Divergences Revue libertaire en ligne
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Ci et là, morceaux vécus
Article mis en ligne le 3 décembre 2018
dernière modification le 29 janvier 2019

Après avoir discuté avec les gilets jaunes des rond-points de Fontainebleau - celui de l’Obélisque - et de Nemours — celui de l’A6 à l’entrée de la ville - ce que je perçois c’est un mouvement social qui réunit des gens plutôt fauchés qui en ont marre de voir les impôts être transférés des riches aux pauvres, de voir que quel que soit le vote, à gauche ou à droite (ou l’abstention), leur situation se dégrade, et qui on choisi en conséquence l’action directe et - grâce à Facebook - un mode d’organisation se défiant des chefs, porte-paroles et autres représentants auto-proclamés que les éditorialistes et le pouvoir les presse de proclamer. Les chefs ont besoin de chefs, pour régler les problèmes entre chefs.

Pas mal de femmes. Contestation globale de la libéralisation forcenée de l’économie, ambiance à la fois festive - avec une sono de chants anti-macron et anti-pognon à l’obélisque - et attitude déterminée. Sur la casse de samedi, si leur premier discours est que "c’est pas bien", il ne faut pas discuter longtemps, pour que le second soit : "c’est pas bien, mais si on ne nous entend pas, ben faut crier plus fort". Par contre pas de pensée politique très construite.


Nimes
Le premier soir (dimanche) j’ai rencontré 5 personnes ; un retraité ex-syndiqué, un chauffeur-livreur d’une trentaine d’années, et 3 autres gars venant d’autres communes que Nimes (alors que des barrages existent plus près de leur domicile).

La discussion a eu lieu autour d’un feu alimenté par des palètes, livrées par tout un tas de gens, spontanément.

Durant notre discussion, un couple est venu proposer du thé chaud, puis un monsieur a proposé des paniers repas chauds.

De ce que j’ai pu voir et entendre :
 3 personnes présentes étaient d’origine maghrébine ;
 les gars présents viennent plus ou moins souvent, selon les disponibilités ;
 il y a eu l’expression de se reconnaitre dans un mouvement populaire "où on est tous ensemble, pour une fois" ;

 le mot "dictature" revient fréquemment pour désigner le régime politique qui est le nôtre ; lorsque je dis qu’en Syrie, on serait en prison ou face à un mur avec dix balles dans le dos, il y a bien eu tentatives d’expliquer ce concept de "dictature" mais cela dénote un langage et des concepts qui empruntent aux autoroutes devenues conformistes du complotisme. Et un manque de culture politique.

 j’ai relevé que ces moments partagés étaient importants pour ces personnes qui parlaient souvent d’isolement social.

Le lendemain, je reviens en fin de journée. 40 personnes présentes. Tentes avec cantine, feu de bois, barrage filtrant. Proportion de femmes : 1/3 environ. Un peu plus loin, un autre groupe fait une opération "péage gratuit". Un homme (65 ans environ) s’avance vers moi et se présente. Visiblement, ils se connaissent tous plus ou moins. Je lui demande alors si il est le délégué chargé de l’accueil, et me dit que non. Il ne faut pas le pousser pour qu’il me raconte son histoire : fraichement retraité (il était patron de sa boite), c’est un ancien para, engagé volontaire pour l’Algérie. Au terme "d’une belle guerre", il passe à l’OAS, puis se cache en Espagne avant de rentrer en France plus tard. Un homme, intérimaire venant d’Espagne, nous rejoint. Je viens de relever que mon premier interlocuteur assume de quitter la France pour s’installer au Portugal, "pays où la fiscalité est plus faible, où le social n’existe pas, donc où les gens pauvres sont plus solidaires et paient moins d’impots". L’ex-para se fâche de mes remarques, et l’intérimaire espagnol me dit également qu’il n’y pas de contradictions, il envisage de faire pareil ! "Tu vois bien qu’en France, c’est foutu, c’est la dictature, et çà va dégénérer..." Je n’en saurais pas plus...

Deux journalistes de FR3 arrivent. Elles sont accueillies sans animosité. Spontanément, l’ex-para va à leur rencontre et prend la parole devant la caméra. Je demande à l’intérimaire si c’est ce gars qui est désigné pour parler à la presse. "Non, y va qui veut". Et comment avez vous désigné vos délégués dans le département ? Vous les connaissez ? "Non, on ne sait pas qui c’est. Ils ont été désignés par eux là-bas", et il me montre du doigt un petit groupe de sexagénaires.

Les voitures qui passent à proximité et les camions font entendre leur soutien, mais ne viennent pas sur le barrage. Les apports spontanés de nourriture sont fréquents.
Un ancien enseignant vient papoter avec moi. Ex-président d’un petit club de sport, il s’inquiète de la suite du mouvement, qui s’affaiblit nettement par ici. Il est à la recherche de perspectives, il parait moins aigri que ses compagnons de barrage. Lorsque j’évoque la convergence du monde du travail et des gilets jaunes, il me fait remarquer qu’ils viennent ou sont encore dans le monde du travail. J’en mets une couche sur l’hypothèse Le Pen si Macron dégageait. Il reste circonspect, n’approuve pas ni ne désapprouve.

