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Dialogue entre John Holloway et Vittorio Sergi
Des pierres et des fleurs
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 11 janvier 2008

- I/
Cher Vittorio,

Les événements de la fin du défilé anti-G8 à Rostock le samedi 2 juin, cet épisode de combat prolongé et violent entre certains des manifestants - le « black bloc » - et la police, m’ont dérangé et provoqué. J’ai critiqué la violence du black bloc, mais j’ai aussi éprouvé le besoin de discuter et de comprendre. Je pense que beaucoup de participants à la manifestation ont ressenti les mêmes choses ; ils critiquaient, mais ils voulaient parler et comprendre plutôt que condamner (bien sûr, d’autres condamnaient tout simplement cette action, mais ce n’est pas ma position). Je voulais en discuter avec toi en particulier, parce que je sais que tu étais au cœur de la bataille et parce que j’ai un grand respect pour toi. Et je pense que nous pouvons discuter honnêtement et sans préjugés. Mon but n’est ni de vaincre ni d’arriver à un accord, mais de comprendre.

1/
Je veux d’abord expliquer comment j’ai vécu la manifestation : mes amis et moi n’avions pas de place assignée dans le cortège. Nous avons marché de côté avant que ça ne commence, cherchant le bon endroit où nous insérer. Nous avons dépassé un large bloc de gens, en général jeunes, surtout des hommes, habillés en noir, beaucoup avec des capuches et beaucoup le visage masqué. Finalement, nous sommes allés près du début du cortège, juste derrière le groupe de samba avec ses tambours et ses danses. Vu de là, le cortège était imposant, coloré et fun. Le long de la route, la présence policière était massive, mais à ce stade encore inactive. Nous avons été particulièrement impressionnés par les clowns, par leur manière d’aller devant les escadrons de policiers et de les mettre en boîte en les imitant, en leur soufflant des bulles de savon, en dansant autour de leurs véhicules, etc. Lorsque le cortège atteignit son point d’arrivée, le port, je me suis dit que cela avait été une manifestation réussie, agréable et belle. Le black bloc est arrivé peu après. Un ami remarqua qu’il avait l’air prêt à en découdre. Une minute plus tard, le combat commença, des colonnes de policiers lourdement armés courant de-ci, de-là et beaucoup de jeunes gens habillés en noir leur jetant des pierres. C’est ce que j’ai vu en premier de la violence qui, ensuite, dominera les reportages et les discussions à Rostock dans les jours qui suivirent.

2/
Je pense qu’il y a trois raisons pour lesquelles j’ai trouvé la violence dérangeante.
 Un, j’ai pensé qu’il s’agissait du déploiement d’un rituel mutuel et prévisible. Il y avait deux côtés, préparés à se battre, deux camps qui savaient que, une fois que la première partie de la manifestation se serait déroulée, il y aurait un conflit ouvert, violent, dans lequel la majorité des gens présents à la manifestation ne seraient que des spectateurs. Ce qui me dérangeait était l’aspect prévisible et symétrique du conflit. En contraste avec les clowns, qui affrontèrent la police de façon imprévisible et absolument asymétrique. En termes d’appartenance sexuelle, de mouvement, de costume, de comportement, de solennité, etc., les clowns étaient le contraire de la police, alors que le black bloc, en termes d’uniforme, d’appartenance sexuelle, de la prédisposition à la violence, de solennité, était très semblable à la police.
 Deux, j’étais dérangé par le ton macho du black bloc. Bien qu’il s’y trouvât des femmes et peut-être quelques personnes plus âgées, les hommes jeunes dominaient dans le bloc. L’atmosphère qui en découlait était celle que l’on associe aux grands rassemblements d’hommes jeunes : agressive, arrogante, insensible aux sentiments de ceux qui les entourent.
 Trois, cette action nous divisait. Il m’a semblé qu’elle allait contre les vœux de la grande majorité des personnes présentes, qu’elle causait même un grand ressentiment. Les participants à cette action paraissaient estimer sans importance les sentiments des autres. J’avais l’impression que les autres manifestants étaient, d’une manière ou d’une autre, étiquetés réformistes ou non révolutionnaires.

En d’autres termes, l’action était identitaire ; elle imposait une étiquette aux autres, elle décidait que ce qu’ils pensaient n’avait pas d’importance. Une approche anti-identitaire reconnaîtrait que les autres étaient pleins de contradictions. Elle tenterait d’amplifier ces contradictions en eux.
Une lecture très différente, et plus empathique, de cette action consisterait à dire que son but était, précisément, d’attiser la haine à l’égard de la police et de pousser les gens à l’action. Quelqu’un dans une discussion a comparé le fait de lancer des pavés sur la police à l’occupation d’une maison : dans les deux cas, vous aidez les gens à vaincre leur peur de l’autorité. Je peux comprendre cet argument, mais je pense qu’il est probablement incorrect, en ce sens que je pense que cette action n’a probablement pas eu cet effet. Je pense que les moqueries des clowns ont été probablement plus efficaces pour démythifier l’autorité de l’État.

