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DÉMOCRATIE OU AUTOGESTION ?
Philippe P. Groupe Makhno
Article mis en ligne le 1er avril 2023
dernière modification le 31 juillet 2023

DÉMOCRATIE OU AUTOGESTION ?

Il est probablement audacieux de faire un bilan de la situation politique en France après l’épisode du 49-3 et le vote sur les motions de censure à l’Assemblée nationale.
Mais, vu les agitations et les stratégies politiciennes qui se dessinent (paris sur la chute du gouvernement, sur une dissolution de la Chambre des députés, sur de nouvelles élections…), il est important de le faire.

1. Force et faiblesse du mouvement libertaire

Premier constat, et première interrogation, l’impact du mouvement libertaire, au sens large, sur le mouvement actuel de résistance au projet de loi sur les retraites est contrasté.

Il ne s’agit pas de remettre en cause l’engagement des compagnes et compagnons dans la lutte, ni de minimiser leur présence ici ou là, mais de voir la réalité.
Après des décennies où nous avons propagé l’idée de grève générale, après les milliers de tracts que nous venons à nouveau de distribuer à ce sujet, ce mot d’ordre et cette aspiration n’ont pas passé la rampe. Sauf exception localisée à ma connaissance (la CGT des Bouches-du-Rhône, par exemple), ils n’ont guère été repris par les travailleurs/ses mobilisés.

Évidemment, ils ont été barrés par le sommet des bureaucraties syndicales. Certains ont même eu un comportement honteux, comme l’ancien chef de FO, le social-démocrate crypto macronien bien connu Jean-Claude Mailly, qui a raconté n’importe quoi à ce propos et qui a même réussi l’exploit de ne pas prononcer l’expression « grève générale » dans une émission consacrée à ce sujet sur Public Sénat.

Ce barrage des hautes sphères syndicales n’est pas étonnant compte tenu de l’alignement de la coordination syndicale nationale sur une ligne minimaliste et compte tenu du rôle structurel des bureaucraties syndicales dans la cogestion du capitalisme. Du moins aurait-on pu penser que la digue aurait été davantage érodée.

Peut-être que l’idée de « grève reconductible » est-elle mieux admise par la base des travailleurs en ce qu’elle permet une grève perlée plus facile à tenir en cette période de difficulté économique. Certains dirigeants syndicaux ont peut-être même pensé que cette tactique freinerait le mouvement, mais c’est le contraire qui s’est passé : les travailleur/euse/s ont eu le temps de poser les choses et de se préparer.

On voit ici l’intérêt d’avoir des problématiques claires, bien définies — l’âge de départ, les annuités, la pénibilité, l’inégalité femmes-hommes — qui cristallisent l’opposition et qui la radicalisent tant que les promoteurs de la loi s’entêtent à les nier, mais aussi l’inconvénient de ne pas ouvrir la voie à autre chose — à part la revendication de la retraite à soixante ans. Autrement dit, toute la réflexion menée de çi de là, individuellement et collectivement, sur « la retraite, c’est quoi », et donc, finalement, « le travail, c’est quoi », s’en trouve limitée. L’interrogation sur « le travail », son utilité sociale et individuelle, son sens, son organisation, etc., est apparue, mais reste en plan : comment construire une société qui remplisse nos aspirations ?

Certes, le monde du travail poursuit sa réflexion à partir de ce qu’il a vécu au moment des GJ et pendant l’enfermement du Covid qui a modifié la vie quotidienne, son emploi du temps et son rapport avec les secteurs de la société (santé, éducation…). Mais, à part la « nostalgie des ronds-points » et les piquets de grève plus ou moins festifs, la contre-réalisation sociale manque actuellement de perspectives, à part les « solutions » politiciennes. Même la Bourse du Cac-40 à Paris, symbole du capitalisme, n’a pas été envahie par les milliers de manifestants. Et aucun commando anarchiste ne s’y est essayé.

Idéologiquement, le mouvement libertaire a du mal à faire avancer l’imaginaire d’une autre modalité de lutte et d’une autre société. Brûler des poubelles et taguer les banques ne suffit pas, et ne suffira pas. Dans la mesure où ce seront même des travailleur/euse/s qui, tard le soir ou bien à potron-minet, nettoieront les dégâts, ces gestes apparaissent même comme des aveux d’impuissance teintés de puérilité. Ah bon, les travailleur/euse/s ne sauraient donc pas que les banques les étranglent ? Il faudrait leur faire la leçon ?

