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On ne peut pas se permettre de rester silencieux·ses
Entretien avec un·e anarchiste d’Israël
Article mis en ligne le 13 décembre 2023
dernière modification le 28 novembre 2023

Origine Paris luttes info

Entretien avec un·e anarchiste venant de Haïfa, en Israël, pour discuter du mouvement anarchiste moderne, de l’occupation israélienne de la Palestine, de la résistance contre cette occupation et de perspectives pour le futur.

We can’t afford to remain silent – interview with an Israeli anarchist (2023), par 161 crew
(originellement en anglais, publié le 19 Octobre

Salut ! Peut-être pourrais-tu commencer par rapidement te présenter ?

Bien sûr. Je suis un·e anarchiste d’Haïfa, en Palestine occupée. Je suis actif·ve depuis plus d’une décennie, principalement dans le mouvement anti-colonial et de solidarité avec les Palestinien·nes, le mouvement de libération animale et le mouvement écologiste.

Comment es-tu devenu·e anarchiste ?
En gros : le punk. Une réponse plus détaillée est évidemment un peu plus compliquée que ça. Lorsque l’on grandit comme colon sous un régime d’apartheid colonial, du « bon » côté du mur, que l’on est assigné·e juif·ve par l’État, on attend tout naturellement de nous que l’on ne se rebelle pas et que l’on devienne un gardien de prison comme les autres. On grandit entouré·e d’imagerie militariste, d’endoctrinement sioniste à l’école, et des événements historiques tels que l’holocauste ou la religion juive sont instrumentalisés pour servir le patriotisme et la propagande nationaliste. La version du judaïsme enseignée ici est que nous sommes le peuple élu, que cette terre nous appartient par décret divin, que Dieu est un agent immobilier qui peut être utilisé dans tout conflit foncier, et que tous·tes les autres sont destiné·es, au mieux, à être des citoyen·nes de seconde zone.

Il est très difficile d’expliquer à des camarades à l’étranger à quel point le sionisme est un projet collectif. Israël ne dispose pas d’une vraie société civile. Tout est acceptable, tant que c’est au sein de frontières prédéfinies et très limitées. On peut être de gauche, gay, freak, tout ce que l’on veut – nous sommes des libéraux éclairés et il y a de la place pour tout le monde – mais il faut être sioniste, faire son service militaire, être un·e citoyen·ne loyal·e et ne pas aller trop loin. Si possible, il faut aussi être blanc·he et riche en plus de tout cela. Le moindre pas en dehors du consensus national vous fait devenir un·e traître illégitime.

L’étroitesse d’esprit et de rébellion dans le cadre sioniste peut être observée, par exemple, dans le mouvement social de masse pour « sauver la démocratie israélienne » de ces derniers mois (actuellement suspendu à cause de la guerre), dirigé contre la réforme judiciaire. Même lorsque des centaines de milliers d’israélien·nes sortent dans la rue tous les week-ends contre ce qui est clairement une tentative de coup d’extrême-droite, iels font toujours tout leur possible pour ne pas mentionner l’apartheid et l’occupation de la Palestine, et iels se battraient pour sauver « la démocratie juive » ; c’est-à-dire un régime de supériorité ethnique pour elleux, le status quo. Les deux camps de ce mouvement caractérisent un conflit intérieur aux colons sur comment mieux gérer l’apartheid : de l’approche libérale contre l’approche fasciste.

Évidemment, peu importe qui gagne, les populations non-juif·ves de cette terre – en premier lieu et avant-tout les palestinien·nes – ne peuvent qu’y perdre.