Je suis peut-être en train de dire que dans toute action la question de la résonance est très importante : non qu’une action ne doive être jugée qu’à l’aune de sa résonance, mais sa capacité à se faire l’écho de la rébellion qui existe sous une forme réprimée chez la plupart des gens est d’une très grande importance. Et en plus la résonance est bien une question de symétrie. Ce que nous voulons éveiller chez les gens est leur anticapitalisme. Nous ne pouvons y réussir que par des actions anticapitalistes dans leur forme, des actions qui proposent des façons d’agir et de communiquer différentes de celles du capitalisme. La résonance de l’asymétrie me semble être la clé pour penser aux formes de l’action anticapitaliste.

3/
En expliquant pourquoi je me sens dérangé et provoqué par les événement du 2 juin, je ne condamne pas simplement la violence. Il saute aux yeux que la violence des manifestants ne peut pas se comparer à la violence exercée chaque jour contre nous par le capital. J’accepte aussi l’idée qu’il existe des circonstances au cours desquelles l’usage de méthodes violentes renforce le mouvement contre le capital. Mais voilà le problème : l’action, dans ce cas, semblait séparée de toute considération de son effet sur le mouvement dans son ensemble.
Je peux me tromper et je peux avoir été injuste, mais je serais content que quelqu’un (quiconque lirait ceci) puisse me l’expliquer.

John

- II/
Caro John,

Ta lettre, dans laquelle tu exprimes tes critiques des affrontements violents du 2 juin à Rostock, me semble une excellente occasion de lancer une discussion honnête et nécessaire. Je vais essayer de répondre à toutes tes questions. Ma réponse n’est pas motivée par un besoin abstrait de présenter une apologie de la violence du black bloc, mais par l’urgence d’expliquer, en tant que participant, les raisons, les problèmes et l’état présent d’un processus ouvert de rébellion.

La manifestation du 2 juin avait, dans tous ses aspects, un côté rituel et prévisible. Le fait qu’elle aurait lieu avant le commencement du sommet lui permettait de peser sur les jours suivants, lorsque des groupes plus radicaux s’attaqueraient à une longue semaine d’actions sans la couverture [NDT : médiatique ?] d’un grand événement pendant les journées du sommet. Le cortège s’efforçait de présenter un mouvement uni malgré ses différences. Cela est lié à la dynamique habituelle de sommets et contre-sommets qui, depuis au moins les dix dernières années, constitue l’une des plus importantes expressions publiques du mouvement anticapitaliste dans le monde.

D’un autre côté, à cause des événements qui l’avaient précédée en Allemagne et dans le reste de l’Europe, la manifestation du 2 juin était différente ; il y avait de l’énergie et un espoir d’un nouvel allant dans les mouvements sociaux. Ce qui explique aussi le grand nombre et l’esprit très militant des participants. Tous les sujets politiques organisés, des clowns que tu mentionnais à Attac, en passant par le black bloc, souhaitaient être représentés et avoir leur espace sur la grande scène. Comme la police… qui avait annoncé la plus grande opération de sécurité de l’histoire, 17 000 hommes ; elle ne pouvait pas échouer…

Ce qu’on appelle le black bloc a été créé en tant que grand groupe affinitaire, composé de groupes plus petits de compositions et d’origines géographiques diverses. L’étiquette, habits noirs et visage masqué, ne doit pas cacher la diversité des sujets présents.

Le groupe Dissent ! joua le rôle de « moyeu », de centre de connexion et de distribution de l’information parmi des groupes qui, plus inclinés à l’action directe, refusaient de participer à l’alliance Block G8. Celle-ci, par son caractère large et pluraliste, incluait entre autres des sujets réformistes tels qu’Attac et la section allemande du parti de la Gauche européenne, connue à présent sous le nom de Die Linke.

Le bloc comprenait donc des groupes anarchistes de provenances variées (Pologne, Danemark, Allemagne, Hollande, Angleterre, États-Unis, Grèce, Catalogne) ainsi que des groupes autonomistes d’Italie, de Suède, de France, d’Euskadi et de Suisse, etc. En outre, beaucoup de groupes antifascistes, qui en Allemagne n’ont pas une organisation commune mais sont largement influencés par l’Antifascistische Linke Berlin (une composante de la gauche interventionniste, donc de la coalition Block G8), ont rejoint le bloc à partir du bus qui portait le slogan : « Make capitalism history ».

