Divergences Revue libertaire en ligne
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Contre la guerre et la mobilisation militaire
Notes provisoires sur l’invasion en Ukraine
Article mis en ligne le 5 janvier 2023
dernière modification le 20 février 2023

Origine Soleil Noir Caen

27 février 2022,
Traduit de l’allemand de In der Tat n°14,
Repris du recueil de textes Guerre à la guerre.

L’ÉTAT RUSSE TENTE DE CONQUÉRIR L’UKRAINE.

Ce même État qui a aidé à réprimer le mouvement biélorusse vers la liberté et, il y a seulement quelques semaines, a écrasé la révolte au Kazakhstan avec ses chars. Poutine cherche à étendre son pouvoir autocratique et à broyer tout mouvement de rébellion ou de résis- tance, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses fron- tières. Pourtant, lorsque tous les démocrates occi- dentaux chantent en chœur la défense de la liberté et de la paix, il s’agit d’hypocrisie orchestrée : ce sont les mêmes démocrates qui imposent par la force des rapports coloniaux de pouvoir et d’exploitation à travers leurs « opérations de paix », c’est-à-dire des guerres d’agression à coups de drones et de bombes ou des occupations de territoires ; les mêmes qui fournissent en armes des dictateurs et des bourreaux ; les mêmes qui sont directement ou indirecte- ment responsables de massacres contre des réfu- gié.e.s et des insurgé.e.s, en ne jurant aujourd’hui que par la paix. Une paix sacrée en Europe, qui n’existe d’ailleurs pas comme promis depuis 70 ans, et qui a toujours signifié la guerre dans les pays globalisés du Sud – à travers des guerres par procuration, à travers des livraisons d’armes, à travers les frontières et le colonialisme. Si l’Occident soutient pleinement l’Ukraine, c’est parce qu’il s’agit d’un allié.

Nous sommes dégoûtés par les deux camps de cette guerre : au lieu de nous positionner d’un côté ou de l’autre, nous nous opposons à toutes les armées d’État et à leurs guerres – nous exécrons non seule- ment leurs massacres, mais aussi leur obéissance de cadavre, leur nationalisme, la puanteur de caserne, la discipline et les hiérarchies. Prendre position contre toute forme de militarisme et d’État ne signi- fie pas pour autant que nous rejetions le fait de prendre les armes. Quand des anarchistes ukrai- nien.ne.s décident de se défendre les armes à la main – eux-mêmes et leurs proches, pas l’État ukrai- nien –, alors nous sommes solidaires avec eux. Mais une position anarchiste contre la guerre – même contre une guerre d’agression impérialiste –, ne doit pas dépérir au point de défendre un État et sa démo- cratie, ou de devenir un pion dans leur jeu. Nous ne choisissons pas le côté du moindre mal ou celui des gouvernants les plus démocratiques, car ces mêmes démocraties ne s’intéressent aussi qu’à leur propre expansion de pouvoir et se fondent aussi sur la ré- pression et l’impérialisme. La guerre est l’essence de tout État : il occupe un territoire et se déclare comme seul exécutant légitime de la violence, il dé- fend ses frontières et contrôle la population qui doit le servir. Dans ce sens, nos pensées et notre solidari- té vont aussi à tous ceux qui fuient l’enrôlement forcé, qui désertent, qui refusent de tirer sur l’enne- mi parce qu’il porte le mauvais uniforme ou parle la mauvaise langue. Cette solidarité, qui transcende les frontières construites du nationalisme et conduit finalement à la fraternisation, peut être révolution- naire. Parce que lorsque des personnes sur le terri- toire dominé par l’État russe sortent dans la rue contre la guerre et que des habitant.e.s d’Ukraine fuient le recrutement de force, c’est une dynamique qui peut se débarrasser de toute la saloperie natio- naliste que l’État tente de planter dans nos cœurs et nos esprits, et dont les conséquences sont la menta- lité de troupeau, le culte des guides et de la virilité, l’esprit de martyre, les massacres, les fosses com- munes et les génocides. Ce nationalisme conduit à diviser les personnes entre chair à canons et enne- mis à éliminer. Il mène à ne plus voir des individus, mais seulement des armées, des uniformes, des na- tions, des ethnies, des croyants – alliés ou ennemis.

