion sociale qui aurait été à l’origine de la formation de l’esprit de caste. Mais, note encore Balibutsa, l’esprit de caste et la répulsion sociale étaient contrebalancés par la pratique appelée “tutsisation” par les mariages dits hypergamiques entre femmes tutsies et hutues ou twas riches ou spécialement méritants » [38]. Les manifestations de l’ethnisme au Rwanda sont antérieures à la colonisation et, comme on le voit à la lumière des recherches de Balibutsa, elles étaient même intégrées dans le système d’organisation sociale. Nous sommes en face d’un ethnisme endogène structurel qui alimentait une violence structurelle ou latente qui, dans le langage quotidien des Rwandais, se manifestait, entre autres, sous forme de jurons, de menaces et d’injures. À ce sujet, Balibutsa a inventorié le vocabulaire relatif à la violence ou porteur potentiel de la violence [39].

Avant la colonisation, des manifestations concrètes de la violence étaient très fréquentes. Pour illustrer cette affirmation, d’une part, Balibutsa se fonde sur la violence extraordinaire qui caractérisa le règne du monarque tutsi Rwabugiri qui, dit-on, mena une vingtaine de campagnes militaires qui s’accompagnaient d’une cruauté inimaginable. D’autre part, l’auteur scrute le système pénal traditionnel qui incluait les châtiments tels que le ligotage, la mutilation par le feu, la torture, la castration, la noyade, le crucifiement, l’empalement, etc. Pour Balibutsa, au vu de tout cela, il n’y a pas de doute, « la culture rwandaise est une culture de la violence » [40]. Ce verdict accablant confirme à première vue les constats faits par l’abbé Alexis Kagame, le père Dominique Nothomb et Pierre Crépeau, qui concordaient dans leur thèse sur la morale rwandaise comme étant une « morale sans conscience morale » où le vol, le viol, le meurtre, le mensonge, etc., ne constituent pas des péchés ou des fautes en soi et ne provoquent aucun sentiment de culpabilité ni de remords pour celui qui les commet [41]. Ces deux conceptions suscitent une interrogation : la culture rwandaise ne possède-t-elle pas une face positive ?

Tout bien considéré, on peut dire que la culture rwandaise est faite de deux aspects : l’aspect non violent et l’aspect violent. Le premier aspect correspond à « la morale du bupfura qui est incontestablement une des plus belles créations de nos ancêtres... une morale de la noblesse du cœur, de la responsabilité, de la dignité, du respect de sa propre personne et des autres, etc. » [42]. Quant au second aspect, il « est compatible avec une morale du calcul minutieux des intérêts, d’une évaluation constante des conséquences des actions et pour laquelle la vérité ne serait pas l’adéquation entre le réel et l’esprit mais consisterait tout simplement dans le dévoilement du mensonge et pour laquelle la malice d’un crime ne consisterait que dans la non-découverte de son auteur » [43].Bref, ce dernier aspect correspond à une morale dépravée qui ne constitue rien d’autre que le syndrome de la violence structurelle de la société rwandaise. Il appartient à tout un chacun de combattre ce syndrome, afin de faire triompher la seule morale de l’ubupfura au Rwanda