Le bloc comprenait donc de 3 000 à 5 000 personnes qui ont défié l’interdiction de masquer leurs visages et de porter des bâtons et d’autres instruments d’autodéfense dans le cortège. L’intention commune des participants au bloc était d’attaquer directement la propriété privée des banques et des entreprises, et la police. Il y eut aussi des discussions afin de mesurer la force qui serait employée, selon la réaction du reste du cortège. La majorité, plus ou moins, tomba d’accord qu’il fallait agir de façon à ne pas mettre le cortège en danger.

Donc, je ne pense pas que ce choix était en contradiction totale avec l’esprit et les intentions du reste du cortège. Il y a toujours eu beaucoup de désaccords dans ce genre de manifestations internationales. Cependant, au fil des ans, il a été établi que toutes les formes de protestation avaient droit de « citoyenneté », dans la limite du respect des autres. Le bloc ne voulait pourtant pas demeurer dans les marges de la manifestation, pour une raison politique. Les formes radicales de l’action directe font partie du mouvement et des groupes militants impliqués dans ce type d’action : plus simplement, ceux qui les soutiennent ou y participent respectent les autres formes de lutte ; cela n’aurait aucun sens de les séparer. La tactique du bloc consistait en une escalade des actions qui devait mener à une confrontation directe une fois atteint le port, où se concentraient la plupart des forces de police.

Il est exact, comme tu le dis, que le bloc souhaitait pousser le reste du cortège à la résistance contre la police et à attaquer les entreprises et leurs façades. Ce qui est arrivé, c’est que la police, frustrée de ne pas pouvoir se défendre au début, a attaqué le cortège tout entier, et jusqu’aux spectateurs du concert. Ceux qui étaient là ont réagi de nombreuses et différentes façons, du jet de pierres à la création de chaînes, ou en avançant les mains en l’air, réussissant à contenir l’offensive de la police, malgré les véhicules blindés et les canons à eau.
Il est exact que le bloc était composé principalement de gens jeunes et que le fait qu’il y ait moins de femmes que d’hommes vient d’une participation différenciée aux actions et aux initiatives ; c’est le cas dans beaucoup d’organisations et de communautés et dépend d’un problème plus large quant aux formes et au langage de l’action politique. Je suis quand même surpris par le nombre de femmes participant aux affrontements, bien plus élevé que ce que l’on pourrait observer en Italie.

Tu considères que « majorité de jeunes radicaux » signifie « manque de considération d’autres formes de vie et d’autres âges ». Je vois ça au contraire comme un point de départ, une forme de construction nécessaire d’un mouvement commun. Comme toujours, ça commence chez les jeunes, à cause de l’urgence, de la rage, de la passion avec laquelle la négation de l’existant est exercée, « la négation de la négation » en pratique. Au Mexique, Oaxaca par exemple, la composition des barricades est très différente, mais c’est dû à une forme populaire politique et sociale qui n’existe qu’en de rares occasions en Europe.
La division entre les jeunes générations et le reste est plus profonde et liée à des causes complexes qui ont aussi des implications politiques : ce problème ne peut pas se résoudre en une seule manifestation.
Contrairement à ceux qui parlent d’une génération apathique et déprimée, je sens au contraire beaucoup d’énergie positive et de passion dans ce contingent. Beaucoup de façons différentes de vivre, beaucoup de capacité de décision, beaucoup de volonté de conspirer et de coopérer pour un changement social radical.

L’action, dans le cas d’une manifestation, n’est pas simplement symbolique ; elle cherche une efficacité directe. Par exemple, elle a montré que la police n’était pas invincible face à une multitude qui a compris les vertus de la coopération et qui sait saisir l’initiative. Elle a aussi montré que la lutte contre un système économique, social et militaire ne devait pas se limiter à des événements et à des moments de représentation (et de médiation) publique, mais devait les déborder, prendre l’initiative. Qu’elle peut marquer le moment, l’espace et la forme d’une confrontation qui peut aussi être appelée lutte des classes. Et qu’elle n’a pas à se limiter à défendre les rares richesses collectives qui restent aux mains du peuple.

Pour cette raison, je joins le document issu de la discussion entre des groupes qui ont participé au 2 juin, et publié sur le site de Dissent !

Le plan B est déjà lancé : joignez-vous à la bataille de la joie
4 juin 2007 - Brigades internationales.

Il y a des moments où il semble approprié, sans que ce soit le résultat d’un calcul, de s’adresser à tout le monde de la manière la plus simple et la plus directe possible.

