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Nestor Potkine
La révolte luddite I
Article mis en ligne le 17 septembre 2007
dernière modification le 4 septembre 2007

La réaction réglementaire au mot « luddite » consiste à hausser les épaules, au souvenir de tisserands stupides réagissant à l’avènement des machines par leur destruction.
Le commentaire condescendant de droite énonce que le tisserand anglais moyen de 1811 ne différait guère du Papou moyen et le prouvait en croyant naïvement arrêter Le Progrès par le bris d’un peu de fer et de bois.
Le commentaire condescendant de gauche soutient que le tisserand anglais moyen ne différait guère du péquenot moyen et ne comprenait pas les véritables mécanismes à l’œuvre (que le commentateur condescendant de gauche, lui, connaît).
La réaction réglementaire va devoir changer, car Kirkpatrick Sale a écrit « La Révolte Luddite, briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation » (L’échappée, 19 euros, disponible à Publico), un livre brillant, instructif, superbement mené de bout en bout.

La première partie décrit dans le détail les minutieuses actions, courageuses, bien planifiées, bien exécutées, bien pensées, bien ciblées, bien coordonnées des luddites. Entraînements sur la lande, débarquement rapide, destruction savante, disparition dans la nuit. Kirkpatrick Sale cite les lettres que les luddites envoyaient aux capitalistes. Ils les signaient « King Ludd ». Le mot viendrait soit d’un vieux dieu celtique pas entièrement oublié, soit d’un apprenti, Ned Ludd, qui se vengea d’avoir été fouetté par son maître en détruisant le métier à tisser à coups de marteau, soit, plus probablement, d’un mélange des deux souvenirs. Ils y expliquaient clairement qu’ils choisissaient de détruire non toutes les machines en soi, non les objets permettant de diminuer la peine humaine, mais les « machines préjudiciables à la communauté », les machines qui étranglaient la solidarité, les esclaves de fer qui permettaient au capitaliste de transformer les ouvriers en esclaves de sang. Kirkpatrick Sale prouve la puissante solidarité des luddites face à une répression d’une sauvagerie inouïe, car pour la première fois en Angleterre, l’armée était utilisée directement dans une lutte de classe sans déguisement religieux ou dynastique ; les viols, les déportations en Australie et les pendaisons se multiplièrent. Pourtant, à peine plus d’une douzaine de saboteurs sur des centaines, des milliers peut-être, furent dénoncés. Il cite l’exemple du « jeune John Booth qui aurait, juste avant de mourir, appelé l’un des interrogateurs à venir près de lui pour lui demander : « Vous savez garder un secret, m’sieur ? ». « Mais oui, mais oui. » Il aurait répondu « Et bien, moi aussi ! », juste avant d’expirer. »
Cette répression fut si brutale, si vaste, si coordonnée qu’elle réduisit dès 1813 les luddites au silence, à l’inaction. A l’avenir qu’ils avaient prédit et tenté de combattre, et que n’importe qui peut découvrir en lisant Dickens ; les femmes et les enfants travaillant quinze heures par joue, la boue, le froid, le choléra, un degré de misère si atroce que plus d’un tiers des jeunes Anglais seront déclarés inaptes au service militaire pendant la guerre de 14-18, tant la misère sociale se traduisait en misère physiologique.
Le numéro 10 de Réfractions, consacré à Internet, n’a souvent provoqué qu’un haussement d’épaules ; « l’Internet ? Pfff ! Juste une grande photocopieuse ! Aucun effet social ! Pourquoi perdre son temps au sujet d’un gadget ? » Pourtant, les luddites avaient compris, eux, avant Marx, avant Paul Goodman, avant Ellul, avant Ivan Illitch, avant Paul Virilio, que ce ne sont pas les formes sociales qui dictent les technologies, mais les technologies qui dictent les formes sociales. Pour les deux contre-exemples du Japon qui réussit à bannir deux cents ans les armes à feu et de l’Antiquité qui passe à côté de la machine à vapeur parce qu’elle dispose d’esclaves, combien d’autres inventions techniques ont changé l’intégralité des formes sociales, s’imposant sans aucune réflexion préalable à une société hypnotisée par la performance inusitée ?

La poudre à canon, l’imprimerie, la baïonnette, le sucre de betterave, la machine à vapeur, l’électricité, la réfrigération, la chaîne de montage, le fil de fer barbelé, le clipper, le train, le téléphone, le moteur à explosion, la mitrailleuse, le Zyklon B, la bombe atomique, la télévision. Et maintenant Internet, le portable, la carte à puce, le passeport biométrique, le GPS, les nanotechnologies, l’imagerie cérébrale...

La seconde partie ne se contente pas de donner d’excellents conseils tels que celui-ci : « Un nouvel outil devrait être moins cher, plus petit et plus efficace que celui qu’il remplace, avoir besoin de moins d’énergie (et utiliser de l’énergie renouvelable), être réparable, provenir d’un petit magasin local et ne devrait pas remplacer ou faire obstacle à quelque chose de bien qui existe déjà, relations familiales et politiques incluses. Et que ces relations familiales et politiques incluent toutes les autres espèces, plantes et animaux, ainsi que les écosystèmes dont ils dépendent et (...) que les intérêts des sept générations suivantes soient pris en compte. »
Ou d’excellents exemples tels que celui-ci : « Helena Norberg-Hodge décrit les effets d’un poste de radio _ le petit transistor si innocent en apparence _ sur la société des Ladakhi au Nord-Ouest de l’Inde où, peu après son introduction, les gens cessent de s’asseoir autour des champs ou d’un feu pour entonner les chants communaux, parce qu’ils disposent de musique mise en boîte par des professionnels de la capitale. »
« La Révolte Luddite » explique, de la manière la plus claire que j’aie jamais lue sur le sujet, sans tomber dans les délires d’un Zerzan ou des Khmers Verts, pourquoi « les technologies ne sont jamais neutres et certaines sont nuisibles » et « l’industrialisme est toujours un processus cataclysmique qui détruit le passé, bouleverse le présent et rend l’avenir incertain ».

Nestor Potkine, qui pour une fois trouve un roi bien sympathique


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