Comme il vient d’être démontré à l’aide des recherches de Balibutsa, la violence fait partie intégrante de l’organisation sociale du Rwanda et y est très ancienne. Est-ce cette violence structurelle qui explique le conflit hutus-tutsi aussi bien au Rwanda qu’au Burundi et qui, aujourd’hui, fait couler beaucoup plus de sang que d’encre ? Ledit conflit est-il aussi légendaire, aussi ancien que le laissent croire certains esprits ? Pour Balibutsa, « depuis 1959, au Rwanda et au Burundi, c’est tantôt les Hutus qui massacrent les Tutsis et tantôt les Tutsis qui massacrent les Hutus. Avant la colonisation, ajoute-t-il, « ceux qui s’appelaient Abatutsis n’avaient jamais entrepris d’exterminer ceux qui s’appelaient Abahutus et ... ceux-ci n’avaient jamais essayé d’exterminer les premiers » [44]. Seulement après analyse des récits historiques n° 3, 12, 13, 14 et 18 publiés par A. Coupez et T. Kamanzi en 1962 [45], Balibutsa découvre l’archaïsme de l’ethnisme comme syndrome de la violence au Rwanda et note qu’« il a existé une forme de conflit entre les Hutus et Tutsis au Rwanda précolonial (sic) et qui ne peut pas s’expliquer uniquement par l’importation et la projection dans le passé lointain de l’idéologie hamitique ... » [46] ; mais qu’« en dépit de ce conflit latent entre Hutus et Tutsis (...) la nation rwandaise existait comme une réalité fondée sur la volonté commune des habitants du pays de vivre ensemble et de construire une société commune autour d’un ensemble des valeurs communes » [47].

Par ailleurs, pour démontrer l’agressivité qui caractérise la société rwandaise, Balibutsa considère celle-ci en rapport avec les systèmes fondés sur le degré d’agressivité mis au jour par Eric Fromm. Eric Fromm, dit Balibutsa, distingue trois systèmes : système A (affirmatif à la vie), système B (sociétés destructives et non agressives), système C (sociétés destructives). Dans le système A, où l’auteur classe les Indiens Zuñis, le meurtre n’existe quasiment pas et les hommes ne s’adonnent jamais à la violence et ne songent jamais à y recourir. « Les sociétés du système B ne sont pas imprégnées de destructivité ou de cruauté ou d’une défiance exagérée mais n’ont pas non plus toute la gentillesse, toute la confiance qui caractérisent le système A [48]. » Quant au système C, il est caractérisé par les critères majeurs suivants : « 1) Une forte dose de violence interpersonnelle, de destructivité, d’agressivité et de cruauté à la fois à l’intérieur de la tribu et contre les autres tribus. 2) Le plaisir de faire la guerre, la malveillance et la traîtrise. 3) L’atmosphère générale de l’existence faite d’hostilité, de tension et de peur. 4) Un haut degré de compétition, une grande importance accordée à la propriété privée (des objets matériels, sinon des symboles). 5) De strictes hiérarchies. 6) Une quantité considérable d’activités guerrières. 7) le système est fondamentalement cruel et destructif, c’est à dire sadique et nécrophile [49]. » Après avoir comparé ces différents systèmes avec la société rwandaise, Balibutsa observe que la société rwandaise remplit tous les critères généraux des sociétés destructives et la classe de ce fait dans le système C. C’est donc une société destructive avec une agressivité intraspécifique et une violence structurelle fort remarquables, toutes nourries par un ethnisme endogène repérable à travers les mythes et le langage quotidien des Rwandais.

Ces maux, ainsi que les conflits ouverts ou latents qu’ils occasionnent, ont existé bien avant l’arrivée des Européens (colonisateurs et missionnaires) au Rwanda. Ce que remarque Balibutsa, c’est que « ni la colonisation ni le régime de la Ire République, ni celui de la IIe République ne sont parvenus à s’en débarrasser et qu’au contraire certaines formes de pensée telles que la théorie hamitique ainsi que la violence directe sous forme de guerres et de massacres chroniques dans la région n’ont fait que la renforcer » [50]. L’étude de cette théorie hamitique (son historique, son objet et sa rencontre avec l’ethnisme endogène) constitue le thème principal des troisième et quatrième parties du livre de Balibutsa.