Un de ces moments est arrivé.

Nous voulons parler brièvement de ce qui est arrivé le 2 juin dans la ville de Rostock pendant la manifestation contre le G8. Nous parlons, bien sûr, à partir d’une position partisane, mais elle est faite de multiples voix qui, à certains moments, ont réussi à devenir une.

Un de ces moments est arrivé.

Ce 2 juin, des milliers de personnes n’ont pas attendu que le rituel auquel nous avons si souvent été soumis dans ce mouvement s’accomplisse ; mobilisations, manifestations, actions moins que symboliques, conférences couronnées par on ne sait quelles conclusions depuis longtemps préparées par on ne sait quel fonctionnaire. Ces personnes n’ont pas non plus accepté de revêtir les attitudes usées de ceux qui prétendent se sentir concernés par l’état du monde et s’abandonnent à une pieuse compassion à l’égard des plus infortunés. Ces milliers de personnes, au contraire, ne se sont pas contentées de réagir ou de résister, mais ont pris l’initiative, attaquant consciemment les lieux où, jour après jour, se renforcent l’exploitation capitaliste et l’efficacité matérielle de la guerre civile globale. Le G8 n’est pas seulement l’expression de la domination du capital sur le monde, un théâtre douteux où les leaders mettent un scène un autre rituel, celui qui sert à codifier leur domination sur les vies de leurs sujets. Le G8 est le symbole des souffrances infligées quotidiennement à des millions de gens.

Et on nous reproche notre violence quand ce sont eux qui ont les mains pleines de sang !

Au fond, ce qui s’est passé est très simple : des êtres libres ont décidé de s’opposer collectivement et pratiquement aux symboles du capitalisme et au lamentable visage de l’État incarné par toutes les polices du monde. Les assemblées et les longues harangues, si elles ne sont pas suivies par des irruptions dans les rues de nos métropoles, ne produisent que soupçon et résignation.

Nous voulons aussi rappeler une autre vérité au sujet des combattants de la bataille de Rostock : ce sont des femmes et des hommes qui viennent de tous les coins du monde et qui n’ont pas besoin d’une carte d’identité pour se reconnaître les uns les autres, constituer leurs gangs et expérimenter de nouvelles formes de vie. Nous sommes les sans-nation qui cherchent à détruire les frontières - matérielles et symboliques - qui séparent nos vies, nos pensées et nos corps. Nous sommes composés de multiples singularités qui désirent se rassembler afin de créer les conditions d’une vie plus extatique. Nous venons de partout, c’est pour cela que nous sommes partout. Ceux qui affirment le contraire sont de fieffés menteurs.

Encore une vérité : sous chaque masque noir, il y avait un sourire, dans chaque pierre lancée contre l’ennemi commun il y avait de la joie, dans chaque corps révolté contre l’oppression il y avait du désir. Nous ne cachons pas de passions tristes et de ressentiments, car, si c’était le cas, nous ne combattrions pas depuis si longtemps. Ne soyez donc pas trompés, regardez avec qui vous êtes, regardez qui vous aimez : peut-être trouverez-vous l’un de ces corps, l’une de ces mains, l’un de ces sourires engagés dans la lutte. Les passions joyeuses mises en commun et jointes à l’assaut, voilà le secret des batailles menées au cœur du conflit asymétrique qui nous oppose au pouvoir. Ensemble, nous sommes une commune ; la commune de Rostock. Nous sommes venus ici avec une histoire personnelle et collective, une histoire de lutte menée à tous les coins de la terre. Nous ne voulons pas que cet événement soit perçu comme la simple continuation du vieux cycle de la lutte qui, depuis le 11 septembre, a connu tant de déceptions. Nous croyons au contraire que le 2 juin a été le signal d’une rupture déterminée et puissante avec cette phase de défaite et que cette bataille inaugure de nouvelles initiatives. Que cette brèche nous permettra de fuir ensemble de l’autre côté du miroir, le côté de la liberté. Et maintenant camarades, nous bloquons les flux…

Vivent les communes de Rostock et de Reddelich !

Les Brigades internationales.

Le 2 juin doit aussi être jugé dans un cadre temporel plus vaste. Pendant les jours qui ont suivi, les mêmes personnes qui ont encouragé les affrontements ont été impliquées dans la construction et la participation à beaucoup d’activités autogérées du camp : la cuisine, les bars collectifs, les ateliers, les médias alternatifs, les soirées, les ateliers politiques et sociaux ; la multitude, oui surtout jeune… est revenue à ses formes d’action quotidienne positives.

