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André Gorz et le sens du travail
Willy Gianinazzi
Article mis en ligne le 30 juin 2023
dernière modification le 15 juin 2023

– 2023, inédit, version courte et adaptée à paraître en anglais –

André Gorz et le sens du travail

Willy Gianinazzi

Depuis ses deux premiers livres théoriques (1959, 1964) et surtout depuis la publication fracassante des Adieux au prolétariat en 1980, André Gorz a mené une réflexion critique radicale autour du travail et de l’économie capitalistes, qui ne s’est achevée qu’en 2007, date de sa mort à l’âge de 84 ans. Il a mis en lumière les métamorphoses des formes de travail qu’a produites le néolibéralisme (Métamorphoses du travail, 1988), la fin structurelle de l’emploi stable (Misères du présent, richesse du possible, 1997) et les stratagèmes de survie post-industriels mis en place par un capitalisme financiarisé au cours cahoteux (L’immatériel, 2003). Alors que les Adieux au prolétariat ont été mal reçus à l’époque par la gauche française comme britannique, il est remarquable que la pertinence et l’actualité de cette critique n’ont jamais faibli. Cela peut paraître curieux puisque la conjoncture, quoique par définition provisoire, n’est pas à la « fin du travail » – espérée par Gorz, Jeremy Rifkin et Dominique Méda dans les années 1990 – et enregistre aussi bien en Europe qu’aux États-Unis une nette baisse du chômage, une reprise économique et une certaine tenue de la Bourse.

Mais les conséquences, aussi inattendues que spectaculaires, de la crise de la covid-19 se font sentir. Beaucoup de jeunes ont vécu le confinement, qu’on leur a imposé, comme une expérience personnelle de non-travail qui les a fait réfléchir sur le sens de leur vie, sur le temps consacré à soi et a contrario sur le non-sens du travail-emploi subi jusque-là, lorsque travailleurs, ou attendu à la sortie des études, lorsque étudiants. Les « boulots à la con », dénoncés par David Graeber [1], se sont trouvés dans le viseur. L’« exode » prophétisé par André Gorz et la « grande démission » (Great Resignation) annoncée par l’Américain Anthony Klotz se sont concrétisés.

Aux États-Unis, les auto-licenciements ont atteint des seuils extraordinaires en 2021 (47 millions) et restent encore élevés en 2022 : le turn over, courant en période de reprise, a cette fois-ci pour caractéristique de ne pas être seulement un moyen d’améliorer la rémunération et les conditions de travail, mais d’être pour beaucoup l’occasion de repenser le but et l’utilité de celui-ci [2]. À son niveau, la France n’est pas en reste [3]. De même, dans ce pays, les jeunes s’accommodent désormais des Contrats de travail à durée déterminée (CDD), qui constituent depuis des années la grande majorité des embauches, et vont même pour certains jusqu’à refuser les Contrats de travail à durée indéterminée (CDI) qui leur assureraient un emploi à plein temps et, selon les statistiques (d’avant la crise de la covid), pendant trois ans en moyenne ; par ailleurs, l’exode urbain et la reconversion professionnelle dans des activités sociales ou non salariées deviennent, de par leur ampleur, des phénomènes significatifs et corroborent les discours retentissants de jeunes diplômés, promis à des carrières de cadres, qui déclarent vouloir changer de vie et « bifurquer » [4] vers des métiers qui ont une valeur et une portée écologiques ou sociales.

Avec ses Adieux au prolétariat, Gorz a pris acte de l’avènement du néolibéralisme qui a liquidé la grande usine de type fordiste et cassé les reins aux syndicats avec pour résultat l’affaiblissement sociologique et politique de la classe ouvrière. Par l’automatisation forcenée, par la sous-traitance, par la délocalisation, par les privatisations et l’affaiblissement de l’État-providence (en Europe), par l’extension des services et enfin par la financiarisation de l’économie, les années suivantes ont montré aux travailleurs qu’ils n’ont aucune prise sur les façons de produire et surtout sur les buts que le capitalisme poursuit à l’échelle mondiale. La perspective du contrôle ouvrier et de l’autogestion, caressée par le mouvement ouvrier occidental dans les années 1960 et 1970, au moment le plus fort de sa puissance, n’est plus qu’une lointaine chimère.

Cette aliénation du travail contemporain, produite par une mégamachine économique incontrôlable, Gorz la décrit comme une « hétéronomie » fonctionnelle du travailleur appartenant à ce qu’il désigne désormais comme une « non-classe de prolétaires post-industriels » – après les opéraïstes italiens qui avaient entériné le remplacement de l’« ouvrier-masse » d’usine par l’« ouvrier social » dispersé sur le territoire [5]. Cette nouvelle configuration sociale a généré pendant une trentaine d’années un chômage structurel élevé et consacré, de façon définitive, le précariat comme figure ordinaire de l’emploi. Les attentes vis-à-vis du travail se sont écroulées.

