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Nestor Potkine
Le chewing-gum, les émeutes et la stratégie de la grenouille cuite.
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 4 janvier 2008

Le « grand bond en avant » du chewing-gum a réussi. Il y a vingt ans, quel adulte osait ruminer ? Mais les fabricants de doses de nicotine ont eu l’idée de la vendre sous forme de chewing-gum. Les victimes du tabac préférèrent avoir l’air idiot que le cancer. Le marketing vit quel boulevard s’ouvrait. De là les chewing-gum sans sucre, bons pour vos dents, bons pour votre haleine, etc. Le chewing-gum adulte a maintenant droit de cité ; encore un produit inutile qui garantit à son utilisateur une apparence de crétin.

Quel rapport avec les barbecues automobiles dans les cités ? La France a tremblé. Selon les médias, où le tremblement assure l’audience. Quelles images parfaites, ces silhouettes noires de pompiers devant une voiture en flammes, ces silhouettes grises d’émeutiers masqués, prêts à déferler sur les beaux quartiers, à incendier les Mégane, à jouer du couteau arabe et du viol nègre ! Les médias ont dû regretter que les émeutes n’aient pas même duré aussi longtemps que celles de Mai. Ils ont dû regretter qu’il n’y ait eu qu’un seul mort. Bref, la France a tremblé. Car elle ne réfléchit plus.

En effet, voilà des milliers, des dizaines de milliers de jeunes qui savent, en dépit de la télé, du jeu vidéo, ou du portable, que leur avenir se limite à un choix entre l’ANPE, la prison, ou la précarité dans les entreprises de nettoyage et de sécurité. Voilà des dizaines de milliers de jeunes qui en sont réduits, pour avoir une fierté, à se faire un drapeau de leur code postal (93400, EN FORCE !). Voilà des dizaines de milliers de jeunes qui auraient pu être beaucoup plus violents qu’ils ne l’ont été. Et que font-ils, dans ce pays qui a connu tant d’insurrections et de révolutions plus conséquentes ?

Nombreux, les commentateurs médiatiques qui ont noté le côté suicidaire de la destruction des voitures et des écoles, deux moyens de sortir des cités. Moins nombreux, les commentateurs réalistes qui y ont vu une réaction contre le mensonge patent de ces deux fausses évasions. La seconde en particulier, qui sert d’abord, Illich l’a dit depuis longtemps, à certifier l’incompétence de qui y échoue. La chose est si évidente qu’on croit la masquer en distribuant libéralement le baccalauréat, non sans le transformer (car il faut que les privilèges demeurent) en morceau de papier sans valeur ni utilité.

À propos de l’école actuelle, ce chewing-gum de l’esprit au sens où Frank Lloyd Wright disait de la télévision qu’elle est un chewing-gum pour les yeux, un livre : La Gestion des stocks lycéens, de Gilbert Molinier (L’Harmattan) ! Certes, le chef-d’œuvre de Michéa, L’Enseignement de l’ignorance (Climats), a déjà théorisé l’inversion du rôle de l’école opérée par le capitalisme : empêcher ses victimes (appelées élèves) d’apprendre à réfléchir. La Gestion des stocks lycéens, lui, est un mélange de vignettes sur les classes de terminale, éclairées par d’excellentes citations, concocté par un professeur de philosophie d’origine ouvrière d’un lycée de Saint-Ouen.

Lisez plutôt, p. 200 : « Wissame ne sait pas lire, parce que personne ne lui a appris à lire. Elle n’ose pas lire et ne sait pas ce que c’est que lire un texte, n’a jamais été mise en position de réfléchir sur la nature et la fonction de l’écrit : elle voudrait comprendre avant de lire. Alors elle est prise par la fringale d’essayer de deviner ce que je veux, ce que je lui veux, ou bien elle essaye d’imaginer ce que je suis. Je sais déjà ce qui ne manquera pas de se produire : elle finira par penser que je lui en veux ! Elle veut me faire plaisir comme un petit enfant veut plaire à sa maman, et, en ce sens, est parfaitement soumise à une supposée autorité mais, en même temps, elle est dans l’impossibilité de se soumettre aux raisons d’un texte, elle n’a aucune considération ni aucun respect pour celui qui a pris la peine d’écrire. Elle ne peut même pas imaginer qu’un texte puisse lui “dire quelque chose”. Milenko [un autre élève] le dit lui-même : “Un texte ne dit rien ! Un texte ne peut rien dire parce que ce n’est pas une personne qui parle”. »