Les blocus massifs du 6, du 7 et du 8 ont été au bénéfice de la diversité des formes de lutte et d’action : aucune n’a été plus déterminante que les autres. Dissent ! , tout comme Block G8 et des groupes et des individus non organisés, a rejoint les cortèges et les blocus, qui sont d’autre formes d’essaims… Tout le monde, des pacifistes les plus radicaux aux groupes anarchistes les plus durs, a coopéré afin d’éviter une escalade violente du conflit et de rendre les blocus efficaces. Dans l’esprit de la plupart des participants à la marche du 2 juin, le black bloc n’est qu’une forme transitoire, un essaim, et non pas l’armée du mouvement. Il adopte une esthétique très proche des influences du mouvement allemand des Autonomes des années 80, et du mouvement anarchiste anglo-saxon, très actif dans le combat écologique. C’est donc une forme transitoire, une émeute intelligente, avec une longue histoire de rébellion radicale en Europe et aux États-Unis.

Quant aux habits noirs et aux masques, ils sont d’une grande utilité pratique en ces temps de contrôle vidéo généralisé. Ils reflètent aussi de puissants symboles de rébellion tels que le passe-montagne. Des zapatistas de 1994 à Carlo Giulani à Gênes en 2001, les rebelles se masquent le visage pour être enfin visibles.

Les affrontements du 2 juin et les jours suivants posent, avec urgence, la question de savoir comment réagir contre l’appareil de répression. Le pacifisme et son éthique ne peuvent être un alibi à l’impuissance ou, pire, comme dans le cas d’Attac, à la collaboration avec l’appareil de répression militaire. Cela dit, il y des pacifistes conséquents, que j’ai vu recevoir des coups et des décharges de gaz dans le visage en essayant de rompre les rangs de la police ou en résistant dans un blocus. Je les ai vus à terre sous les matraques ou des chiens qui les mordaient. Nous devons travailler ensemble d’une manière plus large et plus coordonnée afin d’être capables de défendre des espaces autonomes, à la campagne et à la ville. Nous devons êtres capables de défendre des grèves, des blocus de routes ou de trains, des manifestations et des meetings, en dépit de la montée de l’état de siège et de la militarisation, au Mexique comme en Europe.

C’est pour cela que je ne crois pas que les clowns que tu admires sont une réponse efficace. Ils jouent un rôle très positif en délégitimant l’autorité et l’agressivité de la police, et en la plongeant dans la confusion. Mais nous ne pouvons pas tous devenir clowns. Et nous ne serons pas toujours capables d’arrêter des tanks avec des fleurs. Nous avons besoin de tout le monde, nous ne pouvons disqualifier personne dans ce mouvement et dans ce rapport de forces inégal. Nous aimerons toujours les fleurs, mais le temps où l’on glissait des fleurs dans le canon des fusils est passé. Les images des hélicoptères militaires volant au-dessus des têtes de milliers de protestataires sans armes, les images d’assauts policiers, de jets de gaz, de canons à eau et de chevaux contre des foules sans défense, ces images parlent de la folie et du danger de l’appareil policier contemporain. Ce n’est pas insignifiant.
Face à cela, les groupes les plus radicaux ne se précipitent pas dans la militarisation. Au contraire, il y a une conscience et un rejet de la violence symétrique, de l’autorité, de l’organisation hiérarchique. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne cherche pas des formes efficaces, des façons de changer les relations de pouvoir par des formes asymétriques de résistance et d’attaque.

J’espère que j’ai répondu à quelques questions et peut-être éclairé quelques doutes. Tout ça est sous un processus continuel de discussion et de création, l’aspect positif du mouvement d’aujourd’hui. Rostock était une victoire partielle mais encourageante. Nous continuons à manifester et à discuter !

Saludos,

Vittorio.

- III/
Caro Vittorio,

Nous sommes d’accord sur beaucoup de choses, mais pas sur tout. La question de la composition du black bloc (ou peut-être du « black non-bloc ») n’est pas si importante, bien que je conserve des soupçons à l’encontre de tout groupe composé principalement d’hommes jeunes, et je me méfierais plus encore d’un groupe composé principalement d’hommes vieux. Et je suis d’accord qu’il faut voir la manifestation dans le contexte des actions de la semaine, où l’atmosphère a sans aucun doute été très bonne, une unité-dans-la-diversité pleine de respect. Je suis également d’accord, la violence n’est pas le problème central. Mon argument n’est pas celui d’un pacifiste. Et pourtant tout ce truc de jeter des pierres continue à m’inquiéter. Soyons bien d’accord, je respecte ceux qui jettent des pierres à la police. Mais pour moi le respect ne peut pas signifier seulement une coexistence : il signifie : « Nous sommes des camarades, ce qui est la raison pour laquelle nous devons débattre ouvertement de nos différences et de nos doutes. » C’est de ça dont il s’agit.