Dans ce contexte, la « gauche israélienne » n’en appelle à personne pour trouver une véritable solution juste dans la région. Pour moi, compte-tenue de la nature de la situation ici, les colons avec une bonne conscience qui cherchent à rejoindre la résistance anti-coloniale – qui est le seul mouvement révolutionnaire de la région et la priorité pour tout réel changement radical – ne peuvent pas le faire en tant qu’israélien·ne, depuis l’intérieur de la société israélienne, en poursuivant des réformes et des améliorations de celle-ci. Au contraire, nous devons renoncer à toute identité coloniale et développer des outils et ressources pour une trahison raciale concrète. Nous devons développer une politique anti-israélienne, nous retourner contre notre société, et rejoindre les opprimé·es et les colonisé·es, selon leurs modalités et sous leur direction. L’anarchisme me donne à la fois le langage et les outils pour imaginer cette politique. Il n’y a, pour moi, aucune « société anarchiste » à atteindre, car ce n’est pas un objectif final. Je vois plutôt l’anarchisme comme un mouvement de résistance, un arsenal d’outils pour que les opprimé·es du monde entier luttent contre la dystopie actuelle, et c’est cela qui m’y attire.

Tu faisais partie d’un projet appelé « Radical Haifa », mais tu nous as informé·es qu’il n’existe plus. Cela sonnait comme une initiative très intéressante. Peux-tu nous en dire plus à ce propos ?

Il n’y a pas grand-chose d’autre à en dire pour être honnête ! Nous avions un petit groupe d’ami·es organisé·es en collectif anarchiste, à Haïfa, il y a quelques années. Nous menions différentes activités telles qu’un projet d’aide mutuelle et de distribution de nourriture pendant les confinements du Covid, initier d’autres types d’organisation pour la communauté, et rejoindre les luttes locales de la ville. Le groupe n’est actuellement plus actif, bien qu’un nouveau collectif apparaîtra peut-être dans le futur proche. Depuis, Radical Haifa est devenu principalement un compte Twitter, partageant des actualités et analyses depuis la Palestine, d’une perspective pro-résistance et anti-autoritaire. Après que le réseau a été repris par des fascistes [NdT : Elon Musk], on a transféré le compte sur Mastodon/Kolektiva.

L’un des groupes anarchistes les plus connus de la région semble être Anarchistes Contre le Mur. Étais-tu impliqué·e ? Quel est ton avis sur ce groupe ?

Anarchistes Contre le Mur était, pour sûr, le groupe le plus actif et important chez les radicaux·les et anti-autoritaires israéliens dans les années 2000. Né en plein milieu de la seconde Intifada, par des activistes solidaires participant aux luttes locales dans des villages de Cisjordanie contre la construction du mur d’apartheid, sa principale importance vient du fait d’avoir cassé toutes les normes établies et moyens d’opérer de la gauche israélienne. Pour une fois, les personnes des deux côtés du mur se sont rencontré·es non pas comme ennemi·es, ni comme un spectacle vide de « coexistence », mais comme combattant·es de la même cause, comme camarades, comme co-conspirateur·ices et complices, sur un pied d’égalité. Des aspects de co-résistance et de lutte commune furent priorisés et, sous un régime comme celui-ci, le seul fait de rencontrer un·e palestinien·ne en tant qu’être humain et en tant qu’ami·e était assez pour être considéré comme radical et en-dehors du mode d’opération de la gauche institutionnelle.

À son apogée, le groupe pouvait amener des centaines d’israélien·nes en Cisjordanie, pour manifester directement avec des palestinien·nes et vivre une expérience directe de la résistance. De nombreuses actions directes ont aussi été menées, comme des dégâts matériels à la barrière et le sabotage d’équipements. À la fin, le groupe a lentement dépéri et n’existe plus aujourd’hui. J’étais personnellement impliqué·e vers la fin, étant un·e ado qui sortait de la scène anarcho-punk de Tel Aviv. Comme de nombreuses initiatives de solidarité radicales avec de bonnes intentions organisées par des personnes du côté privilégié d’une situation coloniale, le groupe n’était pas immunisé contre les relations de pouvoir et les comportements de hiérarchies dissimulées. Beaucoup de critiques ont été faites du groupe vers sa fin, et sur le rôle que les colons ont véritablement en rejoignant une résistance anti-coloniale. À un certain moment, nous avons aussi vu nos privilèges concrètement disparaître, et il est alors devenu impossible d’agir avec les mêmes anciennes méthodes. Des « investigateurs » de droite ont infiltré une manifestation avec des caméras cachées et diffusé les images à la télévision. Des camarades ont eu des problèmes judiciaires pour des actions directes, ce qui a finalement paralysé leur capacité à continuer à s’impliquer. D’autres ont été doxxé·es et attaqué·es par des fascistes. La situation politique a changé, et avec elle les moyens de lutte possibles. Je pense cependant que, dans l’ensemble, ce fut une expérience précieuse, avec beaucoup de leçons importantes pour tout·e camarade.

