La concurrence victimaire explique mieux le conflit israélo-palestinien que l’antisémitisme
François Azouvi

Interview "empruntée" à l’hebdomadaire Marianne

Le philosophe François Azouvi publie « Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré » (Gallimard).


Marianne : Dans son constat d’une dévaluation des valeurs héroïques, Nietzsche mettait en cause la religion judéo-chrétienne, la morale et la patrie. Vous prenez le contre-pied : à vos yeux, c’est de l’effondrement de ces idéaux qu’émerge la tendance victimaire. Pourquoi
 ?

François Azouvi : L’héroïsme, la morale et la patrie forment depuis toujours, un trio dont le moment d’apothéose a été 1914. Dans l’après-1918, l’héroïsme subit des coups mais ne disparaît pas. Il s’investit vers d’autres valeurs, qui ne sont plus des idéaux guerriers, mais pacifiques : le sport, l’aventure coloniale, l’exploration, l’aviation – on pense à Antoine de Saint-Exupéry, André Malraux ou encore Joseph Kessel. C’est seulement dans l’après Seconde Guerre Mondiale que l’on assiste à une disparition de l’héroïsme, qui résulte tant de la boucherie de la guerre que de l’effondrement du religieux.

J’y vois la condition de possibilité d’apparition de la catégorie de victime et contredis, en cela, l’opinion de plusieurs auteurs, dont René Girard. On a eu une tendance à confondre, selon moi, la victime avec ce qui, dans la civilisation chrétienne, en tient lieu, à savoir la figure du martyr. Or le martyr n’est pas une victime ; c’est un héros qui est mort. On est donc dans une configuration totalement investie par l’héroïsme. La victime, au sens où nous l’entendons, est en réalité dévalorisée dans le christianisme.

Pour qu’elle apparaisse et détienne le rôle qu’on lui octroie dans nos sociétés, il fallait que le christianisme se soit retiré de la scène. On dit souvent que les victimes – et, en particulier, les victimes juives de la Shoah – sont des crucifiés, et qu’on les vénère pour cette raison. C’est vrai et c’est faux : il s’agit d’une imitation du christianisme. Il ne pouvait y avoir qu’un seul Christ, donc la disparition du christianisme me paraît être la condition de possibilité de l’apparition de la victime.

En quoi la Shoah est-elle à l’origine d’une transformation anthropologique, par laquelle on passe d’une civilisation héroïque à une société victimaire ?

François Azouvi : Il faut distinguer deux types de causes ; le retrait du religieux, et ce que les philosophes scolastiques appelaient la cause instrumentale, à savoir, en l’occurrence, les juifs de la solution finale. Ils ont été la population à partir de laquelle la catégorie de victime a pu naître. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a d’abord appliqué aux juifs les catégories du héros ou du martyr, dans l’idée de les valoriser, avec en sous-entendu, la pensée qu’être une victime était dévalorisant. Évidemment, on s’est progressivement rendu compte que ces catégories ne pouvaient convenir à l’immense majorité des juifs assassinés. S’est alors opéré un très difficile travail de pensée pour parvenir à l’idée que les juifs avaient pu mourir pour rien.

Traditionnellement, dans le judaïsme religieux, les juifs étaient morts pour la Sanctification du Nom. Vis-à-vis du communisme, ils étaient morts pour le combat antifasciste, pour la cause de la liberté. Il a fallu se faire à l’idée qu’ils étaient non seulement morts pour rien, mais aussi, que cela n’était pas indigne. Ce travail de pensée supposait l’abandon de la perspective théologique. Pendant longtemps encore, des rabbins – par exemple, le grand rabbin de France, Jacob Kaplan – continueront à dire des morts de la Shoah, qu’ils ont été sacrifiés pour la dignité du judaïsme, et qu’ils faisaient partie d’un plan divin.

