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QUELLES PERSPECTIVES APRES LE PROCES DE FRANCE TELECOM ?
SOUFFRANCE AU TRAVAIL :
Article mis en ligne le 28 janvier 2020

COLLOQUE LE SENAT–20 JANVIER 2020

Une libre expression de syndicalistes

LE PROCÈS FRANCE TELECOM /DIDIER LOMBARD & AUTRES ET SON VERDICT

De mai à juillet 2019 s’est tenu au Tribunal Correctionnel de Paris le procès pour harcèlement moral, de FRANCE TELECOM / ORANGE et de son équipe dirigeante : Didier Lombard (PDG), Louis-Pierre Wenès (Directeur Opérations France), Olivier Barberot (DRH), ainsi que Nathalie Boulanger, Guy-Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont et Jacques Moulin pour complicité.
Les 46 audiences ont décortiqué le management d’une société du Cac 40 : les plans « Next » et « Act », les parts variables, les discours à l’Acsed (Association des Cadres Supérieurs Et Dirigeants de Orange), les formations de l’école de management, les alertes des médecins du travail, des CHSCT, les objectifs de – 22.000 salariés en 3 ans, les outils de pression, les « Espaces Développement »... Et ceci pour faire partir les salariés « par la porte ou par la
fenêtre »…
Ces audiences ont permis de rendre visibles ceux qui ont subi les méthodes auxquelles ils furent confrontés, et en restent profondément marqués dans leur intégrité. Parties civiles ou témoins ont pu dire leur vérité devant la Justice et les prévenus, obligés de les écouter.
En face, les prévenus sont restés enfermés dans leur novlangue où l’euphémisme succède à la brutalité des mots, pour continuer à nier leurs responsabilités et faire croire à la fable des « sauveurs de l’entreprise ». Ce n’est que sur leur propre sort qu’ils furent brièvement émus. Ils furent là, en rangs serrés avec leurs bataillons d’avocats, dans une stratégie de défense collective qui fit dire à la Procureure qu’ils étaient « en bande organisée ».
Le délibéré a été rendu le 20 décembre 2019 : 1 an de prison dont 8 mois avec sursis et 15.000 € d’amende pour Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Didier Barberot. 4 mois de prison avec sursis et 5.000 € d’amende pour les autres, comme complices. 75 000 € d’amende pour FRANCE TELECOM / ORANGE. Au niveau civil, c’est plus de 5 millions d’euros aux victimes et autres Parties civiles.


LE PROCÈS DE LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL

Ces peines sont faibles en absolu, mais on savait dès le départ que le niveau ne serait jamais à la hauteur des vies des dizaines de personnes suicidées, des centaines qui ont fait des tentatives et des milliers qui ont été détruites psychiquement par le management agressif mis en place. Elles valent pour la reconnaissance publique, par la Justice, d’un système de harcèlement moral organisationnel, et par l’interdit social majeur qui est désormais posé
sur ces techniques et buts du management moderne.
Ce management moderne, qui détruit la substance même du travail, à savoir l’investissement subjectif de l’individu dans cette relation sociale centrale, n’est pas limité à FRANCE TELECOM / ORANGE durant la période 2005-2010. Il s’est généralisé dans la sphère publique à partir des années 2000, après s’être répandu dans le privé depuis le tournant gestionnaire de la fin des années ’80.
Aujourd’hui, c’est un agriculteur par jour qui se suicide. C’est un policier, un cheminot, un personnel soignant, un postier, un enseignant, un inspecteur du travail, etc., par semaine. Rares doivent être les professions où le niveau n’est pas au moins d’un suicide par mois.
Au terme de travaux théoriques et cliniques, croisant de nombreuses disciplines des sciences humaines, il a été mis en évidence que la destruction du travail (et des personnes au travail) par le management moderne est peu ou prou déterminée par quatre grandes évolutions qui concourent toutes à l’isolement du salarié :

 1. L’évaluation quantitative et individualisée des performances. Les Entretiens Individuels d’Appréciation (EIA) , systématiques dans les collèges maîtrise et cadres, mais assez répandus aussi dans la collège exécution, pouvant donner lieu à l’octroi de primes ou de parts variables arbitrairement différenciées, sont des puissants facteurs de désagrégation des équipes, de l’intelligence collective, et de la coopération.

 2. La standardisation de procédures déconnectées de la réalité du travail, et imposées par des gestionnaires, constitue pour les professionnels une douloureuse remise en cause de leur savoir-faire de métier. 3. La qualité totale, qui reste inscrite dans des exigences de rentabilités économiques et financières non-négociables, conduit en réalité à un mensonge généralisé les conditions réelles d’effectuation du travail. AZF en 2001 ou Lubrizol en 2019 sur le plan industriel, l’accident ferroviaire de Brétigny sur le plan de la réalité de la maintenance, les faillites d’Enron en 2001 ou de Worldcom en 2002 sur le plan de la sincérité comptable, sont
autant d’exemple de ce mensonge généralisé sur le réel, mensonge auquel les salariés sont souvent contraints de participer, sous la menace.

