Emmanuel RUBEN
Éditions Stock
Par pure coïncidence, je lisais ce livre le 7 octobre en même temps que le sud d’Israël était envahi par une bande d’islamistes fanatiques qui tuaient des familles, des enfants, des teufeurs désarmés et qui les tuaient ou les prenaient en otage parce que juifs.
Depuis, avec la riposte militaire d’Israël, les bombardements sur les populations civiles de Gaza, l’antisémitisme est réapparu dans le monde entier, avec sa face hideuse.
Ce livre, Les Méditerranéennes, est une formidable chronique d’une famille juive, qui remonte à la nuit des temps. On y apprend que les juifs algériens sont peut-être issus des tribus berbères, judaïsées au temps de Carthage puis des Romains. Ce roman raconte la résistance de la reine La Kahena, la mythique reine berbère, contre l’invasion arabe au VIIe et en particulier à Constantine, la ville suspendue.
Dans cette ville les Arabes, les Berbères et les Juifs vivaient ensemble dans les mêmes quartiers depuis l’Antiquité.
Puis ce roman se rapproche de notre époque en racontant la conquête des armées françaises en 1836, et les atrocités qui en découlent, l’accès à la citoyenneté des juifs par le décret Crémieux en 1870, la tuerie de la Première Guerre mondiale, les persécutions antisémites, l’émeute épouvantable de 1934…
Mais aussi le 8 mai 1945 et les massacres de Sétif et de Guelma puis la Toussaint 1954 et la guerre d’Algérie, l’exil de 1962…
À travers tous ces événements tragiques, l’auteur décrit des personnages, disparus depuis longtemps, dont toute la famille se répète pourtant les hauts faits devenus mythiques par des décennies d’histoires orales. C’est parfois truculent, parfois grotesque, parfois émouvant, souvent triste. Ce sont surtout des portraits de femmes fortes, de véritables héroïnes.
Constantine surtout, Guelma dans les années cinquante, Marseille après 1962 puis l’éparpillement entre Lyon, Besançon, Toulouse, les bords de la Loire… c’est aussi un livre sur l’exil et sur la permanence de la mémoire à travers un chandelier à 9 branches, la ménorah, que l’on se transmet de main en main.
Le style en est très beau avec de longues phrases pleines de rebondissements, mais qui chantent. C’est un très beau livre, essentiel dans cette période de questionnement sur la judéïté et sur la haine antisémite.
Extrait :
Banlieue lyonnaise, 20 décembre 2017
Demain déjà, ce sera trop tard pour leur poser les bonnes questions, se répète Samuel dans le train qui l’emporte vers le nord et l’éloigne à nouveau des siens. Dans le crépuscule inquiet du solstice d’hiver, il voit défiler les silhouettes fantomatiques des peupliers couchés sous la pluie battante — les pylônes et les crucifix se tordent sous l’effet de la vitesse, les petits bourgs trapus aux clochers bourguignons s’enfuient entre les plis des collines, histoire qu’on les oublie pour de bon. Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez busqué qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue.
Il fait partie de la sélection des livres du Coup de Cœur de l’association Coup de Soleil https://coupdesoleil.net/le-blog/ qui œuvre depuis longtemps pour l’amitié culturelle entre les deux rives de la Méditerranée.
- Caillou