C’est alors que « le nouvel esprit du capitalisme » [6] s’est mis en place avec notamment la multiplication et l’enrichissement des tâches, l’individualisation des relations de travail et le relâchement de la relation entre rendement et horaires de travail, qui visent à accroître l’implication et l’autonomie du travailleur. On connaît aujourd’hui les effets de ces pratiques managériales, qui au lieu de libérer les travailleurs les asservissent encore plus : l’investissement personnel expose au stress de l’évaluation individuelle de la performance et à l’épuisement physique et psychique ; favorisée par l’outil informatique, l’autonomie, qui peut aller jusqu’au travail indépendant ou se déployer hors les murs de l’entreprise (avec le télétravail), reste corsetée par la tyrannie des « objectifs » et de ladite deadline ou par la connectivité permanente qui empiète sur la vie privée ou encore par la rationalisation du management algorithmique qui aboutissent à « un travail sans limites » (spatiales et temporelles) [7] et à un effrayant « capitalisme de surveillance » [8].

Toujours est-il que cette « autonomie au sein de l’hétéronomie » va devenir, sous la forme de l’intelligence collective (que Marx appelait le general intellect), la principale force productive du capitalisme contemporain que d’aucuns analysent comme un « capitalisme cognitif » [9]. Anticipant la thèse de L’immatériel, Gorz expliquait en 1998 : « Il faut aussi considérer que le capital humain – soit l’inventivité, la créativité, la capacité d’apprendre – est aujourd’hui, dans le processus de valorisation, plus important que le capital matériel car désormais le travail immédiat, comme Marx l’appelait, représente seulement une petite fraction du temps utilisé par la force de travail pour produire et se reproduire » [10].

Mais, forte de savoirs et de savoir-faire et grâce aussi aux outils informatiques, cette autonomie subordonnée et surveillée a ceci d’extraordinaire et de potentiellement révolutionnaire qu’elle a pour contre-effet de susciter auprès des individus des aspirations à l’autonomie vis-à-vis de l’économie ellemême. Se plaçant implicitement dans les pas de Gorz, le sociologue du précariat Patrick Cingolani a remarqué avec profondeur il y a plus de 10 ans :

L’imposition d’un régime temporel incertain multiplie les charges psychiques qui pèsent sur le travailleur et dégradent leur vie privée beaucoup plus désinstitutionnalisée et déconjugalisée que par le passé. En même temps, ces mêmes mesures et les pratiques qui les accompagnent gardent un potentiel alternatif et de transformation des rapports sociaux. Travailler moins, moduler d’une manière plus libre la relation entre temps professionnel et temps de formation, entre temps d’activité parentale et temps de travail salarié, échapper aux secteurs économiques assujettis au profit, multiplier les activités latérales au travail comme éléments de construction de soi : ces divers aspects, et tant d’autres encore présents dans la société nourrissent des significations prometteuses quant au potentiel de vie à distance de la marchandise11.

« La capacité d’autonomie des personnes » se renforçant et prenant des formes concrètes hors capitalisme qui rappellent d’ailleurs le mouvement de réappropriation de la vie qui a caractérisé la jeunesse post-soixante-huitarde, il n’est plus question pour Gorz de miser sur l’émancipation dans le travail, mais à l’égard du travail lui-même : « la question du sens de la vie, des fins dernières, de la rationalité se pose d’une manière nouvelle » [11], avait-il affirmé dès 1985.

Gorz, existentialiste invétéré, est convaincu que cette question ne peut recevoir de réponse que de la part du sujet individuel, qui n’est plus guidé par la conscience de classe mais potentiellement envahi par un sentiment d’appartenance à une multitude atomisée et pourtant consciente de la domination qui l’opprime. Aussi, selon notre philosophe sartrien, garde-t-il toujours, par-delà la socialisation fonctionnelle qu’il subit par son travail, une capacité intime de rébellion contre le système et son ordre social hiérarchique. Contrairement à ce dont se plaignait son ami Herbert Marcuse, la réduction des individus à de simples et dociles travailleurs/consommateurs n’est jamais complète.