Mais cela est devenu de plus en plus impossible à soutenir. Il a donc fallu le retrait de l’explication religieuse pour que puisse surgir la catégorie de victime, c’est-à-dire, l’idée de quelqu’un qui meurt sans l’avoir désiré et de façon passive. Philosophiquement, ce qui s’élabore là est la dignité de la passivité. On entre alors dans une configuration tout à fait neuve. En effet, si les juifs constituaient une population importante, les morts et les blessés de la Première Guerre, rien qu’en France, représentent à peu près 4 millions de personnes, soit plus de 10 % de la population française.

Or, après 1918, ces derniers n’ont pas été considérés comme des victimes, mais comme des héros. Sur aucun monument aux morts, dans les années vingt, vous ne verrez le mot de victime. Toutes les inscriptions désignent des héros « morts pour la France ». Les juifs de la Shoah, qui représentaient une proportion infiniment moindre de la population française, ont pu être considérés comme des victimes, parce que, précisément, le religieux était en train de s’effacer de la conscience occidentale.

Vous distinguez la victime de l’opprimé, la première étant par définition passive, tandis que la seconde a en vue le renversement d’un état de choses jugé oppressif. Or aujourd’hui, les minorités, qui ont pris la place des victimes, semblent très actives. Comment expliquer cette mutation  ?

François Azouvi : Lorsque l’idéologie révolutionnaire a régné dans les sociétés occidentales, les populations dont il s’agit – les noirs, les colonisés, et d’une certaine façon, les femmes – n’étaient pas considérées comme des victimes, mais comme des sujets à libérer. Le langage victimaire n’était pas utilisé à leur propos, c’étaient des populations que la révolution mondiale devait libérer de l’oppression. Et puis, cette idéologie révolutionnaire s’est effondrée dans le milieu des années soixante-dix.

Ces mêmes populations ont alors pu accéder au rang de victimes pures, qu’il ne s’agissait plus seulement de libérer, mais dont il s’agissait de reconnaître le statut de victimes. Cette volonté de reconnaissance va jusqu’à mener, aujourd’hui, des actions, mais à aucun moment, ces victimes ne récusent le statut de victime qui est le leur. Elles demeurent, et veulent demeurer, des victimes. C’est le moteur qui engendre la contagion ou concurrence victimaire. Chaque catégorie de victime potentielle cherche à gagner la reconnaissance dont les autres catégories disposent déjà.

Des observateurs disent parfois de certains mouvements comme #MeToo qu’il y a des excès, ce que je récuse, car la victime engendre, par définition, le désir de la part d’autres victimes potentielles, de se faire reconnaître comme telle. Il y a dans la catégorie de victime une sorte de prolifération nécessaire et intrinsèque, à la différence du modèle héroïque, par définition élitaire.

Selon vous, le wokisme n’est pas une mode, mais au contraire, le paradigme structurel de notre société. Assiste-t-on à une mise en danger de notre civilisation occidentale ?

François Azouvi : Le wokisme est tout sauf une mode. Il tient à un ressort, d’une portée immense, qu’est le retrait du religieux. Je ris doucement quand je vois des chefs d’État faire des coups de menton et déclamer qu’il faut restaurer l’héroïsme : cela ne relève pas d’une décision.

L’héroïsme tenait à des ressorts très puissants, ceux de la civilisation chrétienne, tout comme la victime tient à des ressorts très puissants, qui sont ceux de la civilisation détachée du religieux. Nos sociétés sont, à certains égards, dans une impasse, car cette revendication victimaire rabat les individus les uns sur les autres. Chacun se sent porteur de droits, et donc victime, si ces droits ne sont pas respectés.

Comment s’en sortir ? Je pense, comme Marx, que l’histoire se pose des problèmes qu’elle peut résoudre, et que sans doute, nous arrivons à un moment où l’impasse victimaire devient telle, qu’il va falloir trouver une issue, créer une alternative.

On assiste à un effondrement de la morale patriotique et universelle, supplantée par une éthique du care, victimaire. En quoi consiste ce changement  ?

François Azouvi : La morale d’antan semble avoir disparu, justement parce qu’elle impliquait le dépassement de soi vers autrui, que ce soit sous la forme kantienne, bergsonienne, ou chrétienne. Une autre morale est apparue, celle des droits de l’homme, qui ne date pas d’hier. Déjà en 1980, Marcel Gauchet écrivait un article fameux : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique. » Le phénomène n’est allé qu’en s’amplifiant, et cette morale-là tient désormais lieu de toute morale.

