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Le doigt et la lune
« Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt » "Adage chinois"
Article mis en ligne le 7 novembre 2020

Nous avons tous entendu parler des problèmes environnementaux. Nous en avons vu un nombre colossal à la télévision. Parmi nos lecteurs, probablement certains en ont vécu, inondations catastrophiques, éboulements, grande chaleur, etc. Il serait lassant de tous les énumérer. Les médias se sont fait un devoir de répercuter les rapports de plus en plus alarmistes, les uns après les autres, du GIEC . S’il fut une époque où, ce que ces rapports contenaient, était mis en doute par les climato-sceptiques les temps ont changé. Il n’en reste pas moins au pouvoir ci et là des guignols qui en contestent la réalité. Puis est apparu un groupe de climato-réalistes qui avancent que oui il y a changement mais que la science va trouver les moyens d’en limiter les risques. Simultanément un autre groupe a occupé l’espace ouvert par ces révélations, ceux qui prirent le nom de collapsologistes. Et ils le firent avec succès. Leurs ouvrages se vendent fort bien. Certains commentateurs avancent le chiffre de 130 000 exemplaires. Cela déplut à beaucoup. Depuis les critiques pleuvent. C’est elles que nous allons examiner.

Aux origines

Comme dans tout succès, pour les critiques il y a un péché originel. Dans ce cas il s’agit du Rapport du club de Rome qui a pris aussi le nom de Rapport Meadows et qui est paru en 1972. Selon Wikipedia il s’agit de « la première étude importante mettant en exergue les dangers, pour la Terre et l’humanité, de la croissance économique et démographique que connaît alors le monde ». Ce club qui rassemble nombre de gens « bien » est présidé alors par un industriel italien lié à Fiat ou Olivetti. Il ne s’agit pas de contestataires de quelque sorte que ce soit. Rappelons-nous l’époque. L’Europe vient de sortir du maelstrom de mai 68, en Italie les années de plomb occupent tout l’espace médiatique. Wikipedia ajoute à propos de ce rapport « Beaucoup lui ont reproché à l’époque une certaine exagération dans ses prévisions, voire de verser dans le catastrophisme, même si le rapport ne prévoyait aucun épuisement de ressources, ni aucun événement catastrophique avant 2010 au moins, même dans le scénario le plus défavorable (et il ne s’agissait alors que des prémices de l’effondrement) ». C’est dans ce rapport qu’apparait la date de 2030, moment où devrait s’effondrer l’économie mondiale.

Ce rapport est donc publié peu après Mai 68. C’est une époque où la Révolution est à l’ordre du jour. L’idée que tout le monde, dirigeants et dirigés, oppresseurs et oppressés, puisse être concerné au même titre est alors insupportable et même incompréhensible. Les contestataires du moment ne peuvent y voir que les efforts d’une clique de dirigeants pour les détourner des lendemains qui chantent . D’autre part cela obligeait à poser, plutôt à reposer la question de la nature et du rapport entre les humains et elle. Un questionnement qui avait traversé le mouvement ouvrier et particulièrement libertaire sous différentes formes depuis la fin du XIXème siècle sous les termes de naturalisme, naturianisme, néonaturiens, frugivores ou naturocratisme. Un collaborateur de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure, Henry Le Fèvre, définira ainsi ce dernier terme : « Le naturocratisme a pour base réelle la reconnaissance des forces naturelles et leur évolution, l’étude des possibilités d’adaptation de l’homme au milieu naturel et non la modification dudit milieu. » Edouard Rothen, dans le même ouvrage avancera quant à lui : « Le vrai naturalisme ne prendra réellement sa place, toute sa place, que lorsqu’il sera l’expression d’une véritable humanité qui fera l’homme libre, conscient de ses forces, de ses droits et de ses devoirs, pour réaliser une vie harmonieuse au sein de la nature ».

Il ne faudra pas attendre longtemps pour que des chercheurs scientifiques se penchent sur cette question et forment communauté. Le GIEC a été créé en 1985. International dès le début il dépend de l’Organisation météorologique mondiale et du Programme des Nations unies pour l’environnement. La dégradation de plus en plus évidente de l’environnement mondial amène cette entité à intervenir de façon de plus en plus radicale dans le débat public. Simultanément apparaissent ça et là des tentatives de penser concrètement la situation. C’est la naissance de l’idée de transition. Elle va se concrétiser en Grande Bretagne dans la ville de Totnes et se propagera, selon ses partisans, dans plus de 2000 endroits de par le monde. Ce pari d’un passage d’un mode de production indifférent à la nature à quelque chose qui la prend plus en compte va influencer un petit nombre de militants qui vont avancer ce terme qui a acquis depuis une certaine célébrité : la collapsologie.