Quant aux banquiers, sur qui nous ne pleurons pas, ils s’en moquent, ils en rigolent même puisque ce sont nos agios qui paient les répérations…

Quant à l’imaginaire et à la mémoire de la Commune, il est bloqué : rien n’a été pris ni occupé allant dans ce sens. Le communalisme est pourtant un très bon antidote à l’agitation politicienne.

Le mouvement libertaire se trouve dans une situation incertaine. Certes, des drapeaux noirs, ou noir et rouge, apparaissent, parfois spontanément, dans les cortèges. Certes, cerains cortèges libertaires sont conséquents. Certes, ils ne se trouvent plus forcément en queue de manifs comme des relégués (parfois consentants), et ils passent souvent devant. Des « a » cerclés sont tagués de çi, de là. Des slogans sur la « révolution », malheureusement décrédibilisée, salie et souillée par la gauche depuis plus d’un siècle, sont parfois criés. Les « black blocks » ne sont pas intervenus en laissant aux manifestations un caractère « bon enfant » et « pacifique » (ce qui est d’ailleurs tactiquement une bonne chose car cela a facilité la mobilisation, au grand dam des politiciens et des médias). Des actions sont soutenues voire impulsées par des libertaires.

2. L’union libertaire en panne, la division en marche

Mais organiquement ¬ — je suis de ceux qui pensent que l’union fait la force — le mouvement libertaire patauge.

La CNT est divisée en plusieurs chapelles. Certains de ses groupes n’ont rien de véritables syndicats et ressemblent soit à des groupes de jeunes, soit à des organisations spécifiques bis. Ils ne peuvent pas ainsi intégrer des salariés, non pas sur des présupposés idéologiques, mais sur la réalité quotidienne : sur « la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs » qui implique un militantisme différent d’un groupe anarchiste, quoi qu’on en dise.

L’UCL semble sur sa lancée « hors lutte des classes », sauf situation ponctuelle et sauf erreur.

Quant à la FA, aujourd’hui comme hier, les accrochages internes prennent trop souvent le pas sur le débat politique. Il n’y a pas eu de bilan tiré de la crise du Covid, et, en ce qui concerne l’Ukraine, le dernier congrès s’est réveillé un peu tard pour proposer une motion.

L’existence vaille que vaille de la FA, en tant que structure fonctionnant tant bien que mal dans une époque pour le moins troublée, pourrait néanmoins lui permettre d’être motrice en vue d’une réorganisation du mouvement libertaire et d’une clarification de la question syndicale. Elle pourrait être un élément d’« union » (vieux principe anarchiste qui remonte au moins à Malatesta et aux Internationalistes italiens inspirés par Bakounine…), et non pas d’« unité » comme cela a été proposé inconsidérément il y a quelques années, erreur initiale qui a coulé pratiquement d’entrée l’initiative.

L’expérience acquise par la FA — publication de journal, édition de livres, radio et émissions de radio, conférences — pourrait lui permettre d’impulser l’idée d’un journal commun économiquement viable, visible, où pourraient figurer loyalement les différentes positions en présence, et dans le respect mutuel. Mais les fédérés ne semblent pas y être prêts.

L’un des enjeux pour le mouvement libertaire est de sortir de l’entre-soi, facilitateur de dérives sectaires, d’éviter les « agents dissolvants » (ce qui nous divise au lieu de ce qui nous unit) et de proposer davantage qu’un imaginaire flou. L’historique revendication de la réduction de la journée de travail, qui a débouché sur le Premier mai, provient du mouvement anarchiste. À nous de trouver pour nos jours des formulations concrètes et compréhensibles par toutes et tous, et pourquoi pas un Programme Minimum de Base.

Quant à ce qui se passe dans certaines secteurs, comme à l’UCL ou à SUD, cela n’augure rien de bon. La problématique tourne autour du « wokisme » et de l’« intersectionnalité ». Mais laissons tomber ce vocabulaire qui nous vient tout droit de quelques intellectuel/les américain/es qui plaquent sur la question sociale des différents pays du monde entier leur propre problématique typiquement américaine.

