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Pourquoi des enseignants japonais refusent de se soumettre à l’hymne et au drapeau
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 10 janvier 2008

Au Japon, nous n’avons pas de lecture de la lettre de Guy Môquet, mais il existe une vieille coutume à l’école pour organiser la « cérémonie » d’accueil des élèves en début d’année scolaire et celle de la remise des diplômes de fin d’année. Lors de ces cérémonies où tous les élèves sont conviés aux côtés des enseignants et des parents d’élèves, l’administration a imposé une « coutume » qui veut qu’en présence du drapeau japonais soit interprété l’hymne national au piano, tandis que l’assistance debout chante en chœur.

Ce drapeau japonais (un rond rouge sur fond blanc), dit Hinomaru (Soleil levant), est celui qui accompagna l’armée japonaise tout au long de sa guerre d’agression sauvage en Asie et dans le Pacifique. Quant à l’hymne national, dit Kimigayo (le règne de Sa Majesté), la musique en fut composée au XIXe siècle pour célébrer la gloire de l’Empereur, le texte invoquant l’éternité du règne impérial.

Après la défaite de la Seconde Guerre mondiale, le Japon s’est doté en 1947 d’une Constitution démocratique et pacifique ainsi que d’une loi-cadre sur l’éducation. Celle-ci visait notamment à limiter le contrôle abusif de l’éducation par l’administration et à empêcher d’éventuelles tentatives de mise au pas des enseignants par l’État. Ses rédacteurs n’oubliaient pas que l’idéologie nationaliste et militariste profondément ancrée dans le système éducatif d’avant-guerre avait habitué la population à obéir aveuglément aux autorités pour soutenir l’effort de guerre, chaque Japonais devant même se tenir prêt, le moment venu, à « mourir pour l’Empereur et la nation ».

Il faut rappeler que l’empereur Hirohito non seulement ne fut pas inquiété lors du procès de Tokyo (sa responsabilité dans la Seconde Guerre mondiale fut étouffée par décision des États-Unis), mais qu’il devint même le « symbole de la nation et du peuple japonais ». De la même façon, ni le drapeau ni l’hymne ne furent changés après la guerre, malgré les protestations d’une partie de la population

Il y a donc un malaise... Certains enseignants jugent qu’on ne doit pas leur imposer de cautionner ce qui reste à leurs yeux des symboles de la guerre d’agression japonaise. C’est la raison pour laquelle ils se sont toujours abstenus de se lever, comme de chanter, lors des cérémonies où l’hymne était joué. Ils justifiaient ce choix par « la liberté de pensée et de conscience des individus » garantie par la Constitution (article 19) ainsi que par la loi-cadre sur l’éducation (dans sa version 1947).

Sous l’influence du révisionnisme, le nationalisme est de retour

Cependant on constate au Japon, depuis une dizaine d’années, une réhabilitation spectaculaire de thèses révisionnistes virulentes qui visent à nier ou à minimiser les atrocités et les crimes commis par le Japon pendant la période de sa domination coloniale en Asie puis lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce révisionnisme est appuyé par un puissant courant politique (au sein du PLD, le parti conservateur au pouvoir) et certains milieux économiques. Il se diffuse au travers de grands groupes de la presse écrite et audiovisuelle qui sont très influents, ce qui aboutit à ressusciter un « nationalisme soft » en progression chez les jeunes générations (par ailleurs en majorité ignorantes de l’histoire de leur pays). C’est dans ce contexte que les gouvernements successifs et certaines collectivités locales tentent d’affermir un nouveau pouvoir de contrôle sur l’éducation.

Pour mémoire, en 1999, le gouvernement Obuchi fit passer une loi établissant le drapeau et l’hymne national. Avant cette loi déjà, de plus en plus d’écoles publiques, obéissant aux directives du ministère de tutelle, avaient décidé d’imposer à leurs enseignants de se lever par « devoir » pour chanter l’hymne national. Toutefois, en réponse aux critiques de l’opposition, le Premier ministre expliqua lors d’une séance à la Chambre des représentants que le gouvernement n’entendait pas rétablir l’obligation de hisser le drapeau national à l’école.

