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Georges
Des nouvelles, mars 2008
Article mis en ligne le 13 mai 2008
dernière modification le 6 avril 2008

Bien le bonjour,

Je me trouve à Mexico DF après un court séjour dans la huichola, plus
exactement à Awatsiat’a en Tuapurie auprès du peuple Wixarika pour la
vingtième assemblée du Congres national indigène (CNI), en fait au lieu
dit Ciénega de los Caballos, ce que nous pourrions traduire en français
par la Combe des chevaux. Nous sommes vendredi 14 mars et je me trouve
pris en tenaille entre les déclarations de guerre tout azimut du
belliqueux Seigneur George W. Bush et la résistance indienne à la
construction d’une route dans cet endroit perdu de la Sierra huichol qui
a pour nom la Ciénega de los Caballos, entre le va-t-en guerre de la
première puissance mondiale et le « ya basta ! » d’une communauté
wixarika décidée à défendre coûte que coûte son territoire. Cette
confrontation inégale entre deux mondes, entre un système totalitaire
qui se nourrit de la décomposition sociale qu’il engendre et la
résistance tenace des « cultures », tous ces savoir-vivre qui ont fondé
notre humanité, est une réalité de notre temps.

Si cette réalité échappe encore aujourd’hui aux intellectuels européens,
elle n’a pas échappé aux stratèges du monde capitaliste et en
particulier de la première puissance mondiale. Le rapport Tendances
globales 2020, produit par le Conseil National d’Information des
Etats-Unis, concernant les différents scénarios possibles mettant en
danger la sécurité du pays est fort éloquent : la menace la plus grande
viendrait des peuples indigènes, de ceux qui invoquent des droits
ancestraux sur les territoires convoités par les multinationales.
Prenant comme exemple les luttes indigènes du Chiapas, de l’Equateur, de
Bolivie, le rapport précise : « Au début du XXIe siècle existent des
groupes indigènes radicaux dans la majorité des pays latino américains
qui, en 2020, pourront croître d’une manière exponentielle, obtenant
l’adhésion de la majorité des peuples indigènes… Ces groupes pourront
établir des relations avec des groupes terroristes internationaux et des
groupes antiglobalisation qui questionneront les politiques économiques
des leaderships d’origine européenne. »

Les derniers événements concernant l’attaque des militants de la FARC en
Equateur nous permettent de constater un usage de plus en plus abusif et
étendu du mot « terroriste » : sont terroristes non seulement les
militants des Forces armées révolutionnaires colombiennes, mais tous
ceux qui s’opposent ou qui résistent à l’avancée de l’activité
capitaliste, les paysans métis ou indiens qui ne veulent pas être
expropriés et que les militaires ou les groupes paramilitaires sont
amenés à massacrer : 6 millions d’hectares ont pu ainsi être récupérés
en Colombie par les paramilitaires pour être consacrés à la monoculture
des produits bioénergétiques. Ce n’est pas tant l’emploi abusif du mot
qui doit attirer notre attention mais ce qu’il signifie. L’hégémonie du
monde capitaliste est telle que les guerres conventionnelles entre Etats
se font de plus en plus rares, désormais l’ennemi est intérieur et les
armées de bien des pays comme au Mexique ou en Colombie se convertissent
en forces de police dans la perspective d’une guerre sociale sans merci,
une guerre où ne sont plus prises en compte les conventions
internationales. Le Plan Colombie comme l’Initiative Mérida au Mexique
signés entre les Etats-Unis et les pays concernés entrent dans ce cadre.
Il n’est donc pas surprenant dans un tel contexte que le président du
Pérou se demande « s’il n’y aurait pas une internationale terroriste en
Amérique Latine » et que des leaders indigènes au Pérou et au Chili
soient emprisonnés sous le couvert de lois antiterroristes.

Il est 2 heures et demi du matin, l’autobus qui nous a transporté depuis
Guadalajara vient dans un dernier soubresaut, ultime hoquet d’une longue
agonie, de s’arrêter. Il fait un froid de canard. Nous hésitons à nous
engager plus avant quand une voix nous invite à nous joindre à ceux qui
nous attendaient autour des fogatas (disons des feux de camps), qui
illuminent avec parcimonie l’immense nuit : « Venez vous réchauffer
autours de las lumbres, « venez autour de las lumbres », l’invitation se
fait pressante, chaleureuse et amicale et nous nous décidons à faire le
pas dans la nuit, c’est dans la chaleur d’un feu que l’on se retrouve et
que l’on se rencontre.

Ce campement dans la montagne tout au nord de l’Etat de Jalisco, en
territoire wixarika dure depuis un mois. Le peuple huichol de la
communauté de Santa Caterina Cuexcomatitlan est entré en résistance le
11 février. A tour de rôle les comuneros viennent y planter leurs « 
tentes », en famille et pour une semaine. Ce sont le plus souvent des
bâches en plastique ouvrant sur une petite cour délimitée par une
clôture faite de branches entremêlées, protégeant du vent ; au centre de
ce petit patio, brûle en permanence la fogata, on y cuisine le jour, on
s’y réchauffe la nuit ; un arbuste a été découpé debout et sculpté de
façon à y adapter un moulin à moudre le maïs : le moulin a main a
remplacé dans beaucoup de famille le metate, ce qui donne des tortillas
plus épaisses.