Pensons-y : un pays où il y deux siècles encore on vendait des esclaves sur la place publique, et où on massacrait les Indiens à la Winchester dans une main, la Bible dans l’autre, où l’idée même de « lutte des classes » était honnie car contrevenant à la sacro-sainte « liberté » du cow-boy ou de l’entrepreneur. Un pays incapable de digérer cette histoire, des intellectuels qui, grâce à l’impérialisme de la langue anglaise partout dans le monde et la force de frappe de la bibliométrie anglophone, s’imposent comme les nouveaux gourous dans les milieux autorisés. Un pays dont les dirigeants ont l’ambition d’imposer partout leur « modèle » (on voit ce que cela a donné en Irak, en Afghanistan…), à se demander si, inversement et symétriquement, ses intellectuels n’ont pas le même fantasme.

Pourtant, les anarchistes pensent et disent depuis des décennies que les différentes problématiques (sociales, économiques, environnementales, politiques…) se recoupent, qu’il n’y a pas de monisme explicatif (qui le Grand Capital, qui le climat), que l’enjeu est de comprendre ce qui les (nous) réunit et non les (nous) sépare, que la focalisation sur telle ou telle problématique dépend de la situation et des circonstances.

Or l’addition de minorités, de luttes d’émancipation des minorités, sur leur base fatalement spécifique et donc quasiment communautaire, ne fait pas un combat collectif avec un objectif partagé sinon commun. C’est cette obsession typiquement américaine du « minoritarisme » qui surplombe la question du « wokisme » (« éveil », prise de conscience, selon un vocabulaire qui comporte d’ailleurs une bonne dose de religiosité puritaine, comme chez l’écologisme du « sauveur » : « sauver le climat », « sauver la planète ») et de l’« intersectionnalité » (qui débouche malheureusement bien souvent sur un « identitarisme »).

Comment un syndicat dont le principe repose sur une condition matérielle socio-économique commune pourrait-il réellement avancer et réunir sur la base d’un « identitarisme » qui repose sur une affirmation socio-culturelle individuelle ?
Il ne s’agit pas dire que ces questions ne sont pas importantes, puisqu’elle recoupe celle de la « domination », mais il faut avoir un peu de bon sens pour établir ce qui divise et ce qui réunit, aller dans le sens de l’union, et non pas de la division.

Manifestement, nous n’en sommes pas là. Et n’excluons pas non plus les manipulations venues de l’État (dedans, on peut mettre la gauche étatiste) dont le but est de nous affaiblir, y compris idéologiquement (cf. aussi tout le blabla sur « l’anarcho-capitalisme », les émissions sur France Inter qui glosent sur « l’anarchisme de droite »…). C’est à partir de cet état des lieux libertaires, posé dans les grandes lignes et comprenant des lacunes à combler, que l’on peut penser l’avenir du mouvement social actuel et notre rôle en son sein.

3. Le 49-3 : non pas un déni de « démocratie (parlementaire) », mais un aveu de démocratie

Le 49-3 et tout ce qui l’a précédé ont montré par A + B ce qu’il en était de la démocratie représentative et parlementaire. Une bataille de chiffonniers, une vision de tableur excel sur la question sociale, le pinaillage sur des chiffres, la gouvernance par le nombre (nombre d’annuités et degré de température, même combat, nombre de députés à débaucher), le sort d’une loi régissant l’avenir de toute une population reposant sur une poignée de députés républicains, les journalistes glosant sur le sort du « vote » comme s’il en allait d’un résultat de match de football, compte à rebours affiché sur les écrans comme celui des Jeux Olympiques.

Le tout est incarné par une Première ministre qui coche les nombreuses cases de la start up nation : une femme, car les femmes peuvent aussi diriger, et dans une position sacrificielle de façon à peine subliminale (en outre, cf. son parcours personnel) ; une technocrate par excellence (X-Pont), car seul l’expertise donne raison, et évoluant dans les milieux ad hoc de la technobureaucratie maastrichtienne. Et, last but not least, venant de la gauche, ça peut toujours servir, et ça a failli servir car, une fois abandonnée la « retraite par points » (au grand dam de la CFDT), bienvenue la « défense de la retraite par répartition », non pas « quoi qu’il en coûte », mais « coûte que coûte ».

Le 49-3 a le « mérite » de montrer ce que Macron et ses sbires pensent et font de la « démocratie ». On comprend aisément la réaction de la population, et la nôtre (« en dictature, c’est ferme ta gueule, en démocratie, c’est cause toujours). Mais il ne faut se tromper : le 49-3 n’est pas un « déni de démocratie », mais une consécration de la démocratie : cette règle est légale, institutionnelle, constitutionnelle, et reposant sur le principe éminemment démocratique de majorité-minorité. Applicable, elle est appliquée.