P. 129 : « On considère généralement que, lorsque qu’on entre dans un lieu fermé et chauffé comme une salle de classe, on retire sa veste ou son manteau. De plus en plus d’élèves arrivent en classe et s’assoient avec plus ou moins de difficultés. Ils restent vêtus. Je pose la question à Marjorie qui garde si souvent, comme tant d’autres, son anorak et les mains dans les poches. Réponse : “Je ne sais pas, c’est comme ça…” J’insiste : “Qui garde tout le temps son manteau où qu’il se trouve ?” Réponse de Mounia : “Les petites vieilles” . (…) Marjorie : “Mais comme ça, l’ai l’impression de rester au chaud dans mon lit.” (…) Lorsque j’invite les élèves à réfléchir sur la nouveauté et l’étrangeté de la situation, ils ont l’air surpris, réagissent comme on le ferait à une agression, j’ai l’impression de les déshabiller, mais rien n’en sort. Il faut surtout se préserver de toute agression extérieure, que rien n’entre, ni dans la tête ni dans le ventre. »

Molinier continue, p.130 : « Se lever, s’inscrire dans des rythmes, se plier aux exigences d’un emploi du temps, aux alarmes du réveil, ce n’est pas rien lorsqu’on est non seulement le premier, mais le seul à devoir se lever matin.(…) Qu’est-ce que cela peut faire, quelle impression cela donne-t-il, lorsqu’on est jeune enfant ou jeune adolescent, lorsqu’on se lève, de trouver maison endormie à sept heures du matin, non pas maison vide, mais maison vide de bruit, vide de vie, vide de papa, vide de maman, vide de grande sœur, vide de grand frère qui dorment encore du sommeil de l’injustice, écrasés par cinq années de chômage ? »

Vraiment l’école de la société marchande remplit bien son rôle d’étouffoir ; p 197 : « Dès qu’elle se sent bousculée dans son monde de représentations, monde du bon-sens, Dhikra explose, éclate de rire : “Monsieur vous me rendez folle”, c’est son mot, le mot qui ferme les portes. Elle joue, se tord sur sa table, minaude. Mais, en sortant cette phrase, elle exprime sa peur d’être envahie par quelque chose de nouveau et la conjure en même temps ; elle ne peut plus entendre, je laisse de côté la manœuvre de séduction. Dhikra ne constitue en rien une exception, l’expression “la philo ça rend fou” est l’expression d’une inquiétude qui arrive dès le début et persiste tout au long de l’année.(…) Combien d’élèves arrivant en début d’année de terminale, me disent après une heure de cours : “Monsieur, est-ce que vous êtes fou ?” » ou bien “Monsieur est-ce que la philo ça rend fou ?” »
Dans la boîte crânienne de Hegel, on trouvait plus de matière grise que de chewing-gum ; p. 161 : « L’étude de la grammaire, dont la valeur ne peut être prisée assez haut, car elle conditionne le commencement de la culture logique (…). La grammaire a, en effet, pour contenu, les catégories, les productions et déterminations propres de l’entendement ; c’est donc en elle que l’on commence à apprendre l’entendement lui-même. En tant que nous apprenons par la terminologie grammaticale à nous mouvoir dans les abstractions, et que cette étude est à regarder comme la philosophie élémentaire, il est essentiel de la considérer, non pas simplement comme un moyen, mais comme un but (…). »

La grenouille cuite, dans tout ça, et son rapport avec le décervelage des révoltes ? P. 85, une citation d’un livre sur le management : « Chacun peut imaginer ce qui se passe si l’on jette une grenouille dans l’eau bouillante. Elle essaie, aussi vite que possible, d’en sortir. Mais que se passe-t-il si l’on met une grenouille dans l’eau tiède, de telle sorte que la température de l’eau soit progressivement augmentée ? Curieusement, il ne se passe rien. La grenouille montre tous les signes d’un animal qui se sent bien, mais cuit lentement sans s’en rendre compte. » Et Molinier de conclure : « Comment faire cuire les jeunes à petit feu ? »

Nestor Potkine


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