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Le Sauvage et le Politique. Extraits
Troubles dans le politique
Article mis en ligne le 1er avril 2023

Chef de la tribu de Tiavéa au début du XXème siècle sur l’île d’Oupolou dans les Samoa, Touiavii souhaitait ardemment découvrir l’Europe et connaître la vie des hommes blancs. Les « Papalaguis », comme on les appelait dans les mers du Sud. Littéralement : « les pourfendeurs du ciel », les aborigènes voyant dans les voiles de leur bateau un trou dans le ciel. Enrôlé dans une troupe folklorique, il parcourut l’Europe de long en large, observa et prit des notes. Lorsqu’il revint à Oupolou, Touiavii accorda son amitié à l’Allemand Erich Scheurmann, né en 1878 à Hambourg, qui passa deux années à Samoa, en 1914 et 1915 et rapporta les entretiens qu’il eut avec lui.

En 1920, il écrivait à la fin de la préface au propos du chef de la tribu : « La guerre mondiale nous a rendu sceptiques envers nous-mêmes, nous commençons aussi à voir les vraies valeurs et à douter que nous puissions réaliser notre idéal profond dans cette culture-là. Ne nous considérons donc pas comme trop cultivés, descendons un peu du haut de notre esprit vers la façon simple de voir et de penser de cet insulaire des mers du Sud, qui n’est chargé d’aucune formation européenne et, encore intact dans son ressenti et dans son regard, peut nous aider à reconnaître comment nous nous sommes privés du sens du sacré, pour créer en échange des idoles mortes. [1] »

La première guerre mondiale venait de faire vingt millions de mort, le libéralisme était en crise, les totalitarismes commençaient à poindre. La rencontre de Scheurmann avec Touiavii s’inscrit au cœur d’une crise de civilisation qui n’occasionna pas tant un choc des cultures qu’un décentrement réciproque : l’autre disait quelque chose sur soi. Plus : dans un contexte d’enrégimentement généralisé, le sauvage apparaissait pour Scheurmann comme une figure inspirante, portant en lui des valeurs et un mode de vie permettant de conjurer la domestication de l’homme par l’homme. Le terme de « sauvage » désigne en effet la sylve, autrement dit la forêt, dont le propre est d’exister sans tutelle. En tendant un miroir à celui qui se dit civilisé, il est susceptible de l’amener à remettre en question les présupposés d’un ordre qui lui semble aller de soi, et qui pourtant est le produit d’une histoire singulière. Il peut le rappeler à des souvenirs qu’il a oubliés et qui pourtant demeurent enfouis dans un coin de sa tête, instruisant encore nombre de ses comportements devenus inconscients.

Le sauvage instille ainsi un trouble dans la condition politique.

Si l’on s’en tient dans un premier temps à la définition de Max Weber, la politique peut être entendue comme « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même Etat. [2] » Il peut bien exister des dominations d’ordre charismatique ou traditionnelles au sein d’une communauté, mais sans Etat, elle demeurerait à l’état pré-politique. Les sociétés des sauvages, en tant que sociétés sans Etat, seraient alors des sociétés pré-politiques. Une telle analyse conduit à deux présuppposés que nous remettrons en cause au cours de cet ouvrage : l’idée que la politique se réduit à l’Etat, et l’idée que l’Etat couronne un développement historique naturel. C’est en croisant l’altérité radicale du sauvage et son étrange proximité qu’il devient possible de mesurer sa condition politique à l’aune de la nôtre. « Les sauvages n’ont pas d’agriculture, et pourtant ils cultivent, pas d’architecture, mais ils bâtissent ; pas d’art, mais ils tissent, ils gravent, ils décorent ; pas de sciences, mais ils naviguent, ils calculent, ils guérissent. Surtout, et c’est là que va se jouer l’essentiel, ils n’ont pas de loi, mais ils s’accordent ; pas de commerce, mais ils échangent ; pas de police, mais ils se gouvernent. [3] » Le sauvage offrait ainsi la possibilité de concevoir un ordre dans des conditions qui à priori ne peuvent conduire qu’au chaos puisque dépourvu d’Etat et de classes sociales. Un tel constat entraîna stupéfaction, terreur mais aussi réflexion sur l’émergence de la domination politique comme en témoigne le célèbre Discours sur la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie qui, bien que paru en 1576, demeure radicalement contemporain.