Dans un système où « on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit » [12], il est donc question pour chacun de reprendre la main sur le sens du travail et sur la détermination des besoins qui le légitiment. C’est aussi par ce biais qu’il convient de s’interroger sur les conséquences désastreuses que l’économie, en proie à sa logique aveugle de profit et de croissance, a pour le milieu naturel et le vivant dont nous faisons partie. D’abord, il s’agit de se défaire de l’idéologie productiviste du travail, véhiculée autant par le patronat que par la gauche politique et syndicale [13], qui fait croire que le travail est chose naturelle et qu’il vaut pour lui-même, indépendamment de sa finalité économique et de son incidence environnementale [14] ; ensuite, de se soustraire à l’injonction publicitaire de consommer tout et n’importe quoi, indépendamment de nos besoins assumés [15] et sans regard sur la qualité écologique du produit. Il s’ensuit que pour l’épanouissement de notre vie, non réductible au travail, et pour sauvegarder l’environnement duquel nous dépendons, la décroissance – qu’il faut entendre comme une réduction matérielle des flux et de la consommation d’objets et de ressources naturelles – doit être l’horizon civilisationnel vers lequel tendre par-delà le capitalisme.

Dans son recueil posthume Ecologica (2008) et dans l’anthologie de ses meilleurs textes, Leur écologie et la nôtre, que Françoise Gollain et nous-même avons éditée en 2020, Gorz dessine l’horizon d’une civilisation écologique qui émancipe du travail contraint et libère le temps. Il conçoit la transition nécessaire vers cet état en la faisant reposer sur trois piliers indissociables :
La réduction drastique du temps de travail et la possibilité de choisir un temps partiel sont un premier pas pour libérer du temps pour soi. En même temps, elles permettent, d’une part, l’accès à l’emploi à ceux qui souffrent d’en être exclus et, d’autre part, rendent plus supportable le travail ingrat et pourtant socialement nécessaire.
L’instauration d’un revenu garanti universel, avec un montant suffisant pour vivre dignement, permettrait de ne plus devoir travailler pour avoir un revenu, mais d’avoir un revenu pour pouvoir œuvrer sans contrainte.

Le temps ainsi libéré ouvrirait la voie à la « multiactivité ». L’activité n’est pas du travail, au sens capitaliste qui ne retient que le travail producteur de sur-valeur et de croissance en termes de PIB. L’activité, telle que la décrit aussi Aristote, n’est pas un « faire » (poiesis) instrumental soumis à la nécessité et que l’on déploie pour le compte d’autrui, mais un « agir » (praxis) autonome aux visages multiples et sans attaches sinon celles de la coopération autogérée17. En 1985, Gorz en dressait un tableau saisissant :

Ces activités doivent se confondre avec le mouvement même de la vie, être le temps de la vie, avoir pour fin non la production de choses extérieures mais le propre épanouissement de chacun-e. Il s’agit essentiellement d’activités relationnelles, créatrices, par-delà et à travers leur objet matériel, de rapports, d’expériences et d’échanges humains riches. Il ne faut pas, j’insiste là-dessus, concevoir ces activités comme une affaire purement privée se déroulant à l’ombre et en marge du “vrai” travail professionnel : c’est au contraire le travail professionnel salarié qui tendra de plus en plus à devenir secondaire, tandis que les activités autodéterminées doivent pouvoir dépasser le cadre familial et privé pour être productrices d’un tissu de relations sociales de plus en plus dense. Une politique socialiste ne peut exister désormais que si elle se donne cet objet, avant tout culturel. Si nous ne voulons pas que les gens deviennent avant tout des consommateurs de spectacles et de loisirs industrialisés, informatisés, les activités autonomes éducatives, artistiques, artisanales, micro-industrielles, coopératives, etc., doivent devenir l’étoffe de la vie. L’entraide, les échanges affectifs, l’éducation des enfants, la prise en charge de sa propre santé, la gestion de la commune et l’entretien, l’équipement, le façonnage de son espace, l’autoproduction – y compris d’aliments – et la réparation, au moyen d’équipements qui n’ont pas à être toujours individuels…, tout cela fait partie des activités non économiques, non marchandes du temps libéré [16].

En 1993, dans la préface japonaise à Capitalisme, socialisme, écologie (1991), Gorz se disait convaincu que « tout prédispose à ce que naisse une société dans laquelle la richesse se mesurera au temps libéré du travail, au temps disponible pour les activités qui portent leur sens et leur fin en ellesmêmes et se confondent avec l’épanouissement de la vie » [17].
En faisant les pleines pages de quelques journaux français, le « dé-travail », le « refus de carrière » et le « désir de changer de vie », marquent après d’autres moments dans l’histoire [18] l’époque actuelle de l’après-covid. Faut-il croire que ces signes, limités mais réjouissants, participent d’une bataille engagée par la jeunesse, non seulement sur le front climatique, pour outrepasser un système et « son monde » qui à petit feu mais inlassablement détruisent l’humanité des humains et rendent invivable la vie sur Terre ?