Existe-t-il encore quelque chose qui ressemble à un mouvement anarchiste en Israël ?

Si l’on considère que l’on vit à une époque où toute personne avec une connexion internet peut constituer une cellule anarchiste, on pourrait dire que oui ! En réalité, pas tant que ça, il n’y a pas vraiment de mouvement. Je dirais, au mieux, qu’il y a des individu·es éparpillé·es ici et là, quelques sous-cultures chez la jeunesse, quelques esthétiques, mais pas de structures, groupes, ou même de discussions véritablement organisées. En général, je dirais que la société israélienne est très à droite, classe ouvrière incluse, et que l’on apprend aux gens à vivre dans une crise d’angoisse constante et à voir l’État comme son parent protecteur, sans qui on est tous·tes condamné·es. Demander aux israélien·nes d’abandonner l’État revient à leur parler dans une langue étrangère. Je ne pense pas que ces idées ont une chance de se propager et de devenir populaires ici de sitôt, compte-tenu de ces conditions. Je pense, cependant, qu’il a une chance de devenir un phénomène aux marges de l’empire ; pas un mouvement israélien, mais un mouvement de déserteur·se et de traîtres de race, disposé·es à rejoindre la lutte pour libérer la région de l’impérialisme, du colonialisme et de la terreur étatique ; un mouvement minoritaire, qui pourrait poser les bases de quelque chose de différent. Mais nous verrons.


À un moment, je me rappelle qu’il semblait y avoir une petite mais active minorité de « refuzniks », des personnes qui refusaient de faire leur service militaire malgré les risques de prison et de répression. À quelle échelle cela avait lieu et comment étais-iels traité·es dans la société israélienne ?

Le mouvement objecteur de conscience existe à une petite échelle en Israël depuis plusieurs années. On ne peut pas vraiment dire qu’il se propage et qu’il a un grand impact mais, c’est néanmoins un phénomène très positif et ces adolescent·es sont très courageux·ses. Iels sont traité·es comme des traîtres par la société israélienne, et peuvent finir pour un moment en prison. Il y a quelques mois – on dirait des événements anciens maintenant, un groupe d’adolescent·es ont refusé de faire leur service militaire et il y a eu une longue campagne pour les soutenir. Iels ont été libéré·es après un moment. Mesarvot (qui signifie littéralement : refuser) est une organisation qui aide et accompagne les objecteur·ses politiques pour des revendications anti-occupation.

Bien sûr, il faut distinguer cela des autres mouvements de refus en Israël, certains avec des revendications sionistes. Il y a des organisations qui soutiennent les réservistes de l’armée dans leur décision de ne pas faire leur service militaire dans les territoires occupées de 1967, c’est-à-dire la Cisjordanie et la bande de Gaza. Pendant le mouvement social pour « la démocratie israélienne », des réservistes ont aussi refusé de faire leur service tant qu’il y avait une « menace à la démocratie ». Iels n’ont aucun problème avec l’occupation, l’apartheid et les massacres et crimes de guerre constants, mais iels ne peuvent accepter que leurs privilèges de classe moyenne soient menacés. Dans tous les cas, il est important de mentionner que maintenant que j’écris ces lignes, le génocide à Gaza est en cours, et que toute cette rhétorique a alors disparu. Désormais, tout le monde se rallie derrière l’armée.

Connais-tu des anarchistes ou anti-autoritaires palestinien·nes ?