Quand des personnes désertent la logique de guerre étatique, avec ou sans armes ; quand des individus s’opposent, avec ou sans armes, à toute occupation étatique ; quand certain.e.s aident et soutiennent des réfugié.e.s et des déserteurs ; quand des indivi- dus fraternisent par-delà les frontières et les lignes de front – quelque chose peut alors être opposé au bain de sang de l’État. Si l’État, ses généraux et ses politicien.ne.s ne connaissent que la langue de l’op- pression, les opprimé.e.s connaissent la langue de l’empathie et de la solidarité. En fin de compte, ce sont toujours les riches et les puissants qui veulent la guerre, car ils sont les seuls à profiter du pouvoir et de l’argent, et ce sont toujours les pauvres qui se font massacrer. Quel que soit le régime, le même rôle leur est toujours attribué, celui d’esclaves, d’ex- ploité.e.s et d’exclu.e.s. Les gros bonnets ukrainiens ont été les premiers à quitter le pays dans leurs jets privés.

Alors que l’Occident fournit des armes à l’armée ukrainienne, la machine de propagande et de réar- mement bat son plein sur le front de l’intérieur patriote : l’armée allemande doit être perfectionnée, la population doit être mobilisée contre la Russie. Tandis que les bombes explosent à quelques centaines de kilomètres, la « paix » militariste règne ici : de nouvelles armes, de nouveaux équipements de nou- veaux soldats sont à acheter, produire et former. Après l’état d’urgence lié au Covid, la population est à nouveau plongée dans la peur et l’effroi, et on nous dit clairement qui suivre et qui offre sa protection : Papa État, armé jusqu‘aux dents.

Depuis les premiers jours de guerre nous sommes également confronté.e.s à une mobilisation générale « culturelle ». On nous rappelle que l’Ukraine serait proche de nous, non seulement par la distance kilo- métrique, mais aussi culturellement. Immédiate- ment, la fraction culturelle de la gauche libérale et y compris radicale, sait comment elle pourrait à son tour soutenir l’effort de guerre contre l’expansion de l’ennemi russe à la maison. Cet espace subcultu- rel où il est avant tout question de style de vie, celui que la démocratie offre si généreusement et qui a été si massivement restreint ou exilé dans la sphère digitale au cours des deux dernières années, est à présent invoqué pour activer et cimenter dans les cœurs de la population un sentiment d’apparte- nance commune avec les alliés, et de séparation d’avec l’ennemi. Il serait en effet moins facile de mettre en œuvre la poursuite de la militarisation matérielle de l’Ouest annoncée dès le début de la guerre, sans le soutien culturel de la strate éduquée libérale de gauche.

Cette propagande de guerre militariste et culturelle peut et doit être perturbée et sabotée. Dans les se- maines et les mois à venir, nous serons sûrement confronté.e.s à une rhétorique et à une propagande guerrières visant par tous les moyens à resserrer les rangs occidentaux derrière la guerre : « En tant que démocrates nous soutenons l’Ukraine par tous les moyens, car elle se défend contre la méchante dictature russe », telle en sera la tonalité. Mais pour l’OTAN, peu importe que la population ukrainienne ait plus ou moins de libertés : il s’agit de lignes de défense géopolitiques, de marchés et de zones d’influence, et c’est pour cela qu’elle sera prête à investir des milliards d’euros et de munitions.

Aux affrontements guerriers entre deux États nous voulons opposer notre antimilitarisme : un mouve- ment anti-guerre qui ne repose pas sur la solidarité avec une nation ou un État, mais sur le refus de toute guerre étatique. Quel que soit le territoire sur lequel nous vivons, nous pouvons perturber, déser- ter et saboter la propagande, la logistique et la lo- gique de la guerre : en mettant des bâtons dans les roues de la mobilisation nationale et continentale, en méprisant toute mentalité de cadre ou de recrue, en attaquant le réarmement et la militarisation in- térieurs, en sabotant les lignes de ravitaillement militaires et en bloquant l’industrie d’armement. Pour le moment, ce qui se passe en Ukraine est en- core confus pour nous : alors que le nombre de morts parmi les civils monte en flèche, nous enten- dons des rumeurs selon lesquelles on armerait cette même population. Si les événements chaotiques se développaient dans le sens d’une guerre de guérilla ou de partisan.ne.s, cela pourrait éventuellement – pas forcément du tout – ouvrir des possibilités aux révolutionnaires. Des anarchistes se trouvant sur le territoire dominé par l’État russe font également l’hypothèse qu’un échec de l’offensive guerrière pourrait déboucher sur des soulèvements en Russie.

Cependant, face à l’effusion de sang en cours, nous sommes conscients que la plupart du temps, la guerre et la militarisation n’amènent que davantage de guerre et de militarisation, que la souffrance et la misère qu’elles provoquent assombrissent généralement les possibilités de libération sociale... Dans cet esprit, nos pensées vont aux personnes sur place qui cherchent leurs propres chemins sans se plier aux ordres et aux idéologies d’un État quel qu’il soit. •