En effet, « Ham », ou encore « Cham », d’où dérivent les qualificatifs « hamitique » ou « chamitique », est un nom qui, au cours de l’histoire, a subi plusieurs manipulations idéologiques. Il se trouve dans la Bible aux chapitres 9 et 10 du livre de la Genèse où il est attribué au deuxième des trois fils de Noé. Il est l’ancêtre de tous les peuples d’Afrique connus à son époque, notamment des Égyptiens [51]. Dans la mesure où ce témoignage livré par l’auteur du livre de la Genèse est fiable, les anciens Égyptiens seraient des « hamites » ou des « chamites », c’est-à-dire des descendants de « Ham » ou « Cham ». La couleur de leur peau serait noire, comme il ressort des significations de « Ham » ou « Cham » données par Balibutsa après avoir procédé à la décomposition lexicale dudit mot. « Ainsi, note Balibutsa, dans le contexte de la civilisation égyptienne antique qu’ont connue les premiers Hébreux, le terme de Ham, et tous ses dérivés, n’avait rien de péjoratif, bien au contraire, il évoquait chez les Égyptiens non seulement leur propre pays et ses habitants dans le sens le plus quotidien du terme, mais il était chargé d’une grande valeur symbolique ou mystique dans la sphère du sacré en passant de la vache sacrée, de la personne du Pharaon, vers les dieux et les déesses tels qu’Isis et Osiris et même le dieu Soleil Amon-Rê sans oublier le Nil lui-même [52] »

Au cours des siècles qui suivirent, les manipulations idéologiques du terme « hamites » aboutirent à des glissements : « Ham » fut associé au mal et l’extrapolation de la malédiction à sa descendance s’intensifia. Également, le thème de la malédiction de « Ham » et de ses descendants fut associé aux Noirs. Certains n’hésitèrent même pas à établir des rapports entre la couleur noire et la malédiction. Cette vision ne rencontra cependant pas l’unanimité. À ce sujet, le maure musulman Ibn Khaldûn écrivait en 1377 : « Les généalogistes qui n’ont aucune connaissance de la vraie nature des choses ont imaginé que les Noirs étaient les fils de Ham, fils de Noah, et qu’ils avaient la particularité d’être noirs comme conséquence de la malédiction qui aurait déterminé la couleur de Ham et l’esclavage infligé par Dieu à ses descendants. Il est dit dans la Torah que Noah a maudit son fils Ham. Aucune référence n’y est faite à la couleur noire. La malédiction n’inclut pas non plus le fait que les descendants de Ham devraient être les esclaves des descendants de ses frères. Attribuer la noirceur des Noirs à Ham relève de l’ignorance de la vraie nature de la chaleur et du froid et de leur influence sur le climat et sur les créatures qui naissent dans ces climats. La noirceur des peuples vivant dans les pays chauds est le résultat de la composition de l’air sous l’influence d’une chaleur excessive [53]. » Le monde scientifique se trouva divisé entre les tenants de l’idée que la noirceur était liée à la malédiction de « Ham » et ceux qui expliquaient la noirceur à l’aide des facteurs climatiques. Le dernier courant eut beaucoup d’opposants dont certains recoururent à la biologie pour déclarer qu’il y aurait « une substance responsable de la noirceur chez le Noir ». D’autres, évidemment, ne s’empêchèrent pas de retourner à la case de départ pour dire que la noirceur serait liée à la malédiction de « Ham ». Ainsi, le jésuite August Malfert défendit cette thèse en 1733 et déclara que « l’Africain porte sur lui non seulement la malédiction de Cham, fils de Ham maudit par son père Noé, mais aussi la malédiction divine à l’égard du meurtrier Caïen » [54].

Au cours du XIXe siècle, la subdivision de l’humanité en races s’intensifia, partant du schéma antérieurement établi, à savoir l’association de la malédiction à « Ham » ou « Cham » et à ses prétendus descendants, les Noirs. Abondant dans le sens de la définition des races déterminées en fonction des propriétés physiques et du degré de l’intelligence, Voltaire nota à propos des Noirs : « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus lointains, y produisent toujours des animaux de leur espèce [55]. » En outre, l’Allemand Christoph Meiners, qui revendique la beauté corporelle comme monopole d’une certaine race humaine, fait la distinction entre les peuples beaux (die schönen Völker) et les peuples laids (die häßlichen Völker). Les critères de distinction sont pour lui : la longueur, la forme et la couleur des cheveux, la forme de la tête, la couleur des yeux, la morphologie du nez, la forme des pieds et des jambes, les qualités psychiques et la force de l’imagination. Pour lui, ces critères se retrouvent bien distinctement chez les « hommes blancs » qui, de ce fait, méritent l’attribut de beaux par opposition « aux hommes à peau sombre » (die Dunkelfärbigen) chez qui lesdits critères sont médiocres ; ce qui en fait des peuples laids [56].