Certes, les parlementaires (qui n’ont pas de problèmes financiers pour leur retraite, soit dit en passant) s’ébaubissent, puisqu’ils pensent qu’ils sont utiles à quelque chose. Mais n’ont-ils pas compris qu’ils n’étaient que des godillots ? Ils se rebiffent ? Sont-ils préoccupés du sort des Françaises et des Français qui devraient travailler davantage ou bien de leur prochaine ré-élection ?

C’est là qu’on voit la convergence entre eux et les bureaucraties syndicales : tous deux sont des « corps intermédiaires » dont la nature est de huiler le fonctionnement social, mais dont ne veut pas le manager en chef, Macron, dans son rêve napoléonien ou de startuper dont l’entreprise est dépourvu de syndicat. Députés et bureaucrates syndicaux veulent retrouver leur place, faite d’émoluments, de gratification, de pouvoir.

Le mouvement social actuel montre cependant que les uns et les autres peuvent partir en vacances, pour les uns ne pas se rendre au parlement, pour les autres au siège central, cela ne se voit pas : contrairement aux éboueurs et tous leurs collègues dans la chaîne du travail. Cette idée que « sans nous, la société ne fonctionne pas », combinée à celle « des richesses, c’est nous qui les produisons » est un bel acquis du mouvement qu’il faut amplifier.

Le vote des motions de censure, lui aussi légal, institutionnel, constitutionnel, en rajoute une couche puisque, dans la foulée du 49-3, il montre la continuité de l’exercice démocratique, institutionnel, constitutionnel, et toujours sur le mode de majorité-minorité. Que le leader de la CFDT s’estime floué, puisqu’il n’osait imaginer le recours au 49-3, puisqu’il annonçait respecter le vote des parlementaires quel que soit le résultat, voir enfin taire la gronde sociale potentiellement dangereuse pour lui comme pour le pouvoir, puisqu’il a fait du 49-3, et pousser l’Intersyndicale à le faire, une deuxième ligne rouge (avec les « 64 ans »), on peut le comprendre. Mais son indignation de blousé n’est pas la nôtre.

Car le 49-3 a aussi l’« inconvénient » de relancer celles et ceux qui pensent qu’il peut exister une bonne démocratie, véritable, sincère, honnête, directe, avec le cas échéant, une « nouvelle Constitution » et une « nouvelle République », avec de bons élus, sincères, honnêtes, etc. L’inconvénient de faire croire que la démocratie a été bafouée alors qu’elle a été respectée, y compris formellement (le 44-1 et le 49-3 existent dans la loi, répétons-le, ils ont été appliqués auparavant par la droite comme par la gauche, surtout par la gauche bien connue pour son autoritarisme étatique). L’inconvénient de masquer qu’elle repose encore et toujours sur le principe quasi religieux de majorité/minorité.

D’ailleurs la Macronie a tablé sur les motions de censure pour re-valider ce principe. Le vote, le vote, tel est l’obsession des politiciens et des journalistes tableurs-excel alors que l’économie et la société fonctionnent sur d’autres bases.
S’ajoute la question plus spécifique du personnage Macron. Cet ex-banquier a un comportement pervers. L’approche psychoanalytique a certes de sérieux inconvénients, mais la personnalisation de la démocratie, et singulièrement de la vie politique française aggravée par l’actuelle Constitution, ne peut l’éviter. Car cet homme a beaucoup de pouvoir, et il en jouit, quasi physiquement. L’« affaire Benalla » n’a d’ailleurs pas révélé tous ses secrets, et celui ou celle qui les dévoileront risque gros.

Mais, une fois identifié cet aspect, il faut en sortir. Parce que la personnalisation de Macron conforte le principe présidentiel du « roi républicain » qui fait fantasmer la droite comme la gauche, ainsi que l’extrême droite, bien entendu, dont c’est la colonne vertébrale (cf. plus loin sur ce point précis). Huer Macron, on le comprend, il le mérite. Mais ne faire que le huer et se focaliser sur lui est risqué en ce que cela cautionne les califes qui veulent se mettre à la place du calife, et une stratégie politique qui va en ce sens. En fait, le mépriser suffit.