 4. Le découpage des métiers en « compétences » censées permettre au travailleur de trouver son « employabilité » (terme cher au MEDEF) sur le marché fluctuant de l’actionnariat, constitue une source majeure de désolation (éthy. : solitude, isolement ; selon Christophe Dejours, les suicides au travail sont des « pathologies de l’isolement »). Sur un plan plus collectif, il est à la base de la multiplication des réorganisations de services (dont il fut également question dans le procès de France Télécom) visant à adapter en permanence les activités aux besoins imprévisibles de la finance.

Cette situation désastreuse du travail – encore une fois très au-delà de la seule entreprise FRANCE TELECOM / ORANGE durant la période 2005-2010 - est la traduction directe de cette évolution des mécanismes de l’exploitation capitaliste, pour obtenir la soumission des personnes au travail et répondre à l’exigence de création de valeur non pas pour les populations mais pour le capital (l’année 2019 est annoncée comme une année record pour le versement des dividendes aux actionnaires des entreprises du CAC 40, malgré les discours alarmistes sur les conséquences du mouvement des Gilets Jaunes durant tout le premier
semestre, et le mouvement contre le projet de retraites à points initiée le 5 décembre dernier).
Tant que la souffrance au travail sera pensée, enseignée et mise en œuvre par les managers, comme une ressource privilégiée pour assurer la domination, et tant que les responsables politiques adhèreront à ce système en ne rendant pas le cadre légal plus précis, complet et effectif (tant au niveau législatif, règlementaire que judiciaire), non seulement la violence sociale au travail ne pourra que s’accroître encore, mais c’est également les conditions
d’un vivre-ensemble démocratique qui sont minées à la base, par la disqualification de l’entraide et de la coopération.

SOUFFRANCE AU TRAVAIL & RETRAITES

A ce titre, on doit faire un lien entre la souffrance au travail durant toute la vie active (que ce soit les périodes d’emploi soumis à ce management destructeur, ou celles de chômage générant désoeuvrement et culpabilisation), et le projet de retraites à points, qui procède de la même attaque frontale du monde du travail.
En effet, par rapport à cette situation du travail, le système actuel de retraites - certes déjà très mis à mal depuis bientôt 30 ans – est un droit collectif, pensé et organisé dans l’idée d’une solidarité qui corrige un peu, au « 3e âge », les inégalités subies durant les deux premiers âges (l’âge de construction/formation de l’enfance/adolescence, puis l’âge adulte de la vie dite « active »). Il n’est pas inutile de rappeler que ce système, qui, avec l’assurance maladie et les allocations familiales, constituait le fondement de la SECURITE SOCIALE, était le fruit d’un siècle de mouvement social, et qu’après deux guerres mondiales, il était clairement présenté dans des lois fondamentales, tant nationale (Préambule de la Constitution de 1946, toujours en vigueur), qu’internationale (la définition de la santé selon l’Organisation Mondiale de la Santé, en 1946 aussi : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne se limite pas à l’absence de maladie ou d’infirmité »), comme le moyen d’éloigner la « barbarie » que représentaient les régimes totalitaires fascistes et nazis.

Et de fait, les deux succès indéniables de cette Sécurité Sociale généralisée en 1945, auront été une élévation globale du niveau sanitaire de la population, et un recul spectaculaire de la pauvreté des plus de 60 ans. Mais désormais, le niveau sanitaire global de la population stagne, voire régresse pour certaines catégories, et les retraites représentent le dernier espoir « refuge » à la violence sociale qui s’exerce au travail.

Or, sur un plan économique, l’objectif du système des retraites à points est bien d’assécher les mécanismes sociaux de financement d’un système de solidarité, pour détourner au fur et à mesure les épargnes personnelles vers les banques-assurances, et créer toujours plus de valeur pour le capital et non pour les populations. Quoi que prétende le Gouvernement, l’objectif revendiqué de limiter le poids de retraites à un pourcentage du PIB, induit mécaniquement une baisse des pensions.

Mais surtout, le projet de retraites à points, dans son esprit même, consiste à importer, dans ce dernier « refuge » de la solidarité sociale, les principes au fondement de la souffrance au travail et des drames sur lesquels le procès FRANCE TELECOM/DIDIER LOMBARD & autres a mis un peu de lumière.

En effet d’une part les retraites à points deviennent un système individualisé où chacun sera en concurrence avec tous les autres pour grappiller quelques points contre les autres. Car avec le carcan des 14% maximum du PIB (et l’obsession à peine voilée de réduire cette limite au fur et à mesure), tout droit supplémentaire des uns ne s’obtiendra qu’en privant les autres d’autant. D’autre part, l’autre motivation forte avancée par le Gouvernement est que ce système est nécessaire pour s’adapter à la précarisation des carrières (mobilité inter-métiers, inter-entreprise, alternance de périodes d’activité et de chômage, etc.). Ce faisant, on revendique le choix de la précarisation et de l’insécurité sociale, au nom de l’adaptabilité à des « lois » économiques présentées comme extérieures et irrésistibles.