Or une enseignante de collège public à Tokyo, Mme Kimiko Nezu (prononcer « Nésou »), s’est vue sanctionnée pour la première fois en mars 1994 par son autorité de compétence, le Comité de l’instruction publique de Tokyo, pour avoir simplement baissé le drapeau national que le proviseur avait fait hisser contre la décision du conseil des professeurs. Depuis lors, l’administration prétexte toutes sortes de raisons pour s’acharner contre elle. Ainsi, son cours sur les « femmes de réconfort » (les victimes de l’esclavage sexuel) de l’armée japonaise a été jugé « hors de sa compétence ». En plus des sanctions à répétition (blâmes, réductions de son salaire, suspension), le Comité l’a mutée dans un collège éloigné à plus de 4 heures aller-retour de chez elle.

En octobre 2003, c’est ce même Comité de l’instruction de Tokyo, appuyé par le maire (M.Ishihara), qui promulgue la notification décrivant en détail les « modalités pour les cérémonies dans les établissements scolaires publics ». Ainsi est-il stipulé que l’enseignant qui n’obéirait pas aux instructions du proviseur à ce sujet verrait sa responsabilité de fonctionnaire remise en cause (notification du 23 octobre 2003). Depuis, les sanctions pleuvent... Bien évidemment pour Mme Nezu qui persiste à refuser de se lever au son de l’hymne national, mais aussi pour Mme Junko Kawaraï, enseignante éducatrice spécialisée d’enfants handicapés à Tokyo, qui a été sanctionnée pour la première fois en 2003 à cause de ses cours d’éducation sexuelle, et qui continue comme Mme Nezu à rester assise pendant qu’on diffuse l’hymne Kimigayo. Dans certains lycées publics de Tokyo, des enseignants à la préretraite qui ne s’étaient pas levés pendant la cérémonie n’ont pas été recrutés l’année suivante, ce qui revient dans les faits à une révocation pure et simple. Ce sont, à ce jour, 388 enseignants qui ont été ainsi sanctionnés.

La situation des enseignants de plus en plus inquiétante

Ces enseignants ont naturellement porté plainte contre l’administration. En plus de ces procès visant à obtenir l’annulation de leurs sanctions un peu partout au Japon, un groupe d’enseignants de Tokyo a engagé en janvier 2004 un « procès en prévention des sanctions » contre le Comité d’instruction publique et le maire de Tokyo. En se fondant sur la liberté de pensée, de conscience et d’expression garantie par la Constitution, les plaignants (plus de 400 actuellement) ont demandé que la notification du 23 octobre 2003 soit retirée au motif de son anticonstitutionnalité. Le 21 septembre 2006, la cour régionale de Tokyo a rendu un jugement historique, en première instance, qui donnait raison aux plaignants. Elle a en effet jugé que la notification du 23 octobre 2003 et les sanctions prises par le Comité de l’instruction publique de Tokyo à l’encontre des enseignants correspondaient à un « contrôle abusif de l’administration » interdit par la loi-cadre sur l’éducation (article 10), et étaient de nature à entraver la liberté individuelle garantie par la Constitution. L’administration a aussitôt fait appel de ce jugement.