Le piège de la « réhabilitation démocratique » nous met en difficulté car il est présenté comme l’envers de l’autoritarisme présidentiel. Il est en outre confirmé par la revendication du RIP, d’un référendum sur la question des retraites. Revendication notamment portée par le PCF (avec la CGT, Martinez et Roussel ont probablement échangé sur la question) et par le RN : belle alliance !
Rappelons que le RIC était la seule revendication politique avancée par les Gilets jaunes. À l’époque, en interne à la FA, certains avaient essayé de lancer le débat à ce sujet, mais cela a fait psschittt. Résultat, nous risquons d’être dépassés.
Le mode plébiscitaire, cher aux empereurs, dictateurs et autres duce, a plus d’inconvénients que d’avantages. Outre la difficulté d’accéder aux grands médias pour faire entendre son opinion, il crédite l’idée d’une fausse démocratie directe, d’une démocratie « tout court », qui repose décidément sur le principe majorité-minorité et, au fond, du pernicieux « tout ou rien ».

Entre réhabilitation du parlementarisme et politique plébiscitaire, nous sommes mal barrés. Dans un premier temps, tout ce que le mouvement social pourrait bénéficier de cette idée de référendum, c’est un gain de temps (avis du conseil constitutionnel, récolte des signatures, etc.), mais le remède peut être le poison.

4. Le « barrage anti-fasciste », le retour

Vu l’état de nos forces et notre maigre influence, nous ne devons donc pas nous tromper de cibles, ni tomber dans certains panneaux.

Clairement, plusieurs forces politiques veulent actuellement deux choses pas forcément contradictoires, mais différentes : 1/ la démission de Borne et son remplacement par quelqu’un d’autre (fantasme des LR ou de LFI ?) ; 2/ la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles législatives (LFI et surtout RN).
Certains sondages (déjà !) prédisent en ce second cas une avancée du RN et un statu quo pour les autres formations. Le Pen serait la grande gagnante et tirerait les marrons du feu. À voir. À savoir aussi par qui ces sondages sont commandés. En tous cas, les drapeaux bleu-blanc-rouge sont discrets dans le mouvement social actuel, et les éboueurs pas très gaulois sont salués pour leur résistance !
Soulignons que l’idée du « vous faites le jeu du RN », est pratiquement tout ce qui reste à la Macronie. Il n’est pas incompatible avec le « pas de radicalisation, ce serait faire le jeu du RN » avancé par la gauche et toute la clique des journalistes alignés.

Ne jouons pas le jeu des politiciens, et ne demandons pas la dissolution de l’Assemblée nationale. Ne nous préoccupons même pas du sort de Borne et consort.

La croyance en la démocratie et la nécessité de combler le fossé qui sépare les élus des citoyens serinée en boucle sur les medias sont si fortes, que, là, voir arriver les élections reviendrait à voter pour des candidatures de gauche afin de barrer la route au RN, donc à cautionner l’idée que la répartition du travail (avec son sens, ses modalités, etc…) et de la retraite (le temps libre après des années de labeur, mais pourquoi pas avant ?) est organisé par le Parlement et par l’État, non par la société elle-même autogérée.

On en est déjà là. Lors d’une récente réunion publique à Saint-Étienne organisé par le Collectif antifasciste local (tendance autonome), l’orateur invité, Ugo Palheta, auteur de Face à la menace du fascisme co-écrit avec Ludivine Bantigny du NPA, s’est montré très radical dans sa dénonciation du fascisme, mais il finit par appeler à voter Mélenchon. On apprend au passage que certains guerriers autonomes locaux ont voté Macron pour barrer la route à Le Pen et au fascisme.

La petite musique du « il va falloir s’apprêter à voter pour-barrer-la-route-au-fascisme » se fait déjà sentir au sein des libertaires, notamment chez ceux qui l’avaient déjà joué lors de l’affrontement Chirac-LePen en 2002 (on a vu ce que cela a donné, Chirac annonçait qu’il serait « redevable », tout comme Macron avec la fille en 2022).

Il faut donc affiner notre réflexion sur le fascisme pour notre combat.

La formule d’Amadeo Bordiga, co-fondateur du PCI, selon laquelle « le pire produit du fascisme, c’est l’antifascisme » est excessive, mais elle a du vrai. Quitte à se faire mal, rappelons que les exilés anarchistes espagnols, réfugiés en France et qui se sont mis du côté de De Gaulle (y compris de très près, en lui assurant le SO lors de la grandes descente des Champs Élysées après la libération de Paris), ont cru que les gaullistes et les Alliés allaient les aider à supprimer le franquisme. On a vu les résultats. On peut évidemment comprendre leur position — moi-même puisque je n’y étais pas, par définition, je ne peux pas dire ce que j’aurais fait — mais quelle illusion, quelle désillusion !