Dès la découverte du nouveau monde en 1492, les européens ont compris la dimension politique du sauvage qu’on affubla vite d’un double visage : soit bon, soit méchant. Le bon sauvage désignait une chose pour en dénoncer une autre dans le contexte de l’époque : Thévet faisait l’apologie des sauvages brésiliens pour pointer du doigt les mauvais protestants, Lery les mauvais catholiques. Montaigne minimisait le cannibalisme en comparaison avec les guerres de religion. Le bon sauvage de la Renaissance incarne alors un ethos aristocratique, avec ses logiques d’honneur, ses mécanismes de conjuration du monde marchand et d’un Etat centralisé, ce contre la modernité naissante allant de pair avec la monarchie absolue. Le bon sauvage des Lumières incarne l’idée d’un nouveau monde à inventer, tandis que le romantique du XIXème siècle illustre le retour du sensible contre la froide raison des philosophes.

Le mauvais sauvage, quant à lui, incarne dans un premier temps une figure asociale, entre l’homme et l’animal, encore à l’état de nature : il est celui qui pour Hobbes connaît une vie aussi courte que brutale. Au XIXème et au début du XXème siècle cette représentation légitime l’impérialisme européen : il est du devoir du civilisé de lui apporter la raison, l’Etat et le capitalisme. Situé en bas de l’échelle de l’évolution, il est considéré comme un enfant à faire grandir grâce à un maître qui saura l’éduquer. « Dans le mythe du bon sauvage, l’Européen attribue à l’Autre toutes les perfections qu’il aimerait avoir mais qu’il ne rencontre pas en lui-même. Dans le mythe du mauvais sauvage, il projette sur l’Autre toutes les qualités indésirables qu’il ne peut accepter en lui-même. L’Autre est toujours déformé, soit en le rehaussant, soit en le rabaissant. [4] » Les propos qui vont suivre entendent éviter cette double impasse morale qui conduit à une double impasse politique : il ne s’agit ni de considérer le sauvage comme une figure archaïque qui justifierait a contrario la nécessité des institutions des sociétés industrielles, ni de le considérer comme une référence idéalisée conduisant à rejeter les acquis de la modernité. Dans une perspective de compréhension et d’évaluation, il s’agira davantage avec le sauvage de reconcevoir la notion de politique, notamment au vu des nouvelles données qui s’imposent à nous : crise écologique, crise de la représentation, crise du capitalisme, crise de l’Etat.

Le sauvage, en nous faisant faire un pas de côté, nous permet alors de jeter un œil nouveau sur nos institutions et nos mœurs. Il crée des brèches dans ce qui nous paraît aller de soi et nous ouvre à de nouvelles altérités parfois insoupçonnées. Comme le soutenait l’anthropologue Margaret Mead : « Si nous admettons qu’il n’y a rien de fatal, rien d’irrévocable dans nos conceptions, et qu’elles sont le fruit d’une évolution longue et complexe, rien ne nous empêche d’examiner nos solutions traditionnelles une à une et, à la lumière de celles qui ont été adoptés par les autres sociétés, d’en éclairer tous les traits, d’en apprécier la valeur et, au besoin, de les trouver en défaut. [5] » Paradoxalement, les sociétés qualifiées de « sans histoire » peuvent ainsi élargir le champ des futurs des sociétés dont Fukuyama dit qu’elles sont parvenues à leur terme avec la démocratie libérale.

Ce rapport à l’histoire est central et nous enjoint à nous tenir sur la ligne de crête, en évitant à la fois un évolutionnisme de type linéaire et inéluctable et un rejet total de l’évolutionnisme qui conduit à négliger les effets de seuil. Le fait par exemple de parler de « société à pouvoir embryonnaire » suppose que le pouvoir devrait inéluctablement grandir pour devenir adulte. Or, comme le rappelle Pierre Clastres, affirmer que certaines sociétés sont sans pouvoir n’est pas tant une proposition scientifique qu’un aveu de pauvreté conceptuelle : ce n’est pas parce que le pouvoir est non coercitif qu’il n’existe pas [6] .