Paradoxalement, malgré cette victoire, la situation des enseignants s’est aggravée. Fin 2006, les deux chambres japonaises ont voté une réforme de la loi-cadre sur l’éducation qui réintroduit le contrôle de l’État sur le système éducatif en abolissant l’article 10. De plus, elle impose d’enseigner « le patriotisme » et « la morale », en établissant précisément les obligations des parents et des collectivités locales. En bref, une loi fortement imprégnée de relents nationalistes d’avant-guerre. Ajoutons à cela le jugement de la Cour suprême de justice (équivalent de la Cour de cassation en France), rendu le 27 février 2007, dans le procès intenté par une institutrice de Tokyo, sanctionnée en 1999 pour avoir refusé de jouer au piano le Kimigayo, et qui donna définitivement tort à l’enseignante, au motif que les instructions du proviseur étaient conformes à la Constitution. Cette jurisprudence ainsi que la nouvelle loi-cadre sur l’éducation n’augurent rien de bon pour les enseignants actuellement sanctionnés.

C’est dans ce contexte extrêmement inquiétant qu’est né, à l’initiative de citoyens japonais, un comité de soutien à deux enseignantes (Mme Nezu et Mme Kawaraï) considérées comme emblématiques car les plus lourdement sanctionnées.

Notre solidarité avec la résistance des enseignants japonais

Mme Nezu, qui a subi cette année sa dixième sanction, la suspension de six mois, risque cette fois la révocation au cas où elle refuserait de se lever pour l’hymne Kimigayo en mars prochain, et il est probable qu’elle persiste dans son refus. Mme Kawaraï, elle, ayant été sanctionnée par trois mois de suspension, encourt cette fois une suspension de six mois.

Quoique faisant l’objet d’une série de suspension de poste, Mme Nezu a entamé une résistance originale : elle se rend avec une petite pancarte et des tracts pour expliquer le motif de sa suspension devant l’entrée du collège où elle aurait dû enseigner. Saluant chacun des élèves et des enseignants, elle accepte de dialoguer avec tous ceux qui le souhaitent. Le proviseur, ses assistants et quelques parents d’élèves voudraient la décourager (en faisant appel à la police), mais elle tient bon. Progressivement, quelques parents et élèves ont commencé à l’assurer de leur soutien. Mme Kawaraï a, de son côté, effectué pendant sa suspension un tour du Japon cette année pour attirer l’attention sur ce problème.

Persuadées que la coercition reste la pire des pratiques lorsqu’on se destine à l’éducation, elles ont toujours privilégié l’imagination dans leur pédagogie, en faisant preuve d’un grand intérêt pour leur métier comme en témoignent leurs anciens élèves.

Dans un climat politique et social où la liberté d’expression est de plus en plus étouffée pour les « éléments contestataires », cette minorité courageuse d’enseignants japonais a choisi d’entrer en lutte contre des abus de pouvoir flagrants de la part de l’administration relayée par leur hiérarchie.

Mme Nezu, Mme Kawaraï et d’autres personnes dans la même situation doivent affronter les conséquences d’une politique de plus en plus répressive et autoritaire qui utilise l’acharnement cruel et systématique, n’hésitant pas à employer des humiliations et des persécutions dignes d’une époque que l’on pouvait croire révolue.

Enfin, devant le faible soutien de leur syndicat, ces enseignants n’ont d’autre choix que d’engager une résistance qui, bien qu’isolée, exprime leur conscience de l’enjeu : la défense de l’une des principales conditions d’exercice de la démocratie. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité attirer l’attention sur leur combat au-delà du Japon dans l’espoir que se manifeste une large solidarité internationale.

Un film documentaire d’Akira Matsubara et de Yumi Sasaki, Kimigayo Fukiritsu (« Refus de se lever pour le Kimigayo »), qui retrace les principales étapes de cette lutte, est régulièrement projeté à travers tout le Japon depuis novembre 2006. Il a permis de recueillir un nombre non négligeable de soutiens pour ces enseignants. Une version sous-titrée en anglais, Against Coercion, a également permis de sensibiliser des enseignants américains et canadiens qui commencent à exprimer leur soutien. En février dernier, suite à une projection de ce film à l’université Paris-Diderot, plusieurs messages de soutien avaient été adressés à Mmes Nezu et Kawaraï.

Merci de nous aider à élargir ce premier réseau de solidarité à toute la France et à d’autres pays européens.


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