Nous sommes en guerre. Partons de là. Les vingt dernières années, en particulier les cinq dernières, ont vu une grande intensification de la violence capitaliste contre l’humanité. On peut voir cela comme la Quatrième Guerre mondiale, comme disent les zapatistas, ou comme la guerre de tous les États contre tous les peuples, comme Eloina et moi l’avons écrit dans un article il y a quelques années. La question est donc : comment devons-nous mener cette guerre ? La notion de guerre est peut-être malheureuse, parce qu’elle suggère d’ordinaire une symétrie : une armée combat une autre armée, et il n’y a pas grande différence entre l’organisation, les relations sociales, de chaque camp. Généralement, il n’est pas très important de savoir qui gagne ; d’un côté comme de l’autre, la guerre et la militarisation qui l’accompagne signifient une défaite pour l’humanité, pour le type de relations sociales que nous voulons construire. C’est en général le camp le plus important, le mieux équipé, le plus intelligemment agressif qui gagne. Penser à la lutte pour un nouveau monde en ces termes symétriques pose deux problèmes : d’abord, en toute probabilité, nous perdrions, parce qu’il nous serait impossible d’égaler le pouvoir militaires des États capitalistes. Ensuite, de manière plus importante, une organisation symétrique impliquerait que nous reproduisions les relations sociales mêmes que nous voulons abolir.

Donc la question est : comment mener cette guerre de façon asymétrique ?

L’énorme force des clowns devant la police et des fleurs dans les canons des fusils est de renforcer cette asymétrie : cela dit avec clarté : « Notre force est que nous ne sommes pas comme vous, et nous ne serons jamais comme vous. » Tu suggères que les clowns et les fleurs sont importants mais pas suffisants. Tu dis : « Nous devons travailler ensemble d’une manière plus large et plus coordonnée afin d’être capables de défendre des espaces autonomes, à la campagne et à la ville, nous devons êtres capables de défendre des grèves, des blocus de routes ou de trains, des manifestations et des meetings, malgré le grandissant état de siège et de militarisation, au Mexique comme en Europe. C’est pour cela que je ne crois pas que les clowns que tu admires sont une réponse efficace. » Mais « défense », qu’est-ce que cela veut dire ? Pas « défense » de manière absolue. Les forces armées de l’État peuvent vaincre des lanceurs de pierres aussi facilement qu’elles peuvent vaincre des clowns et des porteurs de fleurs. La défense doit être comprise comme une dissuasion. Comme dissuadons-nous l’État d’exercer à plein sa force militaire ? Là, lancer des pavés-pierres est-ce aussi efficace que lancer des fleurs ? Probablement pas, parce que l’effet dissuasif n’est pas une question de force physique mais de résonance : la résonance que les participants réussissent à créer dans la société. C’est avant tout cette résonance qui dresse des limites à l’action de l’État : le degré auquel la résonance rend l’État préoccupé par la réaction sociale à une répression violente. En pensant en termes de résonance et de réaction, nous devons nous demander : est-il plus facile pour un État de réprimer un groupe qui lance des pavés, ou un groupe qui lance des fleurs ?

La répression est possible dans les deux cas, mais je la crois plus facile pour l’État dans le cas des lanceurs de pavés. Prends l’exemple des zapatistas. Comment expliquer la capacité des zapatistas à résister, jusqu’à présent, à la violente répression par l’État ? Pas tant en termes de « défense » qu’en termes de dissuasion. Les zapatistas ont dissuadé l’État de réprimer avec violence en étant certes armés pour leur autodéfense, mais surtout avec leurs communiqués, qui ont connu une si grande résonance dans le monde. Nous devrions peut-être considérer les zapatistas comme des clowns armés. Armés mais agissant quand même de façon à rendre claire leur relation asymétrique avec l’État. Leur retraite, avec les marimbas et tout, devant l’attaque de l’armée le 9 février 1995, est un merveilleux exemple. La plus grande force, peut-être, des zapatistas est qu’ils ont toujours compris la guerre comme une question d’esthétique, de théâtre. Le contraste évident au Mexique ? l’EPR, une organisation armée classique qui n’a jamais réussi (ou peut-être jamais essayé) à éveiller le type de résonance qui serait une défense contre l’État.

Qui est la plus radicale ?

L’EZLN ou l’EPR ? Selon moi, l’EZLN sans aucun doute, parce que ses membres re-pensent constamment la lutte. Et avant tout parce qu’ils sont bien plus asymétriques dans leur relation à l’État. Mais je peux comprendre que, pour certaines personnes, des groupes tels que l’EPR puissent apparaître comme plus radicaux, parce qu’ils semblent représenter un affrontement plus direct et plus violent avec l’État.