On le voit quotidiennement dans les évènements politiques autour de Gaza. La patrie est devenue un gros mot. Et aucun chef d’État ne peut restaurer l’idée de patrie : cela n’est pas de l’ordre de la décision. Dans l’idée de patrie, il y a celle de clôture, de frontière. Or, notre morale des droits de l’homme récuse toute idée de frontières, qu’elles soient géographiques ou sexuelles. Son modèle est celui de l’ouverture indéfinie.

Vous pointez un renversement inédit pendant la guerre des Six-Jours, où les juifs sont passés de victimes à bourreaux. Le 7 octobre ne répète-t-il pas cette inversion ?

François Azouvi : Je crois que vous avez tout à fait raison de ramener cela à 1967, car c’est exactement là que commence cette inversion de l’israélien-juif en bourreau. Ce qui est frappant est que ce renversement se fait en quelques jours, dès que les armées israéliennes attaquent. Deux jours après, on présente les Israéliens comme des nazis. Je crois qu’il n’est pas très difficile de comprendre ce renversement : il est le résultat d’une petite vingtaine d’années, durant lesquelles la conscience du génocide des juifs n’a cessé de monter en puissance dans les sociétés occidentales, faisant des juifs ce que Jankélévitch appelait des « victimes privilégiées ».

Paul Ricœur, en 1985, aura cette formule, à la fois belle et terrible : « les victimes d’Auschwitz, sont les déléguées auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l’histoire ». C’est une très belle phrase, qui en même temps, concourt à la fabrication de cette concurrence victimaire. En 1967, l’histoire donne à certains l’occasion de montrer que les juifs ne sont pas des victimes privilégiées, mais au contraire des bourreaux. Cela se répète depuis 1967 jusqu’à aujourd’hui, dans toutes les étapes du conflit israélo-palestinien. Je pense que la notion de « concurrence victimaire » est une bien meilleure clé de lecture de ce qui se passe en ce moment que l’idée d’antisémitisme.

Ce qui me frappe est que des étudiants ou professeurs juifs, aux États-Unis, manifestent pour les Palestiniens. Qu’il y ait de l’antisémitisme dans cette émotion planétaire en faveur de Gaza, ce n’est pas douteux, mais à mon sens, ce n’est pas le ressort principal, qui est cette concurrence victimaire dans laquelle les Palestiniens, à tort ou à raison, ont pris la première place. Ils sont devenus les victimes éminentes, et contestent cette position aux juifs.

N’est-ce pas, finalement, le destin propre à la démocratie que de mener à cette société victimaire – aboutissement ultime de la lutte pour l’obtention de droits, de la critique de toutes sortes d’oppressions, etc.
 ?

François Azouvi : D’une certaine façon, vous avez raison. Si on admet l’idée que le mouvement démocratique est par définition, un mouvement de sécularisation, et je pense évidemment là à Tocqueville. Que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu les guerres mondiales, la Shoah ? D’autres catégories auraient-elles pris la place de cette catégorie de victime ?

Je ne me suis pas posé cette question, mais effectivement, il y a une sorte de destin, dans ce mouvement d’avancée de la démocratie, vers quelque chose qui ressemble à notre société de victimes. On peut prendre les choses par un autre bout, qui vous donne raison : plusieurs des acteurs de l’histoire que je raconte ont été des promoteurs des droits de l’homme. Or, la figure de la victime est absolument corrélée à celle des droits de l’homme. C’est l’envers et l’avers d’une même médaille.

C’est d’ailleurs ce qui donne à la figure de la victime sa force, parce qu’elle est adossée à une construction logique et juridique. La société des victimes est une société des droits individuels. Il y aurait là un parcours presque inévitable. Cela contribue à asseoir ma conviction que cela n’est pas une mode, et qu’on n’en sortira pas en déclamant : « changeons de modèle ». C’est intrinsèquement lié à nos sociétés.

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