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Léonore Litschgi
Souvenir de voyage
Une nouvelle à lire
Article mis en ligne le 30 juin 2007

Ce fut un repas réussi, comme chaque fois. Annie en avait assuré l’organisation avec son habituelle efficacité. Des plats raffinés, une attention portée à chacun des convives, tout concourait à faire glisser Jean dans une paisible euphorie. Ce soir, ils avaient invité leurs amis les plus proches, ceux du petit cercle qui au fur et à mesure des années prenait comme un air de famille.

Stéphanie était arrivée la première. Seule. Devait-on garder le couvert de Denis ? Il viendrait si la réunion de gestion ne finissait pas trop tard.

Jean-Paul les avait rejoints, peu après, muni de deux Saint-Émilion et de sa formule rituelle « Peu, mais du bon », bientôt suivi de Gérard et de sa compagne Hélène, apportant des roses du jardin et un solide dossier sur l’écologie dans le tiers-monde. « Il y a tout un chapitre sur les dégâts causés par le barrage d’Assouan ! ». Manquait encore Laurent, dont on connaissait l’appréciation toute personnelle des horaires. Il parut enfin, le détour fait par la boutique de pâtisseries orientales justifiant à point nommé son retard.

Amateurs de voyages, Annie et Jean venaient de découvrir quelques sites d’Egypte, et Gérard n’avait pas manqué d’engager le débat sur le marchandage. Selon le portier d’un hôtel du Vieux Caire, manquer à cet usage relevait purement et simplement de l’impolitesse. Cependant, le couple s’était senti gêné de se plier à une telle pratique, ce qui avait ajouté à leur malaise devant la misère de nombreux habitants. Même les commerçants aisés du marché de Khan El Khalili resteraient des pauvres, comparés aux plus modestes travailleurs d’Europe. « Voire ! » s’exclamèrent en même temps Jean-Paul et Laurent, tandis qu’Hélène, très engagée dans un réseau d’aide aux plus démunis, affirmait que les disparités de niveau de vie représentaient un bien plus grand scandale dans les pays riches.

Stéphanie demeurait silencieuse. Tous se doutaient que Denis passerait la soirée ailleurs. Il donnait de plus en plus de son temps à l’agence immobilière dans laquelle il avait trouvé un emploi après une période de chômage de plusieurs mois. On exigeait de lui plus que d’un salarié ordinaire. Il en venait à oublier ses convictions d’autrefois pour aller s’étourdir, avec l’équipe des courtiers, dans des night-clubs où ils cultivaient l’esprit maison, et parlaient d’affaires et de rentabilité. Stéphanie avait hérité de sa mère marocaine une peau mate et un visage d’idole orientale, sous d’épais cheveux crêpelés. Ses amis avaient remarqué ce soir, sans rien en dire, ses traits plus creusés, sa silhouette amaigrie.

Assise à côté d’elle, toute ronde jusque dans ses joues roses, Annie affirmait au contraire la joie de vivre et le goût des plaisirs de la table. Jean s’amusait à constater les marques du mûrissement chez ses copains. Tous avaient pris sauf Stéphanie, un peu d’embonpoint, quelques rides, quelques cheveux blancs. Vieillir leur paraissait naturel. Hélène, en particulier, partait souvent en guerre contre les diktats de l’image. Elle affirmait être plus sensible à la personnalité qu’à l’apparence physique. Depuis qu’elle avait commencé à côtoyer les exclus, elle mesurait les effets de la misère sur les corps et les visages. Se plaindre de quelques kilos excédentaires lui paraissait désormais déplacé.

Ils ne s’étaient pas retrouvés tous ensemble depuis plusieurs semaines.

Jean, dont la longue silhouette de témoin nonchalant cachait une sensibilité délicate, goûtait aux délices de sa toute nouvelle retraite d’enseignant, qui décuplaient ses désirs de découverte : tant de pays à visiter, de films à voir, de livres à dévorer. Enthousiasme que partageait sa compagne, bibliothécaire dans un collège. Elle aimait son travail, qui ne constituait pas pour autant son seul horizon.