Catastrophisme ou collapsologie ?

Collapse, terme anglais signifiant effondrement. Aujourd’hui dans notre monde médiatique un homme incarne ce courant, il n’est pourtant que l’un des auteurs de ces livres qui se vendent si bien. On peut le regretter, mais c’est un fait. Pablo Servigne, puisqu’il s’agit de lui a décrit son cheminement dans un article publié en 2014 dans la revue Réfractions . Il n’est pas à ce moment-là « collapsologue ». Il affirme alors qu’il est devenu catastrophiste, il l’avoue à contrecœur tant « cette posture est unanimement décriée et ridiculisée ». C’était il y a peu de temps. Alors on balayait « le catastrophisme d’un revers de main, en ricanant, parce que l’on a passé l’âge de croire aux discours apocalyptiques ».

Pourtant le chemin était tracé bien des années auparavant par le philosophe Jean-Pierre Dupuy. En septembre 2002 il participait à une table ronde ; il présentait son essai Pour un catastrophisme éclairé Quand l’impossible devient certain. C’est à ce moment-là qu’apparaissent les thèmes de réflexions qui sont encore aujourd’hui d’actualité. Dupuy était alors inspiré par l’analyse de la société industrielle développée par Ivan Illich. Ce dernier avait élaboré une critique radicale de cette société. Il avait, par exemple, émis l’idée que si on calculait l’énergie nécessaire à la fabrication d’une voiture et que l’on mettait en regard la distance qu’elle pouvait parcourir tout au long de sa vie, une bicyclette allait plus vite. Il avait appliqué cette démarche appliquée à nombre de données de notre société comme l’école, les outils, etc. Avançant qu’ « En se libérant des anciennes traditions et des coutumes ethniques pour aider et donc choisir son prochain, l’homme perd également les garde-fous que celles-ci pouvaient représenter » Illitch était accusé de vouloir revenir à l’âge de pierre. Pour Dupuy nos sociétés industrialisées contiennent des dangers dont les solutions ne peuvent être que politiques.il faut ajoutait-il travailler sur les concepts. L’avenir disait-il est celui des possibles. Nous sommes au temps des « catastrophes attribuables au mode de développement économique et technique et les catastrophes dues à la violence humaine ».

Ce qui pose la question du choix : « ou bien la démocratie, ou bien le mode industriel de développement ». Dupuy avait précédemment participé à un séminaire organisé par le Commissariat général du plan portant sur les supposés « nouveaux risques » (liés aux OGM, au réchauffement climatique, à l’agribusiness, aux nanotechnologies, etc. Il était alors possible d’en résumer ainsi la démarche : nous allons vers des choses qui peuvent être terrible et nous y allons comme des somnambules. Ce qui fait dire alors à J-P. Dupuy « Si la seule perspective de la catastrophe nous laisse complètement indifférent, comment la rendre crédible ? Quel est l’obstacle d’ordre conceptuel qui nous empêche de penser la catastrophe ? ». Pour lui nous sommes passés du temps de l’histoire au temps de la prophétie. Dans ce cadre il est une tâche incontournable : Il s’agit de « raisonner comme si le fait d’envisager que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira [nécessairement] ». Tenir l’impossible pour certain, invite à agir afin d’éviter la catastrophe. L’idée est de « se fixer sur un avenir catastrophique pour qu’il ne se produise pas ». Ici apparaissent les limites de la position de Dupuy, sur lesquelles nous serons amenés à revenir plus loin. Quelques mois après dans le numéro 76-77 de la revue Autres Temps, consacré à Paul Ricoeur, paru en 2003, une recension du livre de Dupuy est publiée. Son auteur reconnaît que « l’actualité abonde en ces catastrophes réputées impossibles dont nous déplorons après coup - et trop tard - les conséquences dévastatrices, avant de nous en détourner — jusqu’à ce qu’elles se reproduisent ailleurs et nous prennent à nouveau en défaut ». Il ajoute : « bien même que nous connaissons le risque, le plus souvent nous ne faisons rien car nous nous refusons à y croire ». Cette recension se termine sur cette recommandation attribuée avec justesse à Dupuy comme nous l’avons vu : « accréditer l’image d’un avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussant et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation ».

Pierre Sommermeyer
A suivre : Du catastrophisme à la collapsogie, la question de l’émotion et la technique