L’universitaire palestinienne Dana El-Kurd, dans son livre Polarized and Demobilized – Legacies of Authoritarianism in Palestine, soutient que la lutte palestinienne n’est pas seulement anti-coloniale, mais aussi anti-autoritaire dans ses fondements. Lors de la première Intifada, les palestinien·nes avaient une société civile dynamique, organisant spontanément des comités locaux pour coordonner la lutte, et répondre aux besoins des communautés locales. Ce soulèvement était de nature démocratique, et fut menée contre la volonté de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). Même au sein de l’OLP, d’après Edward Said dans son livre La Question de Palestine, la structure était organisée de façon très démocratique avec des discussions internes et des critiques ouvertes, en contraste total avec les politiques du monde arabe – rempli de régimes réactionnaires, de dictateurs autoproclamés et de monarques hors-sol. Le mouvement de libération de la Palestine a toujours été le mouvement le plus démocratique et progressif de la région et a inspiré beaucoup d’autres mouvements et soulèvements anti-autoritaires, certains d’entre eux durant le Printemps Arabe, et beaucoup qui sont encore en cours. Beaucoup soutiennent que la défaite de la gauche palestinienne au Liban, la création de l’Autorité Palestinienne après les accords d’Oslo, et la montée de l’islam politique ont changé le tableau, mais je pense que beaucoup des caractéristiques originales sont toujours en place.

Une fois tout cela dit, je ne peux pas vraiment dire que les palestinien·nes ont déjà eu un mouvement anarchiste en soi. Les anarchistes palestinien·nes existent mais, comme pour les israélien·nes, ne sont pas vraiment organisé·es en un mouvement, et je ne peux pas vraiment dire que ce soit une idéologie populaire. Je crois par contre que même si le mot anarchisme n’est pas utilisé, les palestinien·nes tendent à s’organiser d’une façon anarchiste, sans l’appeler comme ça. Les nouveaux groupes de guérilla qui ont émergé en Cisjordanie ces dernières années, comme les Lion’s Den à Naplouse, la Brigade Jenin à Jenin ou le Bataillon Balata au camp de réfugié·es de Balata, s’organisent d’une façon non-hiérarchique et ont un principe non-sectaire, ouverts pour être rejoints par toutes les différentes factions. Ces groupes de jeunes sont complètement hors du contrôle de l’Autorité Palestinienne et des vieilles politiques des factions et des partis, et leur nature spontanée et imprévisible constitue un défi pour les autorités israéliennes. C’est aussi vrai pour les luttes populaires – les luttes dans les villages de Cisjordanie que nous avons rejointes avec Anarchistes Contre le Mur étaient organisées par des comités populaires locaux, se coordonnant entre eux et fonctionnant selon des principes démocratiques.

Ces derniers mois, nous avons assisté à des pogroms à grande échelle et une augmentation des attaques meurtrières par des colons, agissant apparemment en toute impunité, puis des attaques suicides visant des israélien·nes, etc. Il semble que c’était inévitable que tout cela allait finir en une grande tragédie tôt ou tard. Dirais-tu que c’était évident pour les gens en Israël ou pas tant que ça ? Est-ce que le manque de réaction vis-à-vis de la violence des colons était-elle délibérée de la part ·des autorités, afin de davantage expulser les populations palestiniennes, ou était-ce plutôt une sorte d’indifférence à leur égard ?

Compte-tenu de comment Israël est fondé sur le nettoyage ethnique depuis 1948, il est plus que raisonnable de supposer que c’est complètement délibéré. En Cisjordanie, on voit la distinction étroite entre « civil » et « militaire » s’estomper complètement dans le contexte de l’apartheid, pendant que les colons extrémistes et les soldats travaillent main dans la main, parfois en collaboration et parfois en ignorant les pogroms et en leur permettant d’avoir lieu. Souvent, les palestinien·nes qui se défendent sont celleux qui subissent la répression. Il faut cependant voir ce qui se passe en ce moment dans un contexte un peu différent. Il faut le voir dans le contexte de 16 ans de siège sur Gaza, commencé comme punition collective après que les palestinien·nes vivant dans les territoires occupées de 1967 aient démocratiquement élu le mauvais parti d’après Israël et les États-Unis, et aient choisi le Hamas. Après que le Fatah, le parti actuellement au pouvoir dans l’Autorité Palestinienne, a mené un coup pour rester au pouvoir après le soutien d’Israël et de l’Ouest, le Hamas a pris le contrôle de Gaza lors d’une guerre civil en 2007, après laquelle Israël a enfermé sa population de 2 millions de personnes et a fait de Gaza la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Israël contrôle les frontières de Gaza, sa zone maritime et son espace aérien, dicte qui peut entrer ou sortir, approuve la réception des marchandises et contrôle totalement l’économie. En plus de cela, Israël a aussi bombardé Gaza quasi tous les ans, avec de nombreuses « opérations militaires » tuant des milliers de personnes. Gaza a été enfermé dans un état de catastrophe humanitaire depuis de longues années.