Jean-Paul, lui aussi « pensionné des assurances sociales » avait ressenti un profond soulagement lorsqu’il avait été libéré des contraintes horaires. Pourtant son métier d’ébéniste lui plaisait, et il conservait une passion teintée de sensualité pour les bois, les vieux meubles. Il s’exprimait le plus souvent par le détour de formules, de citations, et ce trait de comportement pouvait lasser un peu ses amis. Mais Laurent, ce soir, venait de réaliser qu’il s’agissait peut-être d’une grande pudeur à parler de lui-même. Il adorait quant à lui se raconter, affirmer ses opinions et étaler ses connaissances. Il multipliait les conquêtes, ne se fixant pas davantage dans un emploi, préférant la débrouille à une stabilité pour lui synonyme d’ennui.

Gérard venait de rappeler au petit groupe les circonstances de l’assassinat d’Anouar El Sadate. Il ne pouvait se départir de ses préoccupations de militant, même là ce soir, où il n’avait pas de discours à faire, de tract à rédiger. Tout en lui exprimait une volonté tendue vers l’action. Il lui fallait emporter la conviction du public. Mais, à ce moment précisément, l’auditoire potentiel semblait s’évader vers des images de palmiers, de pyramides, de villes fabuleuses, de temples enfouis sous les sables, de soleil couchant sur les dunes, de felouques glissant le long du Nil.

En effet, après le dessert, on avait rapidement débarrassé la table pour faire circuler l’ensemble des photos, cartes, guides, et autres menus objets du périple égyptien. Autant que le circuit lui-même, sa préparation, la familiarisation avec les lieux, les coutumes, les divinités antiques, avaient déjà transporté Jean et Annie dans un autre temps, sur un autre continent. Soudain, sur un ton méditatif inhabituel pour lui, Gérard lança « Que l’on s’y soit rendu ou non, l’Egypte représente LE voyage ... ». « LE voyage ? Il en est tant d’autres, et plus dépaysants encore, l’Inde, le Népal, la Tanzanie, et puis l’Amérique du Sud ... ». « Katmandou, hein, et le Mexique et son peyotl ? ». La vivacité de la répartie de Gérard surprit le groupe, navré de voir se réveiller de vieux antagonismes. Laurent avait « fait la route », goûté aux substances interdites, autant par rébellion que par curiosité. Expérience que le syndicaliste jugeait sévèrement.

Afin d’apaiser le climat, Jean proposa de servir une boisson. Jean-Paul, pour qui libations et conversations allaient de concert, demanda s’il restait un peu de vieil Armagnac. Laurent préféra du café, Stéphanie ouvrit enfin la bouche pour souscrire à un chocolat chaud, les autres optèrent pour la tisane rapportée du voyage. Annie eut un léger mouvement d’hésitation, mais se tut et laissa faire Jean qui revint bientôt de la cuisine, et chacun fut servi.

L’infusion de Carcadé, avec sa couleur rubis, ressemblait à un vin léger, mais la saveur et l’arôme ne ressemblaient à rien de connu jusqu’alors. L’émerveillement provoqué par la découverte du pays des Pharaons se prolongeait agréablement, lorsque le couple plongeait les fleurs pourpres dans l’eau frémissante, puis ajoutait avec gourmandise une cuillerée de miel et une pincée d’un mélange d’épices. Ceux de leurs invités qui avaient tenté l’aventure parurent un peu surpris par le goût de la boisson exotique. Il y eut un temps de silence.

C’est alors qu’apparut Thaïs.

Annie l’avait recueillie dans le square voisin. Le chaton malingre et pelé était devenu une superbe abyssine, pelage roux, yeux en amande et corps élancé : un vrai chat égyptien ! Thaïs sauta d’abord sur les genoux de sa bienfaitrice, et de là sur la table. Comme beaucoup de ses semblables, elle se montrait fantasque, indépendante, imprévisible. Avisant une tasse dans laquelle restait un peu de tisane, elle renifla et lapa délicatement le liquide.