Dans la perspective de retirer au Noir sa part dans la création des civilisations, le Français Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, entreprit un édifice à la tête duquel il plaça la « race arienne » à laquelle il attribua la « paternité » de toutes les grandes civilisations. C’était, note Balibutsa, « le moyen ingénieux de clore le débat sur la civilisation égyptienne ancienne » que « les gens comme Volney avaient tendance à considérer tout naturellement comme africaine et noire » [57]. L’astuce de Gobineau consista dans le fait de récupérer le concept de hamite et de l’habiller négativement, pour le doter d’un autre contenu et lui assigner une autre mission : « Le nouveau hamite de Gobineau, même un peu maudit, car on ne peut contredire la Bible, n’était ni noir ni égyptien, ni éthiopien à l’origine, mais, comme tous les autres fils de Noé, un blanc. S’il est devenu noir, par la suite, c’est parce que le maître n’a pas pu résister à l’attraction sexuelle de l’esclave mélanienne et c’est ainsi que le métissage produisit le hamite noir ou le blanc dans la peau d’un noir. Voilà l’origine du hamite moderne [58]. »

Par une telle théorie, Gobineau récupérait d’un coup les grandes civilisations africaines, notamment égyptienne et éthiopienne, et ce sera la même théorie que les autres Européens (les colonisateurs et les missionnaires) ont utilisée pour arracher la civilisation interlacustre aux populations autochtones. Même si Gobineau lui-même faisait descendre ses nouveaux hamites jusqu’en Afrique du Sud, ce fut l’Anglais John Speke qui, en 1864, « introduisit » ceux-ci en Afrique centrale lorsqu’il prit des Himas de l’Ouganda pour des hamites. Par la la suite, les colonisateurs et les missionnaires, secondés par les autochtones, prirent le relais, propagèrent et vulgarisèrent l’idéologie hamitique dans toute la région des Grands Lacs.

Selon Balibutsa, Mgr Léon Classe et Jan Czekanowski relativisèrent ladite théorie : le premier à travers certains passages de son article « Le Rwanda et ses habitants » [59], où il semble définir le « Mututsi » non pas par rapport à son origine, mais par rapport à la condition sociale, l’état de fortune, surtout en bêtes en cornes. Le deuxième reconnut que les Batutsis sont du point de vue linguistique des Bantous et introduisit pour la première fois la notion de « nilo-hamitiques » pour désigner des peuples dont l’origine ne doit pas nécessairement être recherchée au-delà de la zone interlacustre, pas trop loin du lac Victoria. D’autres auteurs « racialisèrent » les sociétés rwandaise et burundaise et « hamitisèrent » leurs classes dirigeantes. Ainsi, ils identifièrent dans ces sociétés les races et/ou les ethnies qu’ils différencièrent les unes des autres suivant des critères physiques, les origines, les activités, etc. Ce qui pousse Balibutsa à se poser une question : « La beauté physique, la taille, la couleur, de la peau, la forme du nez, des oreilles, des doigts, de la bouche, des cheveux, etc., sont-elles autre chose que des critères de marchands de bétail ou des bouchers et peuvent-elles valablement servir à classifier les personnes et les peuples [60] ? » Pour lui, un groupe ethnique est défini par rapport à une communauté de mémoire, à une communauté de valeurs qui constitue la culture minimale et à une communauté d’aspirations. Quant à la théorie hamitique, continue Balibutsa, qui ne prend en considération que les critères corporels pour diviser les peuples, en faisant fi de leur histoire et de leur conscience nationale, elle est une théorie raciste et inhumaine.

