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Charlie ?
Article mis en ligne le 31 août 2020
dernière modification le 1er septembre 2020

« J’essaie de me rassurer en me disant que les gens pleurent davantage l’assassinat d’une partie de leur enfance (RécréA2) qu’un torchon réac ». J’espérais me débarrasser de mon malaise en 140 caractère et pouvoir retourner à mon code, mais comme je vois que tout le monde a retrouvé aujourd’hui le mode d’emploi de son carnet, je m’en voudrais de ne pas apporter ma voix à la cacophonie.


Les histoires d’A…

J’ai commencé à acheter Charlie Hebdo et le Canard Enchainé un mercredi matin au printemps 1994. Une élection approchant, j’avais décidé de m’intéresser un peu à la politique. Je n’ai plus la moindre idée de pourquoi mon choix s’est porté sur ces deux titres. Je leur ai de ce jour été fidèle tous les mercredis pendant des années.

J’ai acheté Charlie pour la dernière fois le 17 janvier 2001, date du mythique éditorial de Philippe Val décrivant les internautes comme « des tarés, des maniaques, des fanatiques, des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs, qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires, leurs haines, ou leurs obsessions ».

Entre les deux… Charlie a très largement contribué à l’éclosion de ma conscience politique. Je suis à peu près sûr que c’est grâce à lui que j’ai découvert les contacts qui m’ont mis sur la voie d’une grosse décennie de militantisme politique. Une vraie histoire d’amour qui s’est mal finie. À mesure que je me formais une conscience, les leçons serinées par Val à longueur d’édito me paraissaient de plus en plus pesantes. Il y eut son soutien à l’OTAN pendant la guerre du Kosovo. Son lâchage dégueulasse de Patrick Font (quels que soient les crimes que celui-ci ait commis). D’autres trucs que j’ai oubliés. Et bien sûr son aversion pour le Net alors que la blogosphère vivait son âge d’or.

Un amour déçu, donc, par la faute d’un individu (je sais que toute le rédaction était loin de partager ses opinions, mais c’est lui qui tenait la barre et emmenait le navire vers des eaux qui ne m’intéressaient plus).

Ma relation à Charlie Hebdo est donc chargée d’émotion. Un amour de jeunesse qui m’a beaucoup déçu et auquel j’en veux, mais pour lequel je garde une vague affection en souvenir du bon vieux temps. Affection aussi pour quelques-un de ses piliers. Luz, heureusement réchappé du carnage, que j’avais croisé une fois ou l’autre à l’époque. Cabu surtout. Pas celui de Dorothée (je me suis toujours demandé ce qu’il foutait là), mais celui de Pilote et de Droit de réponse (souvenirs inventés, je ne suis quant même pas assez vieux pour avoir connu ça à l’époque, mais l’ai découvert et adoré bien plus tard), Cabu du Grand Duduche, Cabu dont, hormis le nouveau beauf, les dessins dans le Canard étaient toujours aussi frais… La mort de Cabu m’a fait beaucoup de peine.

Voilà pourquoi, malgré ce qui suit, le massacre de la rédaction de Charlie m’a bouleversé.

Je ne suis pas Charlie

L’humour, comme toute forme d’expression, est, ou peut être, politique. Humour de résistance sous une dictature, humour contribuant à la cohésion d’un groupe en moquant ceux qui n’en font pas partie. L’humour peut aussi être un instrument au service de l’oppression, une forme « douce », insidieuse, de l’oppression. Une blague misogyne, ça peut être drôle. Des blagues misogynes en continu, à longueur de journée, c’est un moyen, pas forcément conscient, d’entretenir l’ordre patriarcal, de rappeler aux femmes, aux homosexuels, aux arabes… qui a le monopole de la violence symbolique. Je suis donc en désaccord avec Luz quand, dans un récent entretient, il minimise la responsabilité des gribouilleurs de petits mickeys. Les humoristes ont pour moi une responsabilité dans le façonnage de l’opinion publique. Ils peuvent choisir de contribuer à consolider l’ordre symbolique, ou à le dynamiter. Le Charlie des années soixante-dix était probablement un dynamiteur. Le Charlie de 2014 contribue, de mon point de vue, à renforcer certaines discriminations.

Je suis anticlérical pratiquant. Je n’aime aucune religion, et combat leurs prosélytes. Mais si, dans l’absolu, je range toutes les religions dans la même poubelle, dans la pratique je fais quelques différences entre leurs adeptes. Non en me basant sur une analyse des textes, mais plutôt sur le contexte historique et politique. Le monde est dominé par l’« occident » dont le christianisme est la religion officielle. Avec beaucoup de nuances, mais globalement le christianisme est dans notre société la religion des dominants, des oppresseurs. Cette influence est sans doute en perte de vitesse en France, mais elle a tellement modelé notre société qu’elle ne peut être niée. Dans ce contexte, quelle que soit l’aversion que j’ai pour l’Islam, je ne peux faire abstraction que c’est la religion d’une partie de la population qui est encore aujourd’hui opprimée, et qu’en tant que telle, elle est pour ces gens une forme de résistance. S’ils préfèrent revendiquer une identité religieuse plutôt qu’une identité de classe, s’ils préfèrent s’en remettre à l’Islam plutôt qu’au Communisme, c’est en partie de notre faute, nous les militants de Gauche, qui n’arrivons plus à créer de l’espoir en une transformation de ce monde-ci pour en faire un truc un peu plus juste.

