Chapitre XV et Fin.

Ayant récupéré ce qu’il avait bien failli oublier, Jean-Marc le cala minutieusement dans la grande poche latérale de son bermuda. Il sorti précautionneusement de son immeuble, s’assurant à plusieurs reprise que la rue était déserte. Puis, il dissimula ses clés dans leur cachette habituelle, bien conscient qu’à la suite de sa décision matinale, il ne remettrait plus jamais plus un pied dans son appartement. « Bien malin qui peut dire si un jour Guillaume le fera, ou bien par malheur, le trans qui m’a abusé l’autre nuit ? Et puis après tout, quelle importance ?  » se dit-il, réalisant que la seule chose à laquelle il tenait encore, était ses bibliothèques et ses livres et tableaux anciens. « Et alors ? Pourquoi ne pas espérer qu’après le geste définitif qu’il me reste à accomplir, un quelconque survivant tombe par hasard sur mes trésors si désuets soient-ils, s’y intéresse, voire leur donne une seconde vie ? ».

Mais, l’heure n’était pas vraiment idéale pour envisager de telles hypothèses. Il lui fallait encore monter en haut du Philippapou pour y retrouver sa « fidèle Sophia ». Afin de se conformer à leurs rites, il se plaça à l’endroit idoine et attendit d’apercevoir la carapace de sa vieille complice. En attendant qu’elle le rejoigne, il sorti de sa poche son petit cadeau qu’il disposa artistiquement sur une belle feuille de salade, les deux belles oranges pelées et tranchées qu’il lui avait amoureusement préparées. Lorsqu’enfin il l’aperçut, clopinant de sa démarche déhanchée, il fut soudain submergé d’une bouffée d’amour et ne put s’interdire de la prendre dans ses deux mains et de la faire danser autour de lui, avant de l’embrasser fougueusement. Il la reposa, dolce, sur le sol et contempla sa petite tête écaillée qui se lançait à l’assaut de ses mets favoris. Les larmes lui vinrent aux yeux. Ce fut ensuite avec la même émotion qu’il jeta un dernier coup d’œil sur le mont du Likabet, la colline de l’Acropole, s’arrêtant sur le Parthénon. « Ce vieux colosse qui a su triompher tant bien que mal à sept transformations et destructions, peut-être que grâce à moi, il sera une fois encore épargné ? », se dit-il, passant en revue le plan qu’il avait peaufiné depuis le milieu de la nuit :

Pour que le manuscrit échappe aux cyborgs, il n’y avait pas deux solutions, mais une seule. Il allait devoir se jeter de toutes ses forces contre le mur virtuel, le document collé aux fesses. A plusieurs reprises, il s’était assuré que tout matériau lancé contre lui était immédiatement dématérialisé et réduit à néant. Et peu lui importait sa vie si par ce geste, il pouvait priver les cyborgs de toute nouvelle source d’énergie. « Et pourquoi pas en débarrasser définitivement la Terre et rendre leur liberté aux Trans-hilotes et quelques humains survivants, au nord d’Athènes ? Au moins ainsi, ma vie n’aura alors pas été inutile ni stérile ! ». Cette pensée toute fantaisiste qu’elle fut, lui donna le courage de continuer. Comme le laboureur pressentant la fin, il décida de devancer la croyance populaire et fit sciemment défiler dans sa tête, les flashs des meilleurs moments vécus avec les personnes qu’il avait le plus aimé tout au long de sa route, du moins se dit-il, avant ce « Fucking Grand Renversement »  ! Il dégringola alors jusqu’à ladite prison de Socrate. S’y immobilisa un instant afin de s’assurer que la voie était libre de gardes, de cyborgs ou tout autres succédanés, avant de se laisser dématérialiser lui, et surtout le précieux manuscrit qu’il maintenait bien serré entre le bas de son dos et de ses fesses.

… Quelles furent ses dernières pensées ?

Lui vint d’abord à l’esprit, la dernière phrase du roman du Russe Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite, lorsque Woland (Mephisto) et « sa suite », le chat Béhémoth et l’homme décharné quittent Moscou, « ne laissant derrière eux qu’une ville à jamais transformée ».

Puis, son ultime vision fut un instantané de la nuit qu’il avait passée avec le faux Guillaume. « Et dire que la dernière fois où j’aurais fait l’amour dans ma vie, aura été avec un Hilote en voie de « cyborguisation », marmonna-t-il avant de se jeter de toutes ses forces contre le mur fatal.
Le tout en entonnant à pleine voix, le final d’Olympia des Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach :
« Ah ! Ah ! Ah ! La bombe éclate : il aimait un automate » ! …

Patrick Schindler, Athènes fin février 2025