En fait, le gouvernement Hamas à Gaza a permis de garder l’endroit relativement stable, sous une certaine direction, et de ne pas dégénérer en un désastre complet. Par conséquent, il fut utile pour Israël, qui leur a permis de continuer à contrôler Gaza et à gérer sa population. Mais le problème avec le Hamas, c’est qu’ils ne sont pas obéissants et que, contrairement à l’Autorité Palestinienne en Cisjordanie, ils refusent d’être complètement domestiqués par Israël et gardent leur attachement à la lutte armée. Ce que le Hamas a fait le samedi 7 octobre, c’est de briser le ghetto, à la fois physiquement et symboliquement. Ils ont détruit les grilles qui entourent Gaza et (ré-)occupé des terres au sein d’Israël, et se sont aussi positionnés comme une force au-delà de leur rôle assigné comme gouvernement de Gaza. Ils se sont mis au premier plan du mouvement de libération palestinien, décolonisant directement des territoires. C’était en effet inévitable de beaucoup de façons, et le résultat direct des décisions d’Israël toutes ces dernières années.

Les images parvenues du sud d’Israël le jour de l’attaque du 7 octobre étaient évidemment très difficiles à gérer émotionnellement, il n’y a rien à célébrer à propos du massacre de nombreux civils, et d’après toutes les définitions et standards, cela constitue un crime de guerre. Les choses doivent cependant être vues dans leur contexte. Il n’y a aucun exemple dans l’histoire d’un mouvement de résistance et d’une libération pures et « propres », qui n’a pas tué de personnes innocentes. Que ce soit la résistance à l’apartheid en Afrique du Sud, à la colonisation britannique de l’Inde, la lutte contre l’esclavage en Amérique, ou la résistance à l’occupation nazie à travers l’Europe – dans toutes ces situations, des personnes innocentes sont mortes. Ce n’est pas pour justifier quoique ce soit, mais la demande de purisme seulement pour le mouvement de libération palestinienne est irréaliste. La plus grande responsabilité revient à l’occupant.

Il y aura probablement beaucoup de théories complotistes sur les attaques sanglantes du Hamas dans les mois à venir. D’après ton avis en tant que personne qui vit là-bas, penses-tu que ce soit possible que Netanyahu et les autres savaient à l’avance et ont décidé de ne pas agir, espérant que ce soit leur équivalent au 11 septembre, et que cela lui permettrait de rester au pouvoir ? Ou était-ce plutôt de l’arrogance et une sous-estimation de l’ennemi, ce qui a mené aux événements tragiques que l’on a tous·tes vus ?

Il n’y a évidemment aucun moyen de confirmer un tel complot. J’aimerais éviter d’avoir un esprit complotiste et en conclure qu’Israël est probablement pas aussi puissant qu’il ne se présente. Ce que nous savons pour l’instant, comme raconté dans les médias israéliens, est que Shin Bet, le service de renseignement d’Israël et équivalent du FBI, suspectait que quelque chose allait arriver la nuit précédente, mais rien d’une telle ampleur. Apparemment, le chef du Shin Bet et de l’IDF ont été informés dans la nuit que des milliers de combattant·es de Gaza s’approchaient de la frontière. Certaines unités spéciales ont été appelées dans la zone, mais il n’y avait aucune indication que c’était une grosse opération et une déclaration de guerre. Dans l’ensemble, il semblerait que ce soit un gros échec des renseignements.