Alors, elle se dirigea vers Hélène qui l’observait avec amusement, la regarda fixement et vint se lover sur ses genoux. Quoique peu encline à consacrer aux animaux un intérêt qu’elle portait aux humains en déroute, touchée de la confiance témoignée par la chatte, Hélène se mit à la caresser de façon presque maternelle.

Gérard, amusé, déclara qu’il aimerait bien être à la place de Thaïs, mais la plaisanterie ne fit pas sourire sa compagne. « Je serais pourtant en droit d’être jaloux » dit-il, et ce dernier mot sortit Stéphanie de sa torpeur. « Mais vous deux, tout comme Annie et Jean, vous vous entendez remarquablement bien, vous êtes proches, vous vous comprenez ! » Que de regrets contenus dans cette déclaration admirative... Gérard, croisant le regard triste de la jeune femme, pensa que Denis ne savait pas l’apprécier. Hélène, plus coquette dans ses jeunes années, paraissait peu à peu calquer sa tenue sur celle des S-D-F dont elle s’occupait. De bénévole, elle était devenue permanente. Ses interventions en soirée dans les rues du centre ville se multipliaient. Gérard, après ses huit heures au Tri Postal, enchaînait les réunions et rentrait tard lui aussi. L’un et l’autre se communiquaient les consignes essentielles sur des bouts de papier, sans y joindre, comme autrefois, des petits mots de tendresse. Leur engagement militant les reliait encore, et leur permettait de poursuivre paisiblement une vie commune où ils se côtoyaient.

La discussion reprit sur les incidences économiques et sociales du tourisme. Pouvait-on voyager dans les pays du Tiers-monde, sans se comporter en exploiteurs ? Non, scandait Gérard, oui, soutenaient Jean et Annie, on pouvait apporter, outre des devises, l’occasion de rencontres, d’échanges, sur le plan humain et politique, et au retour, témoigner. « Est-ce si important ? » avança Laurent. « Pensez-vous vraiment que votre attitude individuelle, aux uns comme aux autres, va changer la face du monde ? » renchérit Jean-Paul. L’un et l’autre s’étaient alors sentis en accord. Ils se connaissaient peu, ne s’étant rencontrés que chez leurs amis communs. Ils furent les premiers à prendre congé et firent le projet de se revoir et de partager quelques sorties.

Autrefois, une telle soirée se serait prolongée bien plus tard dans la nuit. Mais les autres invités partirent à leur tour. Tout en mettant un peu d’ordre dans la maison, Jean évoqua l’expression relevée sur le visage d’Annie, lorsqu’il avait proposé l’infusion de Carcadé. « Je pensais à cette minuscule boutique, toute encombrée, et à ces petits sachets de plantes médicinales » répondit-elle. Lui aussi s’en souvenait. Le négociant, dont l’ample galabieh de coton bleu ne pouvait masquer le ventre proéminent, leur avait traduit en assez bon Français, les noms inscrits en caractères arabes, sur les étiquettes, devant chaque pot, chaque bocal, chaque grand sac de toile. « Contre les douleurs. Contre la fièvre. Contre les vers. Pour aller du ventre. Pour bien dormir. Et ça (le Carcadé), pour réveiller les maris. » Ils avaient alors tous trois éclaté de rire.

L’entente du couple que formaient Annie et Jean résistait aux fatigues de l’âge, à l’usure des habitudes. Il leur semblait même avoir retrouvé une nouvelle jeunesse, pleine de vigueur, depuis leur retour d’Egypte.

Avoir passé la soirée ensemble avait resserré les liens quelque peu distendus dans le petit groupe qui gravitait autour de Jean et d’Annie. Le lendemain, Hélène téléphona et après deux ou trois mots d’amitié, formula une demande surprenante : elle souhaitait adopter la chatte Thaïs. La belle abyssine serait bien traitée et disposerait du jardin. Annie refusa cette proposition incongrue ; elle était attachée à cette petite bête qu’elle avait recueillie et soignée. Hélène insista, annonçant qu’elle modifierait au besoin ses horaires et son mode de vie. « Réfléchis, on en reparlera. » Ce changement surprenant chez Hélène fut confirmé quelques jours plus tard par Gérard qui s’en ouvrit longuement auprès de Jean. Sa compagne, qui faisait difficilement son deuil de ne pouvoir adopter Thaïs, semblait décidée à interrompre son action humanitaire pour se consacrer, avec la même passion, aux chats de la rue. « Quand je pense qu’elle n’a pas voulu d’enfant, et j’étais bien d’accord là-dessus, tu penses, militants tous les deux, la vie qu’on aurait fait mener à ces petits ! Eh bien, on dirait qu’elle cherche maintenant à compenser avec les bêtes. Si elle y tient, si elle reste un peu tranquille à la maison, je peux encore lui en faire un, moi, de gamin ! »

