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China Blues, bonnes feuilles
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 10 avril 2008

Hai Yaofan, sans-abri chinois


Depuis 2002, Hai Yaofan fait la manche matin, midi et soir devant une école maternelle du quartier de Belleville à Paris. C’est là que Hsi a fait sa connaissance en allant conduire son enfant à l’école. Mis en confiance, il a accepté de parler librement de son itinéraire. Il travaillait comme cuisinier sur un cargo qui faisait du cabotage entre Tien-tsin et Hongkong. Un jour, il est tombé sur une tête de serpent qui lui a parlé de la France, de la possibilité de trouver un bon travail.

Hai : J’en avais assez de végéter en Chine, je ne m’entendais plus avec ma femme, j’ai fait le grand saut.

Hsi : Ça t’a coûté combien ?

Hai : Dix mille euros. Je me suis endetté auprès de toute ma famille. Les passeurs m’ont procuré un passeport. Et j’ai débarqué à Roissy un beau matin.

Hsi : Tu étais attendu ?

Hai : Et comment ! Ils m’ont conduit jusqu’à Paris. Là, ils m’ont repris le passeport, m’ont tabassé et abandonné sur le pavé. J’étais tout seul, je ne connaissais personne. Au début, ça a été dur. Je dormais dans un parc. J’avais tellement faim que j’ai essayé de manger des marrons d’Inde… J’avais pris ça pour des châtaignes. Je me suis aussi nourri de pissenlits. Ensuite j’ai fait les poubelles — c’est fou ce qu’on trouve dans les poubelles ! Et puis j’ai découvert les fins de marché. Beaucoup de mes compatriotes dans la misère ratissent les fins de marché pour se nourrir.

Hsi : Tu as fini par trouver du travail ?

Hai : Oui. Je collais des affichettes pour une petite boîte qui touchait des subventions de l’État pour « réduire la fracture numérique » : c’est-à-dire louer des ordinateurs aux pauvres pour un euro. J’étais payé 20 euros par jour.

Hsi : Vous étiez nombreux à faire ça ?

Hai : Assez. Il y avait des gars de tous les pays, mais ils sabotaient le boulot, ils jetaient la moitié des affichettes dans les poubelles. Nous, les Chinois, nous sommes consciencieux. Le patron s’est vite rendu compte que dans les quartiers où j’étais passé les demandes d’ordinateurs augmentaient aussitôt. Alors j’ai réussi à faire embaucher une payse, une femme de Tien-tsin comme moi, que j’avais rencontrée ici. À nous deux, on faisait une bonne équipe. Le patron était content. Mais au bout d’un an la boîte a fermé et je me suis retrouvé sans rien.

Hsi : Où habitais-tu ?

Hai : Quand j’avais un travail, je paillassais [dapu]. On était à huit, dix dans un appartement collectif sous-loué par des propriétaires ou des locataires officiels chinois. Mais j’en ai eu vite assez. D’abord, ça coûtait cher : 110 euros par mois en banlieue, 120 à Paris. Et puis j’étais avec des gars du Shandong, des braillards qui picolaient et jouaient aux cartes toute la nuit. Pas moyen de dormir. Et brutaux, avec ça.

Hsi : Et quand le boulot s’est arrêté ?

Hai : J’allais paillasser seulement une fois de temps en temps, mais ce n’est pas donné : 5 euros la nuit. C’est là que j’ai commencé à faire la manche. Je me suis trouvé une école primaire dans une rue tranquille. J’y suis tous les jours de classe. Les parents d’élèves me connaissent. Ils me donnent 50 centimes, un euro, parfois plus. Ils me trouvent des petits boulots : peinture, déménagements, enlèvement de gravats. Je me suis fait une clientèle. Les gens m’aiment bien, sauf les Chinois. Je me suis fait insulter, cracher dessus même : je « fais honte à la Chine ». Mais je m’en fous. De toute façon, je sais que je ne trouverai pas de travail, à moins d’aller me faire exploiter chez les Wenzhou , attaché à une machine à coudre, quatorze heures par jour pour la moitié du smic.

Hsi : Tu n’es jamais inquiété par la police ?

Hai : Au début, j’avais fait une demande d’asile. J’avais un récépissé qui était reconduit de trois mois en trois mois. Mais ma demande a fini par être rejetée. Et maintenant je n’ai plus rien. Alors, dans la rue, il faut être discret.

Hsi : Et pour dormir ?

Hai : Les halls d’immeuble. C’est bien, c’est chauffé l’hiver, les gens me foutent la paix. Il faut seulement trouver un coin où planquer son sac de couchage.

Hsi : Tu n’a pas essayé le métro ?

Hai : Si, mais il y a tous les poivrots. Ils puent, ils vous volent, ils cherchent la bagarre. Je suis plus tranquille dans un immeuble.

Hsi : Et pour manger ?

Hai : À Paris, il y a plein d’endroits où l’on peut manger gratis : la mairie, les associations humanitaires servent des plats chauds tous les jours. Faut connaître les endroits, les heures. Il y a même le temple bouddhique, à Bobigny, qui sert des repas chinois.

Hsi : Tu as réussi à rembourser ta dette ?

Hai : Non. J’en suis loin. Je gagne trop peu. Du coup, les têtes de serpent sont allés menacer mon père, à Tien-tsin. Le pauvre vieux, j’ai de la peine pour lui.

Hsi : Tu n’envisages pas de rentrer en Chine ?

Hai : Si, bien sûr. Je suis même allé demander un passeport au consulat. Mais ils veulent un bulletin de naissance. J’ai téléphoné à mon ex. Elle ne veut plus me parler. Ma fille non plus, d’ailleurs. Elles m’en veulent d’être parti. Alors j’ai appelé ma belle-sœur — elle est plus compréhensive. Elle m’a dit qu’elle allait faire un « travail idéologique » auprès de sa sœur pour la convaincre d’aller chercher ce papier.

Hsi : Tu ne regrettes pas d’être parti ?

Hai : Si. Mais on est naïf. Et les passeurs ont l’art de t’embobiner. Ils te font miroiter le Pérou.