Puis un monsieur âgé, queue de cheval et barbe fournie nous rejoint. Lui aussi me raconte son histoire. Orphelin au sortir de la guerre, vivant vers Bastille à Paris, il a été en quelque sorte élevé par des rescapés des camps nazis et d’ex-brigadistes. Spontanément il pleure à cette évocation. Puis me parle des anarchistes. Puis me dit qu’il se fera enterrer avec son gilet jaune. "Dis toi, poursuit-il, que le social, tu l’as en naissant ou tu ne l’as pas. C’est quelque chose qui vient d’en haut et qui te le donne". Je m’éloigne...

Au cours de cette soirée, je relève :
 une haine des corps intermédiaires (des mots durs, affirmation de ne plus jamais voter) ;
 une haine contre Macron (des insultes, des menaces même contre lui) ;
 pas de discussion sur les perspectives de leur mouvement qui pourtant s’étiole ;
 aucune évocation d’action sur les patrons pour qu’ils augmentent les salaires ;
 respect pour ceux qui ont réussi dans la vie, mais haine de Ghosn ;
 aucun débat sur la redistribution des richesses ;
 la mondialisation est fustigée, la robotisation aussi ;
 pas de démocratie directe, donc pas de contrôle des représentants (presse, coordination...)
 liaison permanente entre les barrages de la région mais avec des messageries truffées de trolls et de délires parfois paranoïaques ;
 population très mêlée socialement (patrons PME, intérimaires, chomeurs, salariés, retraités...)
 un véritable enthousiasme à se (re)trouver sur ce barrage que certains tiennent depuis 7 jours.

Je sais que ce barrage et ses barricadiers ne sont pas représentatifs. J’envisage d’y retourner.

Un autre jour - Depuis ce matin, c’est le jeu du chat et de la souris avec les CRS dans le Gard.
> Ils essaient de dégager les barrages bloquants dans les zones industrielles de St Césaire et Grézan à Nimes. Les gilets laissent faire, puis reprennent position une fois les flics partis.
> 18h00, je retourne au barrage filtrant du rond point à l’entrée de l’A9 Nimes Ouest.
> 30 personnes présentes ; 6 personnes font le filtrage, plus loin, sur le même rond point, d’autres encore ont allumés un feu et ralentissent la circulation. 50 personnes environ au total. Lorsque j’arrive, des petits groupes se sont formés et discutent vivement. Je comprends vite qu’un conflit vient d’avoir lieu. Le clash portait sur qui était actif et qui ne l’était pas sur le barrage. Un type de 40 ans, traverse le barrage en gueulant que puisqu’il est tout seul à faire l’action gratuité à l’entrée de l’autoroute, on ne l’y reprendras pas de sitôt. Certains essaient de le ramener à la raison, mais rien à faire.

> Les gens fatiguent. Certains sont là tous les jours depuis le 17 novembre, à l’image de cette famille d’origine portuguaise. Le père, la petite cinquantaine, maçon, est là dès le matin, accompagné de sa femme. Leur fils, 35 ans, maçon aussi, les rejoint le soir après le boulot.
> Des viandes grillent sur le barbecue improvisé, il y a toujours de la nourriture et de l’argent parfois qui sont donnés par des automobilistes sympathisants. Je discute avec 3 hommes, un de 72 ans, retraité, et deux autres anciens artisans, au RSA aujourd’hui. La petite soixantaine. L’un d’eux raconte son récent divorce qui l’a mené à devenir sdf. Il se plaint que les prestations familiales versées sont de 20 euros. Et comment çà se fait ? "Je suis propriétaire d’une maison, et les occupants me paient un loyer !. Et il ne me reste que 350€ par mois pour vivre. Alors je vis dans ma voiture parfois, et je suis logé par un couple de vieux que je connais. Si j’étais migrant...". Le retraité ne me laisse pas le temps de relever : "Mais tu sais pourquoi ils viennent ici ceux-là ? tu crois qu’ils viennent par plaisir ?" L’autre se ravise et dit qu’il comprend, bien sûr.

> Derrière moi, un petit groupe raconte que les étrangers sont informés par leur consulat sur la façon d’obtenir des prestations sociales en France. Ils le savent eux que c’est vrai, puisqu’ils connaissent des gens qui ont profités du système !

> Une dame avec qui je discute aussi me dit que rien ne viendra de Macron et qu’elle est pessimiste sur l’avenir du mouvement. Elle est retraitée, et vit dans un village près de Nimes. "Mais tu ne crois pas que si le mouvement défilait avec des syndicats de salariés, samedi 1er décembre, il pourrait y avoir une seconde phase ?". Non, les syndicats, c’est politique, et les gilets n’en veulent pas.

> Une autre discussion a lieu, sur le prix du carburant, et ce à quoi servent les sommes récoltées. Pêle mêle on dénonce les carburants polluants détaxés des bateaux, des avions, le Smic qui ne bougera pas avant le 1er janvier 2019..."Le seul président qui augmentait les salaires, c’est Giscard ! Les autres ont été élus pour empêcher Le Pen d’être élu..."
> Je dis au-revoir et je m’éloigne.