L’État, dans son combat contre nous, essaie sans relâche d’affaiblir la résonance sociale de notre mouvement, en partie en nous poussant à un affrontement plus direct, plus symétrique avec lui. S’il réussit, alors une répression ouverte lui devient politiquement plus facile. C’est mon inquiétude : non pas une condamnation morale des lanceurs de pavés, mais que ce qui semble plus radical soit en fait moins radical et affaiblisse la lutte contre le capital.

Si nous pensons ce problème en termes de Quatrième Guerre mondiale, et comment la mener, alors je suggère que le principe de l’efficacité dans cette lutte soit l’asymétrie. L’asymétrie, la démonstration claire que nous ne sommes pas comme eux et que nous ne serons jamais comme eux, est cruciale pour la force de la résonance anticapitaliste. Il faut faire une place aux lanceurs de pavés, mais il faut aussi faire une place à ceux qui disent que lancer des pavés n’est pas une forme de combat très efficace et que le recours aux armes le serait encore moins.

Saludos,
John

 IV/
Caro John,

Par une étrange coïncidence, j’écris ces lignes en Italie alors que je reviens du Mexique. J’ai dû revenir pour des raisons personnelles, aujourd’hui, alors que l’on craint un nouvel affrontement dans la ville d’Oaxaca, où je me trouvais la semaine dernière, tandis que des milliers de gens venus pour la fête populaire de Guelaguetza ont subi une répression violente de la police et de l’armée et que beaucoup d’hommes et de femmes ont été blessés et emprisonnés. La réalité de la violence, de sa menace et de son usage contre les non-conformistes est présentée régulièrement comme la réalité de l’oppression, de l’inégalité, de l’exploitation. C’est-à-dire, comme une relation sociale. Et aussi comme une forme d’organisation, de l’armée, de la police et des groupes militarisés.

L’histoire de ce peuple déborde de cette violence. En Amérique comme en Europe, on se souvient d’une longue série de violations, d’injustices, de crimes impunis perpétrés par ces organisations, qui n’ont pour but que de défendre l’État et le capital.

Notre discussion nous a amenés à plusieurs points importants, sur lesquels je continue à ne pas être d’accord avec toi. Je suis d’accord avec ton approche de l’asymétrie. Très importante et évidemment pertinente dans la situation actuelle. Étant donné l’inégalité dans le rapport des forces actuel, il est raisonnable de penser qu’aucun changement radical ne peut s’effectuer par une révolution symétrique, par un simple « vice versa » ; il doit au contraire passer par un changement diagonal, un arrachement, par des milliers de ruptures. Ce qui influence bien sûr les pratiques politiques, et donc les pratiques de confrontations avec les pouvoirs établis. Pour autant, je ne crois pas que cela exclut l’affrontement ouvert. Je vois le besoin de mélanger les différentes formes d’action dans cette confrontation asymétrique : les formes de la lutte contre l’exploitation dépendent beaucoup des différences culturelles et historiques. Par exemple, une même pratique, participer à un cortège, est très différente en Allemagne contre le G8, ou à Oaxaca ce matin pour boycotter la Guelaguetza du gouvernement autoritaire du PRI. Ou au Pakistan, en Guinée ou en Colombie, là où participer à une manifestation pacifique signifie risquer sa vie.

Donc, selon le contexte, la violence utilisée par les gens pour leur défense est différente de celle utilisée par le pouvoir, elle a d’autres buts politiques, elle répond à d’autres critères ; dont la défense de la dignité, opposée à une légalité toute abstraite.

Bien sûr, il faut compter avec ces problèmes de la symétrie et de la coordination. Quand nous pensons à une confrontation asymétrique avec le pouvoir, nous ne pouvons pas négliger le problème de l’organisation. Notre action doit être spontanée et créative, mais elle doit aussi être coordonnée et organisée avec les autres afin d’intégrer trois aspects fondamentaux de la politique révolutionnaire, le temps, l’espace et, rappelait Machiavel, l’opportunité. À propos d’un affrontement violent, tu dis : « D’abord, en toute probabilité, nous perdrions, parce qu’il nous serait impossible d’égaler le pouvoir militaires des États capitalistes. Ensuite, de manière plus importante, une organisation symétrique signifierait que nous reproduisions les relations sociales mêmes que nous voulons abolir. »

Je ne suis pas d’accord. Étant donné que nous sommes en pleine Quatrième Guerre mondiale et que la violence du pouvoir n’est pas simplement défensive, il ne s’agit pas d’un policier gardant une banque mais d’un cambriolage chez nous. Il faut considérer la défense comme nécessaire et promettre notre engagement envers la possibilité que des formes asymétriques de confrontation puissent aussi mettre le pouvoir militaire des États capitalistes en difficulté. Si nous pensons que ce n’est pas possible, qu’il n’est pas possible de mettre fin à l’oppression des groupes armés étatiques, alors la confrontation symétrique pour gagner le pouvoir et contrôler les organisations répressives serait à nouveau la seule option tragique pour nous, qui sommes en dessous.

