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Powell a la langue fourchue
Terry Jones
Article mis en ligne le 30 mai 2006
dernière modification le 13 mai 2006

Le « courage » selon George Bush et Colin Powell

Dans cette chronique, publiée le 23 février 2003 dans le Guardian et reprise aujourd’hui dans l’excellent recueil Ma guerre contre la « guerre au terrorisme » , Terry Jones analyse la novlangue que les dirigeants américains ont élaborée pour justifier les bombardements, l’invasion et l’occupation de l’Irak. Il s’interroge notamment sur l’étonnant usage que cette rhétorique fait des mots courage, guerre et communauté internationale.

Il est fascinant d’entendre Colin Powell accuser la France et l’Allemagne de lâcheté parce qu’elles se sont opposées à la guerre. Comme il l’a déclaré succinctement, ces deux nations « ont peur de prendre leurs responsabilités pour imposer la volonté de la communauté internationale ». Le discours de Powell révèle l’un des aspects les plus scandaleux, mais les moins commentés, de toute cette histoire de guerre en Irak : les dommages collatéraux qui ont d’ores et déjà été infligés à la langue. Il se pourrait que le plus consternant de ces effets secondaires soit celui qui affecte notre vocabulaire.

La « lâcheté », selon Colin Powell...

... désigne le refus de s’en prendre, dans le but de renforcer les intérêts pétroliers américains au Moyen-Orient, aux milliers de civils innocents qui vivent à Bagdad. Le corollaire, c’est sans doute que le « courage » consiste à pouvoir décréter la mort de 100 000 Irakiens sans broncher ni vomir sa Caesar salad.

J’imagine que Tony Blair est « courageux » parce qu’il est prêt à exposer ceux qui ont voté pour lui à la menace terroriste, en représailles pour le tapis rouge qu’on lui déroule à chacune de ses visites à la Maison Blanche ; tandis que Jacques Chirac est un « lâche » parce qu’il tient tête aux intimidations sectaires de l’aile dure des républicains va-t-en-guerre qui dirigent actuellement les États-Unis.

De même, les jeunes militaires fringants qui, assis à 9 000 mètres d’altitude sur les millions de dollars qu’ont coûté leurs engins, larguent des bombes sur un peuple paupérisé, à qui on a déjà retiré toutes ses armes, sont des modèles de « courage ». La « lâcheté », selon George W. Bush, consiste à détourner un avion et à le diriger délibérément vers un grand bâtiment. On peut appeler ça comme on veut, mais « lâche », sûrement pas. Pourtant, quand Bill Maher en a fait la remarque dans son émission de télé « Politically Incorrect », il a été traîné dans la boue et les sponsors ont menacé de couper les vivres à l’émission. Il se passe quelque chose d’étrange quand non seulement les politiciens modifient sciemment le sens des mots, mais que la société elle-même s’indigne de voir quelqu’un attirer l’attention sur leur usage correct.

Et puis, il y a la « communauté internationale ».

Colin Powell ne pense évidemment pas aux millions de personnes qui sont descendues dans la rue [contre la guerre] [1]. La « communauté internationale » dont il parle, ce doit être ces politiciens qui se réunissent à huis clos pour décider de la meilleure façon de rester au pouvoir et d’enrichir leurs proches en estropiant, mutilant et assassinant un paquet d’étrangers bizarrement accoutrés, qu’ils ne rencontreront jamais.

Et ce mot de « guerre », alors, tant qu’on y est ?

Mon dictionnaire définit une « guerre » comme un « conflit ouvert, armé, entre deux parties, nations ou États ». Dès lors, larguer des bombes, protégé par l’altitude, sur une population déjà en difficulté, aux infrastructures ruinées par des années de sanctions et vivant sous la coupe d’un régime oppressif, ce n’est pas une « guerre ». C’est du tir aux pigeons. Mais la violence faite à la langue est probablement le prix qu’il nous faut payer pour avoir de l’essence bon marché.

Le langage est censé rendre les idées claires, et compréhensibles pour tout un chacun. Mais quand des politiciens tels que Colin Powell, George W. Bush et Tony Blair s’emparent de la langue, leur but se situe généralement à l’opposé. Ils s’en servent comme d’une arme pour nous persuader de prendre au sérieux des concepts grotesques, comme l’idée même de « guerre au terrorisme ». On peut faire la guerre à un autre pays, ou à un groupe social à l’intérieur de son propre pays, mais il est impossible de faire la guerre à un substantif abstrait : comment saura-t- on qu’on a gagné ? Quand le terme en question aura été supprimé du dictionnaire, peut-être ?

Lorsque ceux qui ont le pouvoir cherchent à entraîner leurs peuples dans une aventure honteuse, néfaste et destructrice, la première victime est la langue. Ça n’aurait que peu d’importance si c’était la seule victime. Mais, s’ils continuent à pervertir notre vocabulaire et à déformer notre grammaire, le résultat sera, à la lettre, une sentence de mort pour de nombreux vivants.


Terry Jones

Cette chronique est extraite du livre de Terry Jones, Ma guerre contre la « guerre au terrorisme ». Elle est traduite par Damien-Guillaume et Marie-Blanche Audollent. Nous la reproduisons avec l’aimable autorisation des éditons Flammarion.

[1] Le 15 février 2003, près de 15 millions de personnes manifestaient dans le monde entier contre la perspective de la guerre en Irak. Cette mobilisation a battu des records principalement en Italie, en Espagne et en Grande-Bretagne.