Inversement, en négligeant l’évolution, « l’anthropologie sociale (…) en vint à concevoir les sociétés de manière statique et à laisser dans l’ombre le changement social et l’histoire. En outre, la question de l’origine des institutions fut abandonnée sans avoir été résolue [7]. » Afin d’éviter ces deux écueils, il s’agit alors d’évaluer les degrés de synchronie et de diachronie, ainsi que les seuils qui permettent d’apprécier les potentialités de tel ou tel moment historique. Elisée Reclus affirmait que « la société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures. [8] » La difficulté consiste alors à restituer le déploiement de plans séquences en tension, les parts d’héritage et de naissances, d’endogène et d’exogène [9]. Gilles Deleuze, philosophe qui a développé une pensée non négligeable en anthropologie politique, problématisait ainsi la chose : « La mort du système primitif vient toujours du dehors, l’histoire est celle des contingences et des rencontres. Comme un nuage venu du désert, les conquérants sont là : “Impossible de comprendre comment ils ont pénétré” […]. Mais cette mort qui vient du dehors, c’est elle aussi qui montait du dedans […]. Comment distinguer la façon dont la communauté primitive se méfie de ses propres institutions de chefferies, conjure ou garrotte l’image du despote possible qu’elle sécrèterait dans son sein, et celle où elle ligote le symbole devenu dérisoire d’un ancien despote qui s’imposa du dehors, il y a longtemps ? Il n’est pas toujours facile de savoir si c’est une communauté primitive qui réprime une tendance endogène, ou qui se retrouve tant bien que mal après une terrible aventure exogène. »

Il sera donc question ici de tenter de démêler les fils dans la mesure du possible, de faire la part d’endogène et d’exogène, d’évaluer les rencontres, de restituer des généalogies et d’établir des correspondances avec le contemporain. Car l’anthropologie ne se réduit pas à l’étude de sociétés closes sur elles-mêmes, enfermées dans un temps et un espace hermétique : elle met en relation l’autre avec soi dans une dynamique d’intercompréhension qui n’est pas unilatérale. En effet si les sociétés étudiées par les anthropologues contribuent à mieux comprendre les nôtres, l’inverse n’est pas moins vrai. G.K Chesterton formulait ainsi cette idée, avec toute la malice dont il avait l’habitude : « 

Quand un homme aura découvert pourquoi les hommes portent des chapeaux noirs à Bond Street, il aura découvert en même temps pourquoi les hommes portent des plumes rouges à Tombouctou. [10] » Cette relation donne alors à voir et à penser : entre descriptif et normatif, anthropologie et philosophie politique sans pour autant verser dans l’anachronisme. Machiavel ne confondait pas les romains de Tite-Live et les florentins de son époque, mais il trouvait dans les premiers à la fois des éléments d’explication du politique et des ressources pour répondre à des problèmes induits par ce politique. Il en est de même ici avec les sauvages. Aussi, si ce livre traite d’anthropologie, il n’est pas un livre d’anthropologie mais de théorie politique. Sans sous-estimer les apports des écoles traditionnelles telles que le structuralisme, le fonctionnalisme, le marxisme ou le post-modernisme, il se situe davantage dans la lignée des travaux augurés par Pierre Clastres, Marshall Sahlins, James Scott ou David Graeber qui ont su mettre en valeur la dimension politique de l’anthropologie en interrogeant la légitimité de nos institutions. Les thèses exposées dans cet ouvrage sont largement tributaires d’une dette à leur égard, quand bien même l’œuvre d’autres penseurs ont pu avoir une importance non moindre.

Avant d’exposer les quelques jalons qui vont émailler notre propos, quelques précisions terminologiques et méthodologiques s’imposent. Le terme de « sauvage », comme le terme de « primitif » lui-même beaucoup employé par les anthropologues, n’a évidemment ici rien de péjoratif et n’est pas associé à une vision historique qui le considérerait comme « arriéré ». Il a l’avantage de pouvoir renvoyer à au moins trois types de sociétés qui ont toutes en commun d’être dépourvues d’Etat et de classes sociales : les sociétés qui précèdent l’apparition des premiers Etats vers 3100 avant notre ère, entre le Tigre et l’Euphrate, les communautés qui ont vécu en marge de la « civilisation » en tentant de se soustraire à son emprise, comme ce fut le cas des sorcières ou des pirates, et les sociétés autochtones dont la définition demeure sujette à controverses. L’ONU y a renoncé dans sa Déclaration des droits des peuples autochtones du 13 septembre 2007, mais l’OIT s’y est essayé avec la Convention n° 169 adoptée en 1989, où les peuples autochtones sont « considérés comme indigènes du fait qu’ils descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d’entre elles » (art. 1, § 1b). Il est certain que les sociétés autochtones ne peuvent être assimilées aux chasseurs-cueilleurs du paléolithique, ne serait-ce que parce que nombre d’entre elles ont été en contact avec des Etats modernes.