Les habitants s’opposent à l’avancée sur leur territoire de la route
Bolaños – Huejuquilla. Cette route est déjà bien avancée même si ce
n’est pour l’instant qu’une brèche ouverte aux forceps dans la montagne.
Des communautés métisses l’ont acceptée ainsi qu’une communauté indienne
proche, celle de San Sébastien Tenochtitlan. Cette dernière communauté a
l’intention de revenir sur sa décision. Il semblerait qu’elle se soit
fait avoir comme a failli se faire avoir la communauté de Santa
Caterina, dont les « autorités » sous la pression policière ont signé
les actes d’une assemblée communautaire qui n’a jamais eu lieu mais qui
autorise « à l’unanimité des présents !! » le passage de la route. Quand
les habitants se sont rendus compte de cette grossière falsification,
ils ont destitué leurs « autorités » et ont obtenu du tribunal un arrêt
provisoire des travaux.

Cette route fait partie d’un vaste projet concocté dans les plus hautes
sphères. C’est un projet à la fois politique commercial et touristique.
Politique, il s’agit de faire communiquer entre elles les trois
municipalités du nord de l’Etat de Jalisco, Bolaños, Huejuquilla et
Mezquitic ; commercial, permettre une exploitation plus intensive des
ressources de chaque région ; touristique, cette route fait partie d’un
mégaprojet touristique et culturel. L’idée est de copier le modèle des
routes culturelles qui existent en Espagne, avec restauration des
édifices historiques et religieux, des constructions coloniales liées à
la mine comme à Bolaños et la mise en valeur des sites archéologiques.
Les touristes pourront même s’adonner aux joies de la chasse dans des
ères aménagées à cet effet dans la sierra. Dans le cadre de cet
ambitieux projets, deux nouvelles routes ont été décidées : la route du
Pèlerin et la route Wixarika.

Et les Indiens dans tout ça ? Bien entendu, il n’est pas question de
leur demander leur avis, ce qui est bon pour l’entreprise capitaliste
est bon pour tout le monde, elle apporte dans son sillage du travail et
des espèces sonnantes et trébuchantes, c’est ce qu’on appelle le
développement, la mort, la misère, la souffrance, l’exploitation
intensive, la désintégration sociale tout cela est ailleurs,
conséquences collatérales du progrès et du développement. Il n’est pas
concevable pour le monde marchand que les Indiens wixaritari, par
exemple, puissent avoir une autre conception du développement,
l’envisager dans une autre perspective, qui n’est pas celle que l’on
cherche à leur imposer, qu’ils pourraient bien avoir une autre idée de
la richesse. Le monde venu de l’Occident ne s’arrête pas là, il pousse
le cynisme, fruit de l’ignorance et de l’égoïsme, beaucoup plus loin. Le
secrétaire du tourisme assure que cette route ne sera pas une menace
pour les peuples indigènes : « Nous respecterons leur spécificité
culturelle, vu qu’elle compte parmi les principales attractions de la
zone. » Il y a peu le gouverneur de l’Etat de Chihuahua inaugurait sur
la route qui mène à la Tarahumara des statues de chiens vêtus à la
manière des Indiens rarámuri, et il s’étonnait que ses statues « Disney
land » puissent faire scandale ! Une jeune femme Huichol au cours des
discussions précisait : « más que represión, hay humillación. » Et dire
que ce secrétaire dans le charabia prétentieux qui caractérise les
petits hommes d’Etat va jusqu’à parler d’éthique ! « Si nous voulons
impulser la zone, c’est parce qu’il n’est pas éthique que la région Nord
soit oubliée. »

Les mères, les sœurs, les épouses pleurent et se lamentent, c’est que
les jeunes gens et les hommes partant pour la longue pérégrination qui,
après plusieurs semaines de marche à travers la sierra, les mènera au
Cerro Quemado (la colline brûlée), près de Real de Catorce, vont mourir.
Ils seront des étrangers aux yeux de leur communauté, quand ils
reviendront quelques mois plus tard, leurs épouses de les reconnaîtront
pas et se détourneront d’eux. Une cérémonie, le rituel du retour, sera
nécessaire pour qu’ils puissent réintégrer sans danger pour les autres
leur communauté. Tout au long de ce parcours initiatique qui les
conduira du Pacifique à l’Atlantique, sous la conduite d’un chaman, ces
mangeurs de peyote vont se dissoudre dans le jeune, dans la marche
harassante, dans la nuit hallucinée, dans le divin ; ils connaîtront la
fragmentation de leur être, la pulvérisation de leurs os pour, comme
Quetzalcóatl dans sa descente dans le royaume des morts, reconstituer
leur nouvelle humanité, et renaître telle l’étoile du matin après son
parcours dans l’inframonde, dans l’envers obscur du monde, hommes
spirituels, hommes touchés par la grâce de la co-naissance. Le Cerf
divin, qui est aussi le maïs, qui est aussi le peyote, leur apparaîtra
alors pour leur parler et leur assigner leur place dans l’ordonnancement
du cosmos et de la société.