Pour le Rwanda et le Burundi, cette théorie pseudo-scientifique fut érigée en idéologie de gouvernement surtout dans le système de l’administration indirecte en faveur de ceux qui étaient considérés comme la « race des seigneurs », tout en faisant d’eux des occupants étrangers dans leurs propres pays. Ce faisant, elle divisa non seulement les peuples mais, pis encore, elle dressa les parties identifiées les unes contre les autres. À l’instar des colonisateurs, « certains missionnaires ne purent s’empêcher de faire de la même théorie un critère privilégié dans la sélection des candidats à la promotion sociale à travers le système scolaire » [61]. La vulgarisation de la théorie hamitique atteignit son sommet lorsque l’abbé Alexis Kagame l’exposa dans son ouvrage Inganji Kalinga, publié en deux volumes, respectivement en 1943 et en 1947, en kinyarwanda, langue nationale parlée par toute la population rwandaise et qui se parle ou se comprend même au-delà des frontières nationales. La popularisation de la théorie hamitique fut accélérée par le fait que c’est l’histoire des populations rwandaises et en partie burundaises écrite et publiée (durant la période coloniale) par les colonisateurs et les missionnaires, sous l’angle de ladite théorie, qui fut enseignée dans les écoles. La théorie hamitique fut donc intégrée dans la vie sociale et politique. Elle y rejoignit l’ethnisme endogène, le renforça et, en quelque sorte, le légitima, contribuant ainsi à la déconstruction de l’identité et de l’unité nationales.

Jusqu’en 1957, l’ampleur avec laquelle la théorie hamitique s’était enracinée dans la vie sociale et politique rwandaise était certes évaluable, mais ce fut surtout, à en croire Balibutsa, dès 1957-1959 que ladite théorie internalisée devint l’idéologie politique et creusa un profond fossé entre les Bahutus et des Batutsis. Pour rendre compte de la vision raciste des uns et des autres, Balibutsa se réfère à deux documents qui ont marqué la vie socio-politique rwandaise de l’époque, à savoir le manifeste de Bahutu ainsi que la lettre du 17 mai 1958 adressée au roi Rudahigwa et au conseil supérieur du pays par les grands bagaragu (chefs) de la cour royale. Après avoir présenté tout ce que comporte ce manifeste comme vision raciste, Balibutsa considère que les Hutus, dans leurs revendications, voulaient instaurer non pas une politique raciste ou raciale au Rwanda, mais plutôt « - l’élimination des autorités trop ancrées dans l’esprit d’une coutume désuète imprégnée d’impératifs antiprogressistes ; - l’instauration d’un régime démocratique de nature à mettre au premier rang le mérite et à garantir au maximum à tous les citoyens une égalité de fait devant l’accession à tous les emplois publics et notamment aux postes de direction » [62].

Face à ces revendications, les bagaragu b’ibwami bakuru (« grands serviteurs de la cour royale »), opposés à toutes concessions aux Hutus, réagirent avec un cynisme singulier : « L’histoire dit que Ruganzu a tué beaucoup de bahinza (« roitelets »). Lui et les autres de nos rois ont tué des bahinza et ont ainsi conquis les pays des Bahutus dont ces bahinza étaient rois. On en trouve tout le détail dans l’Inganji Kalinga. Puisque donc nos rois ont conquis les pays des Bahutus en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les Bahutus, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères [63] ? » Ces propos des grands serviteurs de la cour royale constituent en effet une négation du mythe de Gihanga, le mythe de l’identité ethnique rwandaise unique.

De ces positions diamétralement opposées, on constate que les animateurs se sont ressourcés (évidemment à des degrés différents) dans la théorie hamitique jumelée à un ethnisme endogène d’où, entre autres, sortent les conflits entre les Hutus et les Tutsis, devenus chroniques depuis 1959, selon Balibutsa. Comment éradiquer ces conflits ? Balibutsa propose des solutions dans la cinquième partie de son livre.