Il n’empêche que des liens peuvent être établis et des éléments des sociétés du paléolithique restitués grâce aux sociétés autochtones. Christophe Darmangeat donne l’exemple des reconstitutions d’animaux préhistoriques. Certes, « elles ne s’appuient que sur des indices très fragmentaires : le plus souvent un squelette même pas complet. Or, il faut bien comprendre que les scientifiques n’auraient jamais su procéder à ces reconstitutions s’ils n’avaient commencé par étudier les relations entre le squelette et le reste du corps sur des animaux bien actuels. Ce n’est qu’une fois certaines régularités établies, certaines possibilités recensées et d’autres éliminées, qu’on a pu commencer à raisonner sur les fossiles, et procéder par déduction avec des probabilités raisonnables d’avoir raison. » De manière similaire, « bien des archéologues sont convenus de tout ce que leur discipline pouvait apprendre de l’ethnologie ; ils l’ont démontré dans leurs travaux, donnant à cette approche le nom d’ethno-archéologie. [11] »

D’autre part, il arrivera dans les développements qui suivront que la frontière qu’établit Foucault entre le sauvage et le barbare soit plus poreuse qu’il ne l’entend. Pour lui en effet, « le barbare, c’est toujours l’homme qui piétine aux frontières des Etats, c’est celui qui vient buter aux murailles des villes. Le barbare, à la différence du sauvage, ne repose pas sur un fond de nature auquel il appartient. Il ne surgit que sur un fond de civilisation, contre lequel il vient se heurter. [12] » Il ne cultive pas la terre, il se l’approprie, il ne se défend pas, il attaque. En somme, le barbare est « l’homme de l’histoire [13] ». En réalité, cette définition du barbare est très proche de celle du nomade chez Deleuze avec laquelle on peut établir des liens avec le sauvage qui est aussi un homme de l’histoire (restera à établir laquelle). Au vu de notre démonstration, le sauvage est ainsi entendu dans une acceptation assez large, y compris dans un sens trivial comme irruption de ce qui trouble l’ordre en refusant toute espèce de domestication (d’où par exemple la notion de « démocratie sauvage » élaborée par Claude Lefort qui désigne la capacité pour les démocraties modernes à intégrer les conflits).

Nous faisons l’hypothèse tout au long des développements de cet ouvrage que la politique (comme gestion et auto-institution de la société) est la conjuration de l’auto-destruction par la mise en sens de l’équilibre des forces. Cette conjuration peut prendre diverses formes selon les structures de la société mais en dernière instance, il s’agit toujours de la préserver de la guerre civile. Elle est rendue possible par un équilibre des forces dont les modalités peuvent elles aussi varier selon les sociétés (par notamment la guerre et le sacré chez les sauvages, par l’Etat et les classes sociales dans la modernité libérale). Cet équilibre s’inscrit dans un ordre légitimé par une conception du monde qui lui donne sens. Le politique est quant à lui le mouvement qui, dans une dialectique de conflit et de coopération, conduit à transformer les coordonnées de la politique. Il est ce moteur de l’histoire qui, au gré des circonstances, des rencontres, des rapports de force et des évolutions de l’imaginaire, conduit à de nouveaux agencements du social. Aussi avançons-nous qu’une politique juste est celle qui permet au politique de faire son œuvre en accordant l’autonomie pleine et entière aux forces collectives, afin qu’elles puissent composer avec l’altérité dans un équilibre propice à l’élargissement d’un monde commun.

Cela suppose une mise à distance et une domestication de l’absolu excluant (comme l’imperium de l’Etat ou le dominium de la Propriété) grâce à la réappropriation par les forces collectives de leurs moyens de concevoir de manière pluraliste ce monde commun.