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Christiane Passevant
Le Dernier Homme
Film de Ghassan Salhab
Article mis en ligne le 15 janvier 2008

Le nouveau film de Ghassan Salhab [1] s’inscrit dans le contexte libanais depuis les premières images : un plan de mer se fracassant sur la pierre dans une lumière spectrale. Puis la plongée dans les fonds marins comme si l’intention du réalisateur était « d’attaquer Beyrouth par en dessous ». « Beyrouth n’est pas un décor. Nous sommes dans une région et une ville bien précises où il se passe tant de choses. Le film est issu de Beyrouth, dans Beyrouth, mais pas sur Beyrouth. Ailleurs la forme du récit aurait été différente. » Le film décrit la solitude d’un homme en dérive dans une ville en dérive, son désarroi également dans une phase de mutation.

« Je pense que les grandes villes, comme Beyrouth, génèrent des mutants par la force des choses. » Le dernier homme de Ghassan Salhab est issu de la ville « malade de la vie et de ce qu’elle est devenue ». Le film accompagne la métamorphose, invisible de l’extérieur, d’un homme qui devient un monstre, d’abord à son insu, puis malgré lui. Les séquences de flamenco dansées par l’une des victimes sur fond noir, abstrait, illustrent « organiquement cette lutte particulière du corps. C’est une danse de vain défi à la mort ». Mais Salhab se défend de donner aucune explication avec ces plans destinés à enrichir l’ambiance trouble du début de la métamorphose. Une ambiance qu’il accentue également avec le choix d’une lumière nocturne.

« J’ai abordé mon film par le mythe du vampire tout en gardant un visage humain au personnage, sans transformation visible, de manière qu’il soit d’autant plus troublant. D’ailleurs ce n’est pas la transformation extérieure qui m’intéresse, mais les signes invisibles. Toutes les grandes villes génèrent des monstres, mais surtout à Beyrouth si bien que le mutant peut-être n’importe qui et l’ignorer lui-même. » La progression du mal se fait dans la lenteur, irrémédiable, dans la solitude aussi, celle du « undead », ni mort ni vivant, atteint d’un mal intérieur.

Le film offre une lecture différente du thème du vampire, une autre facette du mythe dont le cinéma s’est emparé : « Le mythe du vampire fait basculer l’être humain dans des limites très intéressantes. » Quelle est alors la frontière entre marginalité et surnaturel ? Et quelle est la part du mythe et du réel dans le film de Salhab ? Khalil, joué par Carlos Chahine, est médecin, donc rapidement conscient de sa transformation sans pouvoir en cerner l’origine ni trouver le remède. Dans un premier temps, la seule parade qu’il choisit est la fuite dans la mer, dans la nuit avec, comme repères, les meurtres qui se succèdent et dont il ignore la motivation. Puis la fascination du sang, d’abord repoussée, se fait peu à peu plus forte et l’attirance devient irrépressible. Le parcours quasi initiatique de l’homme-vampire l’amène à succomber à son mal intérieur. La victime glisse lentement vers l’état de bourreau : « En ralentissant le rythme, je donne une importance à la lenteur de la transformation. C’est épouser le temps intérieur de cet homme pour rendre compte de son impuissance, de sa stupéfaction. »

Le Dernier Homme est un film sur le malaise, sur une situation d’anomie qui fait que les valeurs s’effritent dans une ville en perdition. Comment dès lors dissocier la pathologie de l’environnement quand le second personnage prégnant du film est la ville ? Cette ville dont Ghassan Salhab se nourrit depuis son premier long métrage, Beyrouth fantôme (1998). Le troisième personnage est certainement la nuit dans laquelle Khalil s’immerge à la recherche de sa nouvelle identité. Dans cette descente à l’intérieur du cauchemar, au cœur de la nuit, la solitude devient oppressante parce que sociétale. « Dans la mythologie, [le vampire] représente la lutte du bien contre le mal, mais je ne voulais de cette notion qui amène l’idée de rédemption. Je voulais montrer le désarroi total. Avec la notion de bien et de mal, on est encore dans l’humanité, dans cette dualité qui brouille la lecture du monde, or là il n’existe plus rien. »

« Ce qui reste des ruines », le titre arabe du film est significatif s’agissant de Beyrouth bombardée quelque temps après la fin du tournage : « Je n’aurais pas pu faire ce film ailleurs qu’à Beyrouth. Beyrouth me parle avec ce trouble profond de la vie et de la mort qui menace sans cesse. C’est presque comme une addiction. En trente ans, Beyrouth a vécu ce qu’elle aurait dû vivre en trois siècles. Depuis sa création, en 1943, le Liban est en permanente turbulence. Le film fini, il y a eu cette guerre qui était le sommet du sentiment d’impuissance. Malgré la solidarité, dans les regards se lisait un véritable désarroi. » Tout film est une métaphore et Le Dernier Homme, au-delà du film de genre, s’insère dans la continuité emblématique et particulière du Moyen-Orient.

Christiane Passevant


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