Aussi, je pense que si, dans l’absolu, l’Islam doit être la cible de nos attaques tout autant que le Christianisme, dans la pratique et compte tenu du contexte, un acharnement dans la satire des musulmans contribue au maintien des discriminations dont sont victimes nombre d’entre eux en france, non parce qu’ils sont musulmans, mais parce qu’ils ont de lointaines origines extra-européennes. Car c’est l’autre point. L’extrême droite a depuis fort longtemps troqué ses discours racistes pour des tirades contre l’Islam. La cible est toujours la même, et peu de gens sont dupes, mais cette mutation sémantique a contribué à un renouveau du racisme, sous les oripeaux de l’islamophobie. Critiquer l’Islam est donc devenu aujourd’hui extrêmement casse-gueule, tant le risque est grand de contribuer à renforcer le racisme ou les discriminations. Ça ne signifie pas qu’il faut s’abstenir de toute critique. Mais qu’il faut le faire en essayant de ne pas apporter des grains à moudre au moulin des fachos.

J’estime que Charlie a mal négocié ce virage. Peut-être par refus d’accorder une valeur politique au message véhiculé par le journal. Peut-être se sont-ils fait piéger par la publication des caricatures de 2007, et se sont sentis obligés de faire toujours plus fort pour ne pas être accusés de reculer. Je ne sais pas. Mais je sais que pour moi le Charlie de 2014 ne cherche plus à bousculer le désordre établi, mais bien plutôt à le renforcer. Et pour cette raison, je ne suis pas Charlie.

Malaise et beaucoup de questions

De cette analyse de ce qu’était Charlie découle mon malaise face au slogan « je suis Charlie ». Les gens qui l’affichent connaissent-ils et adhèrent-ils à la ligne éditoriale réactionnaire du journal ? Ou à un journal fantasmé, jamais lu mais faisant partie de la culture générale commune ? Et si c’est le cas, quelle est la tronche du fantasme ? L’héritier de Hara Kiri (que, soit dit en passant, pas grand monde ne doit connaitre de première main) ? Le défenseur auto-proclamé de la Liberté de la Presse qui a publié les caricatures ? Les mots ont un sens. Exprimer sa compassion aux proches des victimes, défendre la liberté d’expression, ce n’est pas la même chose que de se revendiquer de la ligne éditoriale d’un journal. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se serait passé si la cible des fanatiques bas du plafond n’avait pas été Charlie Hebdo mais Valeur Actuelle ou Minute.

Dernier point, je m’interroge sur l’ampleur des mobilisations en réaction au massacre du 7.

Je ne comprend pas.

Je ne crois pas que le massacre nous choque à ce point à cause de la proximité. Bien d’autres faits divers tragiques nous atteignent moins, alors qu’ils serait plus simple de s’identifier. N’importe quel accident impliquant des enfants devrait nous remuer en tant que parents. Ça n’est pas le cas. Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse directement de défendre la liberté d’expression. D’abord parce que l’attaque du 7, pour horrible qu’elle soit, n’aura que très peu d’impact sur le degré de liberté d’expression dans ce pays. Elle aura une influence, je ne le nie pas, mais comme de nombreux autres faits. Chaque fois que la liberté d’expression est attaquée, par exemple parce que Facebook ou Apple censurent un contenu, notre réaction est dérisoire. Certes, les actions des GAFA sont moins horribles qu’un bain de sang, mais leurs conséquences sont bien plus surement funestes. J’ai l’impression que quelque chose d’autre se joue, mais je peine à l’identifier. Ou refuse de le faire.

Pour que tant de personnes se sentent aussi touchées, sans-doute l’attentat a-t-il touché à quelque chose d’intime, à une identité inconsciente. À certaines valeurs que l’éducation et la propagande ont réussi à inscrire profondément en nous. Des saloperies petites-bourgeoises que nous n’avons pas encore réussi à extirper de notre crane. Oui, justement, notre identité de petit-bourgeois. Bon, là c’est très flou donc je ne m’enfoncerai pas davantage.

Dernier dernier tiret, je crains que les rassemblements de soutien à Charlie Hebdo ne soient surtout un nouveau marqueur renforçant un clivage au sein de la société. On nous somme de choisir notre camp. Y aller c’est être avec les Bons. Ne pas y aller, c’est être dans le camp des barbares. Il en est de même des minutes de silence nationales. Refuser de s’y associer, c’est être aussitôt soupçonné de ne pas suffisamment condamner le massacre, donc en devenir complice. J’ai horreur qu’on m’impose ce genre de choix sans nuance. Et je pense que beaucoup de gens, parce qu’ils ne se sentent pas concernés par les deuils officiels, vont se sentir rejetés encore davantage, vont se sentir encore un peu moins égaux.

Mais tout cela est encore obscur, je vais aller butiner un peu ailleurs pour essayer d’y voir plus clair.

Clochix

Publié le 10 Jan 2015 sur esquisses.clochix