Il faut démasquer les idéologies sataniques qui attisent les guerres fratricides ainsi que toutes les autres causes structurelles de la violence qui devient endémique en Afrique. « Le chaos que l’on constate actuellement dans beaucoup de pays africains, écrit Balibutsa, n’est pas la manifestation d’une quelconque incapacité naturelle des Africains à s’organiser durablement et pacifiquement comme le veulent les théories racistes et “afro-pessimistes”. Il est plutôt l’effet induit de tous les déséquilibres et toutes les aliénations de la personnalité africaine cassée dans sa vision du monde et dans sa relation identitaire avec elle-même [64]. » En ce qui concerne le Rwanda et le Burundi, le problème hutu-tutsi doit être reposé dans le cadre d’un dialogue sincère devant aboutir à un nouveau projet de société fondé sur des valeurs reconnues par la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Sous le haut patronage de la communauté africaine et internationale, un forum international devrait être organisé, où seraient débattues toutes les causes (proches ou lointaines) de la violence en Afrique des Grands Lacs. Ce forum international devrait se tenir en présence de modérateurs impartiaux de haut niveau intellectuel et moral. Si Balibutsa insiste sur un débat sérieux, c’est qu’il est convaincu que le « premier moyen de combattre la violence, c’est de lui enlever sa propre légitimation. Il faut cesser, continue-t-il, de tripoter avec les hommes et les droits de l’homme comme c’est le cas au Rwanda et au Burundi et au Congo. Le drame actuel de cette région est que la communauté internationale, apparemment usée par ses contradictions, ne semble plus en mesure de trouver une solution rationnelle, juste et équitable » [65]. Le forum international en question devrait, à l’issue de ses travaux, faire des recommandations non seulement sur les méthodes à adopter en vue d’éradiquer la violence sous toutes ses formes, mais aussi sur les moyens de parvenir à une rééducation de la population à la non-violence, aux droits de l’homme, à la paix et à la démocratie dont le fondement serait la révision ou encore la « déhamitisation » de l’historiographie de la région des Grands Lacs africains.

L’ouvrage de Balibutsa apporte une éminente contribution à la bonne compréhension de l’aspect idéologique qui sous-tend les conflits qui endeuillent le Rwanda et secondairement le Burundi. Balibutsa interroge surtout l’histoire, la philosophie et la philologie pour identifier les différentes idéologies, leur évolution dans le temps, les différents acteurs à la base de leur vulgarisation et de leur popularisation. Il dévoile leur part dans le déclenchement et dans la pérennisation des conflits actuels. Sur base des textes (récits historiques notamment), il montre les gènes de la violence que ces idéologies renferment ainsi que leur caractère destructeur et a-scientifique et propose des solutions susceptibles de provoquer une révolution des mentalités. Bref, le livre de Balibutsa est une monographie digne de ce nom, elle devrait être suivie par d’autres dans d’autres domaines (économique, politique, ethnologique, sociologique, etc.).

En attendant la réalisation de cet énorme travail, il faut reconnaître que ces idéologies ethnisantes et racistes n’ont cessé de freiner le rapprochement sincère et dégagé de toutes formes de complexe entre les Hutus et les Tutsis. Elles affadissent un dialogue franc et constructif, seul capable de conduire à la construction et à la consolidation d’une nation au sens moderne du terme. Ce sont ces idéologies qui font que, lorsque les uns sont occupés à la construction, les autres se préparent à la destruction ; ce qui fait du Rwanda un pays où le social, l’économique et le politique sont en éternel recommencement, contribuant ainsi à son sous-développement. Ces idéologies constituent non seulement des ennemis de l’unité nationale, mais aussi elles sont des obstacles au développement. La construction de l’État-nation rwandais où régnerait la paix pour tous ainsi que la promotion de son développement passe avant tout par l’éradication de ces idéologies néfastes.

Dr. phil. Innocent Nsengimana


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