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Louis Jazz
Le bioéthanol a du plomb dans l’aile
Article mis en ligne le 12 mars 2008
dernière modification le 11 mars 2008

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L’essence au plomb a vite fait
d’évincer l’éthanol dans les années 1920
pour se retrouver carburant
de prédilection partout dans le
monde. Pendant près de quatre-vingts
ans, du plomb a été injecté
sournoisement dans la biosphère
et est toujours utilisé dans les pays
« en voie de développement ».
L’actuelle reconversion du marché
des carburants vers l’utilisation généralisée
d’agrocarburants est la
suite logique de cette sale histoire.
Quand l’industrie automobile en était à
ses premiers jets de CO2 dans l’atmosphère,
beaucoup de problèmes restaient
à résoudre pour le bon fonctionnement
des moteurs de voiture. Par exemple,
comment éviter que les carburants n’explosent
pas trop dans le moteur à…
explosion ? Problème de taille, en effet.
La combustion spontanée du mélange
air-essence dans le moteur provoque le
cliquetis, un bruit métallique, un cognement
qui peut endommager le moteur.

Une fois le problème de cliquetis résolu,
la compression des gaz dans les cylindres
pourra être plus importante et procurer
plus de puissance au moteur tout en
consommant moins de carburant. (Cette
augmentation du rendement de l’essence
sera appelée plus tard « indice d’octane ».)
Pour arranger ce problème, il a fallu
trouver une substance à mélanger à l’essence,
un « antidétonant ».
Des substances
candidates à l’élection de « l’antidétonant
 » idéal ont été testées sans véritable
méthode expérimentale dans les années
1910. Tout ce qui tombait sous la main
des chimistes industrieux de l’automobile
était bon. On en est même arrivé à
étudier les propriétés antidétonantes du
beurre et du camphre. Finalement, un
candidat sort du lot en 1917 dans les laboratoires
de Charles Kettering. Il s’agissait
de l’éthanol, alcool de grain, l’alcool
qu’on boit. En 1918, le « scientific american
 » conclut qu’« il est aujourd’hui définitivement
établi que l’alcool peut-être
mélangé avec de l’essence afin de produire
un carburant convenable ». Henry
Ford lui-même a construit sa première
voiture fonctionnant au mélange éthanol
essence.
Allright, le problème est réglé :
l’alcool est un antidétonant idéal qui ne
provoque pas de cliquetis et supporte de
fortes compressions dans les moteurs. À
cette époque, l’éthanol allait de soi, il est
renouvelable, il n’est pas toxique et est
connu comme carburant à usages divers
depuis des lustres. De plus, il permet de
réutiliser les déchets ou les excédents
agricoles. Tout devrait bien marcher pour
l’éthanol.

Avec le perfectionnement constant des
moteurs de l’époque, il est techniquement
possible de substituer entièrement
l’alcool à l’essence. Ford a même créé un
moteur pouvant fonctionner exclusivement
à l’éthanol. Le lobby pétrolier, Big
Oil, considère l’éthanol comme un rival
sérieux à ses affaires. Il n’y a même pas
moyen à l’époque de s’approprier le marché
de l’éthanol puisque n’importe quelle
personne munie d’un alambic peut en
fabriquer. Il n’y a plus de temps à perdre
et tous les moyens sont bons pour mater
le rival éthylique. Big Oil entame les
hostilités sur le plan législatif en tentant
de faire imposer des taxes sur la production
d’éthanol, échec. Mais ce sera sur le
plan commercial que Big Oil s’en sortira
le mieux.

La famille Du Pont se spécialise dans la
seconde moitié des années 1910 dans la
pétrochimie après avoir fait fortune grâce
à la vente de poudre à canon durant la
Première Guerre mondiale. Avide de nouveaux
profits dans son nouveau secteur,
la famille entame la prise de contrôle
de la General Motors à la fin des années
1910 pour en arriver à posséder plus de
35 % de parts de la société en 1920.
En 1919, la General Motors fait l’acquisition
du laboratoire de Ketering. Ce dernier
est bombardé vice-président de recherche
de la toute nouvelle General Motors
Research Corporation créée pour l’occasion.
Du Pont manœuvre habilement et
prend rapidement le contrôle du conseil
d’administration de la GM. (Plus tard, la
Standard Oil, actuel Exxon, rejoindra le
clan GM-Du Pont pour former l’un des
plus puissants et influents lobbies de la Big
Oil.) La couleur est annoncée à Ketering :
il doit ramener du profit à la société sinon
son labo de recherche sera fermé.
Avec l’éthanol, le défi est impossible à
relever.

Charles Ketering laisse deux semaines à
son assistant pour trouver une solution.
C’est la course, la rigueur scientifique est
mise de côté et la recherche se tourne vite
vers le PTE, « plomb tétraéthyle ». Découvert
en 1854, il était alors considéré
comme une curiosité technique mais
non commercialisable à cause de sa forte
toxicité pouvant entraîner la mort. Mais,
même si elle tue, cette substance est un
antidétonant très efficace et n’est pas un
carburant, contrairement à l’éthanol. Pas
de risque donc pour le marché du pétrole.
Le brevet est aussitôt déposé et Du Pont
devient le premier fournisseur en PTE de
la General Motors. L’essence au plomb est
née. Opération réussie.

Reste maintenant un autre obstacle à surmonter,
la toxicité avérée du PTE. Facile, il
suffit de faire preuve de la même rigueur
scientifique que précédemment. Il faut
pour cela compter sur la complicité du
gouvernement américain pour la dissimilation
des effets toxiques et pour faciliter
la distribution du nouveau carburant
antidétonant dans le monde. Surestimer
les bénéfices de l’essence au plomb et
confier, pendant plus de quarante ans, la
recherche des effets du plomb sur la santé
et l’environnement aux mains d’experts
de la General Motors, de Du Pont et de
la Standard Oil, actuel Exxon. Reste une
dernière chose, embrouiller les esprits et
baptiser le plomb tétraéthyl « éthyl ».
Petit à petit, on en arrive aux années
1970 et 1980. On prend conscience de
l’importance de la pollution atmosphérique,
les concentrations en plomb dans
la biosphère ne sont plus un secret. L’usage
du plomb diminue. En 2000, l’Union
européenne interdit l’usage de l’essence
plombée. Mais les pays en « voie de développement
 » sont encore une source de
revenus pour les producteurs du PTE.

On en revient donc tout « naturellement »
aux agrocarburants. Mais la situation a
bien changé depuis les années 1920.
C’est plus aussi écolo que ça de produire
et d’utiliser des plantes pour faire du jus
de moteur. On a besoin des excès agricoles
pour nourrir l’humanité. Une nouvelle
intensification de l’agriculture pour
la production de « bio » carburants se
révélerait catastrophique pour l’environnement
et les populations déshéritées.
Depuis le temps, le paysage agricole
mondiale a radicalement changé, la production
d’agrocarburants est aujourd’hui
« centralisable », et donc contrôlable. Une
belle source de profits en perspective.
Cette mégaproduction agricole qui se
met rapidement en marche voit aussi se
développer une série de brevetages sur le
vivant et de gros monopoles de production,
comme à l’époque de l’introduction
du plomb dans nos veines.

Pendant plus de soixante-dix ans, la « cabale
 » du plomb, General Motors, Du Pont,
Exxon ont engrangé des bénéfices faramineux
avec la vente de leur poison. Ces
soixante-dix années leur ont laissé le temps
de se retourner et de diversifier leurs produits.
Le regain d’intérêt actuel pour les
agrocarburants ne devrait pas les laisser
indifférents et, en plus, ils savent y faire.

Louis Jazz


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