Depuis l’extérieur, il semblerait que l’extrême droite israélienne ait enfin obtenu l’opportunité parfaite pour se débarrasser du « problème palestinien » une fois pour toutes. As-tu des prédictions de comment cela finira pour Gaza ? Il semblerait que nous regardons l’acte final d’une tragédie qui se déroule sous nos yeux, et que c’est pire que jamais.

Actuellement, c’est difficile de prédire quoique ce soit. Les événements se déroulent très rapidement et on reçoit une nouvelle dévastatrice l’une après l’autre. Pendant que j’écris ces lignes, environ 3000 personnes ont été assassinées à Gaza, et environ 1 million déplacées de force. Aucune nourriture, ni carburant, ni électricité ne peuvent entrer à l’intérieur. Les troupes israéliennes entourent la frontière avec Gaza, se préparant à une invasion terrestre. Gaza est un bain de sang. L’ampleur de la tragédie humaine est insoutenable. Une guerre d’annihilation génocidaire contre la population palestinienne a lieu à Gaza. L’objectif principal n’est toujours pas clair. Israël a déjà annoncé son intention de détruire le Hamas, pour probablement ne plus jamais le laisser mener ses opérations depuis Gaza, mais, à part ça, ce n’est actuellement pas clair si le but est aussi de ré-occuper Gaza et de l’annexer – comme suggéré par certains politiciens israéliens – ou de le remettre à l’Autorité Palestinienne, ou autre chose. Après qu’Israël ait appelé les palestinien·nes du nord de Gaza – on parle d’une population de plus d’un million de personnes – puis a bombardé celleux qui ont suivi cet ordre et se sont déplacé·es, des appels ont été faits à l’Égypte pour ouvrir sa frontière avec Gaza à celleux qui fuient, faisant peut-être allusion au plus grand plan de nettoyage ethnique dans l’histoire du sionisme, plus grand encore que la Nakba de 1948.

Y-a-t-il des gens en Israël qui dénoncent l’idée d’une punition collective de la population civile en répercussion des actions de groupes armés ? Nous avons lu la tribune signée par de multiples groupes pour la paix qui agissent en Israël et Palestine, appelant à la fin du bombardement indiscriminé de la population de Gaza. Y-a-t-il une quelconque chance que ça ait un effet, ou est-ce que tout le monde est dans une frénésie meurtrière ?

Pas actuellement. Au moment où j’écris ces lignes, il n’y a aucun mouvement anti-guerre en Israël. Quasi tout le monde n’en a qu’après la vengeance désormais. Les Israélien·nes se rassemblent derrière le soutien total à la guerre, et toute personne faisant entendre une voix dissidente se met en danger. C’est assez difficile d’expliquer la façon dont le fascisme gagne du terrain sous couvert de la guerre. Les étudiant·es arabes se font exclure d’universités et les travailleur·euses perdent leur travail. Les étudiant·es sont encouragé·es à dénoncer leurs camarades, et les universités envoient des mails indiquant que tout « soutien apporté au Hamas » (ce qui, dans le climat actuel, pourrait tout aussi bien être équivalent à appeler à la fin du carnage à Gaza) fera l’objet d’une tolérance zéro. Des lois sont passées pour punir d’une peine de prison toute atteinte au « moral de la nation » (ce qui, encore une fois, peut être interprétée de façon très large). Les palestinien·nes sont traqué·es à Jérusalem-Est, avec des flics qui entrent dans des magasins arabes, forcent les gens à déverrouiller leurs téléphones, et recherchent toute trace de soutien au Hamas. Des gangs d’extrême-droite ont encerclé la maison d’un journaliste ultra-orthodoxe haredim de gauche après l’avoir accusé de soutenir le Hamas, et ont jeté des pétards à l’intérieur de sa maison, ce qui a forcé la police à venir l’extraire de sa propre maison et de l’aider à s’échapper. De façon générale, les gens ont peur de parler. Il y a des manifestations des israélien·nes juif·ves pour mettre la pression au gouvernement afin qu’il libère les prisonnier·es et otages. Certaines de ces manifestations ont été attaquées par les flics et les fascistes à Jérusalem et Haïfa. Toute tentative actuelle de s’organiser ferait face à une répression immédiate.