Mon second commentaire porte sur ta mention de l’EZLN. Je suis d’accord avec toi quant au sens du rituel et du théâtre de cette armée de paysans indigènes. De leur point de vue, je les ai même entendus appeler les soldats « frères ». Les zapatistas ne déshumanisent pas l’ennemi, ils essaient de lui conserver son visage humain et, pour l’instant, ils ont réussi à éviter une guerre fratricide avec les groupes paramilitaires malgré leurs nombreux crimes. Leur forme de lutte politique a été, sans aucun doute, inhabituelle. Et le fait que dans le sud-est du Mexique le conflit n’a pas débouché sur un carnage comme au Guatemala dix ans plus tôt est un fait très positif à mettre en grande partie au crédit de l’EZLN. Souvenons-nous quand même que l’EZLN avait, et a toujours, une disposition à la guerre. En ce sens, je ne crois pas qu’on doit la considérer plus ou moins radicale que l’EPR, par exemple. Aujourd’hui encore, cette dernière a un modus operandi plus proche du passé, plus ouvertement de confrontation et centré sur l’armée ennemie. Pourtant, en dépit de sa position clairement marxiste-léniniste, elle adopterait des formes asymétriques de guérilla si cela pouvait lui donner un avantage tactique. Disons donc que, de notre point de vue, l’EZLN avait la capacité d’adapter et de renouveler ses formes d’action politique et que son expérience de la lutte asymétrique est une bonne base pour penser aux formes possibles du combat politique révolutionnaire dans le futur proche.

Malgré nos différences, je conviens qu’il faut faire de l’asymétrie de la lutte une vertu du mouvement anticapitaliste et qu’il faut exprimer notre rejet du système de façon non dialectique. Prendre la Quatrième Guerre mondiale au sérieux signifie admettre qu’un système de violence est en place contre nous. On ne peut donc pas accuser notre stratégie de confrontation de déclencher la répression. Elle peut peut-être donner des éléments aux médias pour justifier la répression, mais nous savons très bien que la répression n’a pas nécessairement besoin d’une excuse. Tu dis « C’est cette résonance avant tout qui dresse des limites à l’action de l’État : le degré auquel la résonance rend l’État préoccupé de la réaction sociale à une répression violente. » La résonance de notre action peut effectivement dresser une limite, dissuader l’État, et il y aura, sans aucun doute, des marches et des actions où il vaudra mieux lancer des fleurs que des pavés. La récente histoire du peuple d’Oaxaca montre toutefois qu’il y a des moments où il est clair que la violence vient d’en haut, contre nos fleurs et nos danses.

Nous avions commencé notre discussion avec les protestations contre le G8 en Allemagne, nous la finissons avec les rues d’Oaxaca, sans conclure, apparemment… Nous savons qu’il y a une confrontation actuelle, faite de différentes autres confrontations simultanées, et que la machinerie sécuritaire de tous les États est militarisée et organisée contre « l’ennemi intérieur ». Nous savons aussi que notre victoire, dans une perspective révolutionnaire, doit viser à la fois à la défaite de l’ennemi et à la défaite de la guerre elle-même. Gagner une guerre en perdant notre dignité n’aurait pas de sens. Comment rendre cela possible ? Nous ne pourrons le découvrir que dans la pratique.

Ciudàd de Mexico-Madrid, 23 de julio de 2007

Vittorio

 V/

Caro Vittorio

Tu as tout à fait raison de dire que nous ne parlons pas seulement de Rostock, mais aussi de nombreuses situations diverses dans le monde, qui exigent des réactions diverses. En pensant au Mexique ces jours derniers, cette image me revient à l’esprit ; la célèbre photo des femmes zapatistas qui, littéralement, repoussent les grands soldats armés qui essayaient d’envahir leur village. Cette photo a circulé dans le monde entier et a eu sans conteste un énorme impact politique. Pour moi, elle illustre la force de l’asymétrie, mais on peut aussi affirmer qu’elle crée une image romantique, irréelle, du conflit du Chiapas. Peut-être qu’une manière de clore ce dialogue, pour le moment, serait de laisser cette image comme une question.

Ciao,

John.