Eric Krebbers fait partie du collectif néerlandais qui défend des immigrants déclarés "illégaux" par l’Etat. On peut consulter le site, qui contient également des pages en français. Voir par exemple http://www.gebladerte.nl/30147v01.htm
Dès le départ, l’extrême gauche néerlandaise a critiqué le processus d’unification européenne. Les groupes anarchistes et autonomes se sont déclarés généralement hostiles à toute unification [1], quant aux courants trotskistes, ils ont défendu le plus souvent l’idée d’une « autre Europe ».
Les autonomes organisèrent une manifestation à La Haye en 1989 contre les « festivités européennes », une opération de propagande en faveur de l’Europe qui se déroula cette année-là. Deux ans plus tard, une caravane de protestation partit de Leyden et fit le tour de l’Europe occidentale. Notre groupe s’appelait alors De Invalshoek (Perspective) et nous faisions partie des organisateurs [2]. Ces deux protestations visaient à faire converger les différents thèmes et mouvements politiques [3]. En effet, les écologistes, les squatters, les militants syndicaux et les antiracistes étaient tous confrontés à ce processus d’unification. À l’époque, nous pensions qu’ils pourraient former ensemble un nouveau mouvement puissant. Malheureusement cela ne vit jamais le jour. Un bref espoir resurgit pendant le « contre-sommet » organisé lors de la réunion des chefs d’État européens à Amsterdam, en 1997. C’est à la même époque qu’une nouvelle organisation se créa à Leyden (EuroDusnie, ce qui signifie littéralement « L’euro ? pas question ! » ,mais est aussi un jeu de mots avec Eurodisney). Et les trotskistes organisèrent les premières « marches européennes contre la pauvreté, le chômage et l’exclusion sociale ». Les organisations qui se montraient critiques envers l’Europe, comme Attac Pays-Bas et le comité Grondwet Nee (Comité du non à la Constitution européenne), étaient fortement influencées par les trotskistes.
Élargissement
L’attitude hostile au processus d’unification européenne que défendent traditionnellement les groupes autonomes et anarchistes n’est pas sans poser de problèmes. Certes, l’Union européenne est d’abord et avant tout un projet néolibéral, militariste et répressif, soutenu par les lobbies industriels et financiers, mais cela ne signifie pas pour autant que tous les aspects de l’unification soient mauvais par principe. Étant un projet principalement libéral, l’Union européenne force aussi les nouveaux États membres à purger leur législation de certaines dispositions conservatrices, réactionnaires et patriarcales. Bien que cela ne signifie pas grand-chose dans la pratique, cela peut conduire à de petits progrès pour certaines catégories de la population. Par exemple, dans les pays d’Europe de l’Est, les Roms ne peuvent plus être discriminés légalement comme auparavant. D’un autre côté, ce type de progrès est contrecarré par la politique économique néolibérale qui continue à priver les Roms d’une grande partie de leurs droits sociaux. Si l’on veut comprendre et juger toutes les mesures et évolutions de l’Union européenne, mieux vaut donc analyser séparément leurs contenus capitalistes, patriarcaux et racistes, sans perdre de vue, évidemment, leur cohérence mutuelle. Les courants trotskistes se livrent à ce travail depuis déjà quelque temps.
L’élargissement n’est pas, par définition, une mauvaise chose. Certains problèmes peuvent être résolus au niveau local, tandis que d’autres doivent absolument être traités à une échelle plus large. Les problèmes écologiques de la planète et la répartition injuste du pouvoir et des richesses, par exemple, ne peuvent être résolus par des structures comme celles de l’Union européenne. Cependant le fond du problème est ailleurs : aucune structure - que ce soient les Nations unies, l’Union européenne ou les États nationaux - n’est organisée sur la base de la solidarité et d’une démocratie véritable. C’est pourquoi le problème n’est pas l’unification de l’Europe, mais la faillite de la démocratie en Europe et les pratiques patriarcales et racistes de ses États membres. L’un des aspects positifs de l’élargissement est que les mouvements révolutionnaires peuvent entrer en contact plus facilement les uns avec les autres et que leurs combats politiques pourront, lentement mais sûrement, devenir les mêmes. Cela contribuera à renforcer l’extrême gauche.
Une « Europe puissante » ?
Néanmoins, cela ne signifie pas que les groupes révolutionnaires, autonomes et anarchistes, doivent souhaiter que l’Europe joue un « rôle politique important », comme le font certains trotskistes. « La gauche a besoin d’une Europe forte, mais une Europe démocratique. Une Europe qui sera considérée par sa population comme son propre pouvoir », a écrit Willem Bos, du SAP (Parti pour une politique socialiste alternative), dans le comité Grondwet Nee [4]. En réalité, il est impossible d’arrêter le processus d’unification et la gauche révolutionnaire ne devrait pas s’échiner à le faire. L’autre terme de l’alternative serait de revenir à la primauté des États membres sous la direction des courants réactionnaires et conservateurs. Mais plaider pour une « Europe forte » comme le fait Willem Bos n’est pas une solution. La bataille fondamentale se déroule entre les conservateurs qui veulent des États nationaux puissants et les libéraux qui veut un super-État fort européen.
Les États et les grandes entreprises veulent se servir de l’unification européenne pour accroître leur position dans la concurrence économique avec les États-Unis, le Japon et la Chine. Les premières victimes de cette concurrence sont les peuples des pays pauvres. Et c’est d’ailleurs pourquoi Bos voudrait que son « Europe forte » construise une « relation démocratique avec le reste du monde ». Même si le SAP ne précise pas que seule une révolution pourrait effectivement créer l’« Europe forte » qu’il appelle de ses vœux, son plaidoyer nous rappelle la stratégie du « socialisme dans un seul pays » - ici le socialisme dans un seul super-État européen. Mais il s’agit d’une stratégie stérile, d’une impasse, comme nous l’a enseigné l’histoire du « socialisme réellement existant ». Il n’est pas très sensé d’espérer quoi que ce soit de l’Union européenne, et de projeter nos idéaux révolutionnaires sur un nouveau super-État européen. À ce détour par une « Europe forte », les révolutionnaires, autonomes et anarchistes, préfèrent la lutte directe pour le socialisme mondial.
Eric Krebbers, De Fabel van de illegaal n° 70, mai-juin 2005.