Tu as mentionné précédemment qu’une nouvelle génération de la résistance palestinienne commençait à prendre de l’ampleur. Penses-tu qu’il y ait toujours un espoir pour les palestinien·nes d’avoir un mouvement de libération victorieux qui ne finirait pas par être contrôlé par des intégristes religieux ? Au vu de la dévastation sans précédent de Gaza et de l’ampleur de la tragédie humaine à laquelle on assiste, l’une des grandes inquiétudes est que les gens se tourneront davantage encore vers des groupes autoritaires tels que le Hamas ou le Jihad Islamique, etc. Qu’en penses-tu ?

C’est difficile à dire. Il est vrai que, de façon générale, la réaction a grandi chez les palestinien·nes et que, comme les israélien·nes, iels se sont aussi droitisé·es ces dernières années. Les groupes mentionnés précédemment n’ont pas d’idéologie propre et sont ouverts à ce que des membres de tous les factions les rejoignent, du Hamas au Jihad Islamique mais aussi au Front Populaire de Libération de la Palestine. Ce qui caractérise globalement la résistance palestinienne de nos jours, à la fois en Cisjordanie et à Gaza, c’est plutôt des fronts larges et unis. Les islamistes, les laïques, les marxistes et même des libéraux nationaux – comme certaines factions de la Fatah – luttent ensemble. Le FPLP et le FDLP ont aussi participé à l’attaque du samedi 7 octobre. Le mouvement de libération palestinien est très varié mais, en ce moment, les gens semblent mettre leur différence de côté pour combattre ensemble. En général, cela me rappelle les différentes discussions sur les anarchistes en Ukraine qui se battent aux côtés de fascistes contre une armée russe génocidaire. Nous ne savons pas ce qui va arriver à l’avenir, les événements pourraient probablement pousser des gens vers de nouveaux extrêmes, et accélérer certains processus inquiétants. Mais on verra bien.

L’ampleur de ce qui se passe semble être écrasante et il est très difficile de ressentir de l’espoir pour une quelconque évolution positive actuellement. Y-a-t-il quelque chose que les gens peuvent faire tout de suite pour influer sur la situation d’une quelconque manière ?

Toute personne vivant à l’étranger devrait rejoindre la résistance dans sa région. Il y a un large mouvement de solidarité international, et iels ont besoin de votre soutien plus que jamais. Rejoignez des communautés de réfugié·es palestinien·nes à l’étranger, tenez-vous à leurs côtés, soutenez leur mobilisation et prenez la parole. Cela pourrait être effrayant car, comme en Israël, d’autres gouvernement utilisent la couverture de la guerre pour propager le fascisme. De nombreux États ont dévoilé leurs tendances autoritaires ces dix derniers jours, et les gens ont subi la répression de diverses manières. L’Allemagne et la France ont interdit les manifestations en solidarité avec la Palestine, et les flics ont attaqué les personnes qui défiaient l’interdiction pour manifester. Beaucoup de politiciens et d’institutions en Israël et dans le monde occidental se rendent compte qu’une pression extérieure par un soutien populaire international peut actuellement avoir un impact important. C’est pourquoi ils redoublent d’efforts dans la répression et la propagande. C’est le minimum que les gens puissent faire, et que je leur demande : remplissez les rues. Rejoignez des initiatives palestiniennes comme BDS. Boycottez Israël. Témoignez. Éduquez-vous et les autres. Impliquez-vous. Nous vivons une période historique.

Merci beaucoup pour l’interview. As-tu un dernier mot ?

Comme je l’ai déjà dit précédemment, c’est le mouvement de devenir actif·ve et de prendre la parole. Nous sommes témoins de la plus grande tentative de nettoyage ethnique et de génocide dans l’histoire de cet État. On ne peut pas se permettre de rester silencieux·ses. Les enjeux sont considérables. Tenez-vous du côté de la justice. Des temps sombres et difficiles nous attendent. Continuez à lutter et bonne chance.