Cette individualisation des retraites d’une part, et cette motivation de l’adaptabilité nécessaire au risque de voir tout simplement disparaître le système (le discours officiel ne consiste-t-il pas à prétendre « sauver notre système par répartition ») d’autre part, sont très exactement les deux piliers du système de harcèlement moral organisationnel mis en évidence, et sanctionnés, par le jugement du Tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre 2019.
Il n’y a dons aucune raison de ne pas voir demain, avec l’instauration d’un tel système de retraites par points, les mêmes drames humains (pathologies psychiques, psychosomatiques, jusqu’aux suicides et tentatives de suicides) se développer dans la population chez les plus de 60 ans, comme ils se développent déjà dans la population dite « active ».


TRAVAIL, RETRAITES, ET VIE SUR TERRE !

Cette course folle à la création de valeur pour le capital, détruit en outre les ressources naturelles, et dérègle les mécanismes subtils que le système Terre a développés sur des milliards d’années pour permettre les conditions de la vie telle qu’elles nous font, aujourd’hui, en tant qu’espèce humaine. C’est un processus à proprement parler suicidaire, où les mêmes « suicideurs » professionnels engendrent des millions de morts (exploitation au travail,
guerres, famines, répressions étatiques ou mafieuses, migrants, crimes industriels, etc.) pour le maintien de leurs privilèges matériels et symboliques.

Le champ du travail est une ligne de clivage privilégiée entre la barbarie sociale ou le vivre-ensemble démocratique fait d’entraide et de coopération, et les retraites sont intimement liées à ce travail, dont elles sont une continuation sous une autre forme.

L’autre champ est l’ « Environnement », et l’on notera que là aussi, même les tenants de la
collapsologie/collapsosophie/collapsopraxis, désignent l’entraide et la coopération comme les ressources propres à l’espèce humaine (au sens où cette espèce est celle qui a le plus de (pré)dispositions à ces valeurs d’organisation), qui peuvent nous permettre de traverser les périodes à venir de dérèglements multiples du système Terre.

Dès lors,
 Repenser les organisations du travail à la lumière des débats qu’aura permis la procès FRANCE TELECOM/DIDIER LOMBARD & autres, en faisant de la relation de travail un appui du vivre-ensemble et de l’exercice de la démocratie réelle (au lieu d’être le lieu privilégié de la soumission),
 Articuler cette refonte du travail avec temps de la retraite, et son financement,

 Intégrer le tout dans une vision qui ne place pas les sociétés « hors-sol » par rapport au système Terre, apparaît une nécessité sociale et humaine des plus urgentes.

QUELQUES MESURES IMMEDIATES

Une première disposition législative, très facile et rapide à prendre, qui ne nécessite aucun financement (qui fera même faire de substantielles économies dans la gestion RH des grandes entreprises et administrations ), et qui commencera à inverser un peu le sens de l’évolution du management vers la coopération et l’entraide, plutôt que l’individualisation, le mensonge et la concurrence inter-personnelle, serait l’interdiction dans le Code du travail de
tout système d’évaluation quantitatif et individualisé, et de tout système de prime ou part variable associé.

Une seconde action immédiate, qui permettrait un affichage clair, serait un programme pluriannuel d’embauches d’Inspecteurs du travail. L’injustice sociale, et plus encore le sentiment de l’injustice sociale, est aussi le fruit du soutien politique à l’impunité des délinquants en matière d’infractions liées au travail, au regard de la « tolérance
zéro » envers les infractions majoritairement liées à la pauvreté et la désocialisation. Les « zones de non-droit » dans laquelle la police est persona non grata, ce ne sont pas nécessairement les quartiers de relégation populaire aux périphéries des métropoles, ce sont principalement les entreprises.

Une troisième action politique, avec ses déclinaisons législatives et règlementaires, serait de faire des accidents du travail et des maladies professionnelles une cause nationale, en réformer le système actuel pour :

 Faciliter la reconnaissance du caractère professionnel des accidents, notamment lorsqu’ils se développent sur le plan psychique plus que physique ;
 Mieux identifier, décrire et reconnaître le caractère professionnel des maladies, et/ou des critères ou circonstances dans lesquelles une maladie est liée à l’exécution de la relation de travail ;
 Créer des mécanismes économiques ou amender ceux qui existent (cotisations, bonus/malus, sanctions,…) qui incitent beaucoup plus fortement qu’aujourd’hui à ce que la « performance » des entités économiques se mesure aussi à l’état sanitaire des personnes au travail ;

Et, dans l’attente d’une réforme de fond selon ces axes, le renforcement du niveau de pénalisation des entreprises en fonction du taux d’accidents du travail, pourrait rendre l’attention aux sécurité, santé, hygiène et conditions de travail, immédiatement plus prégnante.

Si déjà ces trois orientations recevaient un début de réalisation, la situation du travail pourrait commencer à changer, et la vie démocratique se verrait insuffler une énergie nouvelle.

Jean-René DELEPINE (Syndicaliste à SUD-Rail)
Pascal VITTE (Syndicaliste à SUD-PTT)