Cela pose en tous les cas les limites du combat antifasciste et de la possibilité de lutter pour cela aux côtés d’autres forces politiques. Mais, récemment, au sein de la FA, de mémoire, dans aucun congrès, il n’y a eu de bilan politique sérieux et complet de ce qu’ont été des réseaux comme Ras l’Front ou No pasaran (peut-être le congrès de Montpellier ou celui de Perpignan ?).

L’une des erreurs actuelles, notamment commise par Ph. Corcuff quand il essaya de nous ramener aux années 1930, porte sur l’analyse du « fascisme » en tant que tel. Cette catégorie, finalement fourre-tout, mélange bien des phénomènes historiques parfois assez différents (mussolinisme, nazisme, franquisme, salazarisme, péronisme, gétulisme, tennô-militarisme). Bien entendu, puisque le discours anti-fascisme dominant vient de la gauche, elle fait l’économie du « fascisme rouge » (relire les témoignages de Marcel Body, Jan Valtin, Pin Yathay, penser aux millions de morts de l’Holodomor, au goulag, au laogai…).

Le « post-fascisme » actuel vient du fascisme et du néo-fascisme historiques, mais il ne se confond pas avec eux, et sur de nombreux points. Notamment : l’absence du squadrisme, des SA ou des SS, à part quelques groupuscule marginaux, et mis à part le cas d’Aube dorée en Grèce qui a aussi montré l’intervention de l’État libéral à ce sujet ; la féminisation des cadres ; l’embourgeoisement (le FN de la Côte d’Azur en France…) ; l’abandon de toute tactique insurrectionnelle en Europe (quant à l’opération de Trump sur le Capitole ou celle de Bolsonaro sur Brasilia, peut-on sérieusement dire qu’il s’agit d’une insurrection ? De la politique spectacle et de la manipulation, oui, mais, au-delà, non).

Cela mérite une analyse plus longue, mais disons qu’une Le Pen au pouvoir en France ressemblera plus à une Giorgia Meloni au pouvoir en Italie (tiens, deux femmes, une intersection qui contrevient au machisme du fascisme historique…) qu’à Adolf Hitler. Leur xénophobie anti-immigrés n’a pas besoin d’un racialisme aryaniste, au maximum d’un Zemmour (un nazillon d’origine juive !) plus obsédé par l’islam que par les Arabes, et dont le « retour médiatique » ressemble à un baroud d’honneur pathétique.

Le Pen comme Meloni en ont rabattu de leur opposition à « l’Europe de Maastricht » et de leur sortie de l’euro. Comme Syriza l’a fait à gauche en Grèce, Meloni, une fois la démagogie de campagne terminée, est gentiment rentrée dans le moule de la Commission de Bruxelles et de la Banque européenne.

Le post-fascisme français ou italien ressemble davantage au régime d’Orban en Hongrie, ce qui ne signifie pas que cela soit très bien ou souhaitable, mais cela implique que toute comparaison avec les années 1930-40 comporte idéologiquement et politiquement de sérieuses limites dans leur traduction politique actuelle en France.

Montrer que le RN démocratique s’accommode fort bien d’un parlementarisme plus ou moins musclé (comme celui-ci l’est déjà), que son discours social repose sur du vent politicien (du même tonneau que LR dans sa stratégie politicienne) est une première tâche.

Montrer ensuite que reposer la question de la gestion/possession des moyens de production et d’échanges reste fondamental (un courant de l’opinion publique va quand même dans ce sens…), en avançant le projet d’auto-gestion (gestion directe).

Le sieur Messiah a bien compris où était le danger quand, lors d’un « débat » avec Raquel Garrido sur C-News (… !), il a attaqué bille en tête en dénonçant le risque de « l’autogestion » en la critiquant sur le fond (« c’est le chaos, ça ne marche pas »). Garrido n’a évidemment pas répondu sur ce point puisqu’elle était arcboutée sur sa posture constitutionnaliste — et donc étatique — de la VIe République.
À nous, anarchistes, d’enfoncer les coins, de montrer les impasses, de faire avancer la culture politique. Et de rappeler que, au-delà de la question des retraites, deux très gros dossiers se profilent : la relance du nucléaire et la loi sur l’immigration.

Philippe P. (groupe Makhno 42), le 21 mars 2023.