J’ai attendu en vain les marcheurs ce jour là, ce lundi 10 mars ; alors
que je les attendais à proximité du campement, ils sont passés en bas,
dans la vallée, ils étaient 29, m’a-t-on dit. Chez les peuples
originaires, l’agencement social, l’ordonnancement de la société à
travers la complexité dynamique des règles d’échange réciproque, est
l’œuvre de la société elle-même et reste sous le contrôle permanent de
la collectivité, qui a pour rôle de maintenir cette fragile et complexe
(et souvent arbitraire) organisation. C’est ce que nous appelons la
tradition, la société est perçue alors comme une création de l’homme,
comme l’œuvre des ancêtres, qui ont inventé et dicté les règles
régissant les rapports entre les hommes. Ce sont des sociétés gouvernées
par l’esprit des hommes, ne serait-ce que celui des ancêtres, qui se
sont montrés si habiles à faire en sorte que les hommes communiquent
entre eux. Que cet ordonnancement soit rompu et la société perd cette
proximité à sa pensée pour chercher dans un dieu unique et transcendant,
dans un leader charismatique (Moïse, Jésus ou Mahomet) une unité
abstraite purement émotionnelle. L’esprit des ancêtres disparaît au
profit d’une puissance transcendante ou de la main invisible du marché.

A la demande de la communauté wixarika de Tuapurie, le Congrès national
indigène (CNI) a décidé de tenir sa XXe assemblée sur ce lieu de
résistance. Les routes sont faites pour les militaires, les touristes et
le transport des marchandises, il arrive parfois que les délégués des
peuples indiens de régions fort éloignées les unes des autres les
empruntent pour se rencontrer. Etaient présents les délégués d’Oaxaca,
de Basse Californie, de Milpa-Alta (DF), de Colima, de Michoacán, de
Jalisco, et de Durango. Le peuple rarámuri de Chihuahua ainsi que le
peuple ñañú (ou otomi) d’Atlapulco (Etat de Mexico) ont envoyé des
messages de soutien.

Quatre tables de discussion ont été organisées, la première, sur les
mégaprojets, la deuxième sur la répression de l’Etat, la troisième, sur
les conséquences sociales de la politique gouvernementale, la quatrième,
sur les traités commerciaux. Le lien entre tous ces thèmes est si étroit
qu’à la table où je me trouvais nous les avons tous traités dans l’ordre
et en bloc. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet sinon pour rappeler
quelques focos rojos parmi tant d’autres : de la Escalera Naútica sur la
côte de la mer de Californie, projet touristique d’envergure mettant en
péril la vie des villages de pêcheur, le couloir des éoliennes de
l’isthme de Tehuantepec et plus précisément de la construction de 200
éoliennes sur la presqu’île qui sépare la mer intérieure en deux et
risque d’engendrer une catastrophe écologique et humaine majeure, du
barrage de la Parota près d’Acapulco, de la destruction de la lagune de
Cuyutlán à Manzanillo dans le petit Etat de Colima. La liste est longue,
la propagande prétend que ces projets font partie du développement
économique du pays, disons du développement marchand, il conviendrait de
les concevoir sous un autre point de vue et y voir l’activité pratique
d’un système de communication totalitaire détruisant tout autre forme de
communication, en fait toute vie sociale un tant soi peu autonome.

Au cours de l’assemblée plénière, le dimanche 9 mars, il fut décidé que
les réunions du CNI continueraient à se tenir dans les communautés avec
la participation de celles-ci ; il devrait y avoir trois réunions avant
la tenue du congres en novembre, la première en Basse Californie, la
seconde de nouveau dans la région huichole, la troisième dans les
montagnes d’Oaxaca. De quoi voyager !

Je suis resté deux jours de plus au campement. Beaucoup d’habitants des
villages comme Pueblo Nuevo et Nueva Colonia ou des rancherías
dispersées dans la montagne étaient descendus au campement à l’occasion
de cette rencontre. Ce fut l’occasion pour eux, au cours d’assemblées,
de mettre au point quelques modalités pratiques concernant le plantón,
établir les tours de rôle et les responsabilités de chacun, préciser les
attitudes à tenir ou à éviter face aux provocations qui ne tarderont pas
à se manifester. Il y fut envisagé les différentes situations qui
pouvaient se produire et les réponses à y apporter. Au cours d’une
promenade dans cette région escarpée entaillée de ravins vertigineux et
couronnée d’abruptes falaises de pierres grises ou bleues, nous nous
sommes arrêtés devant les ancêtres pétrifiés surgissant soudain sur
l’arrête opposée du ravin, ce sont de gigantesques concrétions de pierre
ou se dessinent avec une évidence frappante des silhouettes à forme
humaine, serrées les unes contre les autres entre ciel et terre, un peu
à la manière des statues de Giacometti, le visage tourné dans notre
direction. « Ce sont les hommes, me dit-on, les femmes sont de l’autre
côté. »

Mexico, le 14 mars 2008.

George


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