Stéphanie quant à elle arriva un soir pour raconter le désastre de sa vie conjugale et son angoisse à l’idée de se retrouver seule avec sa fille de six ans. Annie lui conseilla de chercher un emploi et l’invita à venir se réconforter auprès d’eux lorsqu’elle en sentirait le besoin. Ce qu’elle fit souvent.

Les nouveaux protégés d’Hélène avaient envahi la maison et le jardin, avec les bruits et les odeurs qui les caractérisaient. Gérard avait préféré quitter la place, et se faisait héberger par les camarades du syndicat. Il prit l’habitude de passer, impromptu, chez Jean et Annie, où il écoutait avec sympathie les malheurs de Stéphanie.

Cela dura quelques semaines, puis plus personne ne vint. Cependant, ils eurent des nouvelles par téléphone. Denis avait accepté un nouveau poste de responsabilité dans une autre région. Il laissait l’appartement et verserait une pension. Gérard emménagea chez Stéphanie.

Malgré la menace d’expulsion entraînée par l’exaspération des voisins, Hélène élargit son œuvre en direction des chiens, des tortues et de quelques chèvres qui achevèrent de modifier l’aspect du jardin.

C’est en sortant du cinéma qu’Annie et Jean surent ce que devenaient Jean-Paul et Laurent, restés très discrets sur leurs loisirs communs : les deux hommes cheminaient enlacés, avec un naturel sans équivoque. Ce qui ajouta au sentiment d’étrangeté ressenti face à tous ces évènements.

La soirée organisée à leur retour d’Egypte devint le centre de leurs interrogations. Incontestablement, quelque chose s’était passé. Même Thaïs avait montré, l’espace de quelques heures, un comportement inhabituel. Mais tout était rentré dans l’ordre dès le lendemain. Il n’en était pas de même pour l’ensemble de leurs amis. Des couples s’étaient défaits et recomposés, le paysage amoureux des uns et des autres n’avait plus rien de comparable à ce qu’il était quelques semaines auparavant. Annie et Jean se sentaient perplexes ; eux s’entendaient à merveille, et cela n’était pas nouveau. Ils avaient l’impression d’avoir été à l’origine, lors de ce repas amical, de changements considérables et subits, même s’ils se doutaient que la situation des différents protagonistes les préparait peu ou prou à ce dénouement. Alors ... le Carcadé ? Le miel ? Les épices ? Cependant certains de leurs invités n’avaient pas bu de cette infusion. Ils résolurent néanmoins de s’en réserver désormais l’usage.

Quelques mois plus tard, il y eut un nouveau repas chez Jean et Annie. Ils venaient de séjourner à Lanzarote, et en avaient rapporté un petit vin très fruité, réputé pour ses vertus apéritives et toniques. Chacun apprécia, et plus particulièrement Jean-Paul. Ce fut vers lui que se dirigea Thaïs, pour solliciter des caresses. Jean et Annie échangèrent un sourire entendu, car les bouleversements qui avaient suivi le précédent repas leur restaient en mémoire. Mais comme eux-mêmes avaient goûté plus qu’à l’ordinaire de cet excellent vin de sables, ils ne remarquèrent pas précisément quels regards se croisèrent au cours de la soirée.

Au reste, ils commençaient à s’y habituer : en l’espace de quelques semaines, leurs amis changeaient de partenaire, de logement, d’activité. Ils gardaient leurs idées généreuses et leur amitié. Et c’était bien là l’essentiel.

Léonore LITSCHGI
Mars 2002