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Pourquoi l’Europe ?
Alain Bihr
Article mis en ligne le 18 octobre 2018
dernière modification le 29 octobre 2023

Apparue dans les années 1980 aux États-Unis, où son succès a été foudroyant au sein du monde académique, la world history ou global history ou encore big history (bien que ces expressions ne soient pas strictement synonymes) s’est répandue en Europe, en Amérique latine et en Asie au cours des deux décennies suivantes. Ne constituant pas à proprement parler une nouvelle École historique, tant les ouvrages qui s’en réclament présentent de divergences sur le plan méthodologique et épistémologique, sans parler des conclusions auxquelles ils aboutissent, elle propose plutôt une nouvelle manière d’envisager et d’écrire l’histoire de l’humanité en se juchant à l’échelle du monde.

Ce qui implique tout d’abord de la décentrer : non seulement rompre avec la réduction de cette histoire à la juxtaposition d’autant d’histoires nationales compartimentées qu’il s’est formé d’États-nations ; mais encore s’émanciper de l’européocentrisme ou de l’occidentalocentrisme qui, jusqu’à une date récente, a conduit les historiens à ne l’envisager que du point de vue de l’Europe ou de l’Occident, c’est-à-dire de la domination que ceux-ci ont exercée durant les derniers siècles sur et à l’encontre du restant de l’humanité, quand ils ne sont pas allés jusqu’à dénier à ce dernier toute histoire propre. La world history se propose par conséquent de multiplier les approches comparatives entre nations, continents, aires de civilisation, en repérant leurs points communs autant que leurs différences tout en maintenant la part égale entre eux ; ce qui la rapproche des connected histories. Elle s’intéresse de près aux emprunts réciproques, aux allers et venus entre les différents espaces ainsi mis en rapports, aux mélanges et métissages tant culturels que biologique entre eux, tous suscités par l’expansion européenne.

De la sorte, elle relativise voire « provincialise » l’Europe (pour reprendre l’expression suggestive de Dipesh Chakrabarty), son histoire, les formes qu’elles a prises autant que ses catégories de pensée et ses valeurs, en lui ôtant tout statut d’exceptionnalité et en la privant définitivement du privilège qu’elle s’est longtemps assuré d’être la mesure des autres et du monde [1] . Elle souligne que non seulement la domination de l’Europe sur le restant du monde n’a pas été sans résistance de la part de celui-ci (d’où la connexion de la global history avec les subaltern studies) mais encore qu’elle n’a pu, bien souvent, s’exercer qu’en instrumentalisant les ressources et acquis, souvent originaux, des formations sociales ainsi dominées, en faisant en somme des dominés des acteurs à part entière de l’histoire mondiale. La world history en vient même à opérer une véritable « révolution copernicienne » en considérant que ce n’est pas l’Europe (ou l’Occident) qui a été le véritable centre ou moteur de l’histoire mais d’autres continents ou formations, selon le cas la Chine, l’Inde, l’Afrique même, souvent bien en avance sur l’Europe, qui n’aura dû de prendre la première place qu’à ses emprunts aux civilisations non-européennes [2], inaugurant ainsi une parenthèse qui serait d’ailleurs en train de se refermer [3] .

Réécrire l’histoire au présent ?

En fait, la global history illustre une fois de plus le principe selon lequel « l’histoire s’écrit toujours au présent  ». Son inspiration lui vient de ce que l’on nomme couramment « la mondialisation » ou « la globalisation » [4] , c’est-à-dire de la dernière époque en date du devenir-monde du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés durant la seconde moitié du XXe siècle, plus précisément à la faveur (si l’on peut dire) de la crise structurelle du capitalisme qui débute dans les années 1970 et de la mise en œuvre, en réponse à cette crise, des politiques néolibérales. En étendant, intensifiant et accélérant la circulation des marchandises, des capitaux, des informations, dans une moindre mesure des femmes et des hommes au niveau planétaire, en tendant à faire éclater les cadres des États-nations et coalitions d’États-nations constitués dans les périodes et phases antérieures du devenir-monde du capitalisme, en remettant en cause du coup toutes les positions antérieurement acquises voire en procédant à quelques spectaculaires renversements de situation (pensons au relatif déclin industriel de l’Europe occidentale et des États-Unis face à la montée en force de l’industrialisation des « pays émergents  » : Chine, Inde, Brésil, etc. après la Corée, Taïwan et autres « tigres » et « dragons » sud-est-asiatiques), pour certains fragiles et précaires, pour d’autres sans doute plus durables, « la mondialisation » ou « la globalisation » a incontestablement pavé la voie des renversements de perspective auxquels nous invite la world history. Et, bien évidemment, l’aggravation continue de la crise écologique planétaire a elle aussi contribué à nous faire comprendre combien l’humanité tout entière partage une communauté de destin et de dangers.

Mais, si le présent incite toujours à relire le passé avec un regard neuf, encore faut-il se garder des illusions rétrospectives qu’il peut faire naître. Ainsi, lorsque la global history nous fait comprendre que « la mondialisation » ne date pas d’hier, on ne peut que la suivre. Par contre, on se montrera beaucoup plus réservé lorsqu’elle cherche à nous faire croire que « la mondialisation » daterait de l’aube de l’humanité ou que, du moins, son origine se perdrait dans la nuit des temps [5] . Que les migrations d’Homo sapiens aient tôt couvert la planète, au bénéfice de nombreux métissages biologiques et culturels, c’est avéré. Qu’il s’est toujours trouvé des échanges de divers types et emprunts réciproques entre les différentes formations sociales ou ères de civilisation, entre les différents « mondes » (qu’il se soit agi d’« empires-mondes » ou d’« économie-mondes » pour parler comme Braudel et Wallerstein) qui se sont développés sur les continents eurasiatique et africain, entre lesquels n’existe aucune solution de continuité territoriale, cela n’est pas moins certain. Mais, jusqu’à ce qu’elle se produise, l’humanité n’avait jamais rien connu de pareil à l’expansion que les navigateurs, marchands et conquistadors européens entreprennent à partir du XVe siècle en direction de l’Afrique, de l’Asie et des Amériques, qui va aboutir dans les trois siècles suivants à intégrer de larges pans de ces trois continents dans un même réseau de relations économiques, politiques et idéologiques centré sur l’Europe occidentale et largement commandé par elle : non seulement à interconnecter une pluralité de mondes qui, jusqu’alors, s’étaient largement ignorés mais encore à faire naître à partir de là un même monde, articulant et se subordonnant plus ou moins les précédents, dont l’Europe occidentale va constituer le cœur et le cerveau, ses autres membres s’ordonnant hiérarchiquement autour d’elle en fonction de ses propres exigences, dont la principale : la valorisation de la valeur, la formation et la reproduction de cette « valeur en procès » (Marx) qu’est le capital. C’est alors et alors seulement que, pour la première fois, pour quelquefois le meilleur et bien souvent le pire, les différents espaces occupés par l’humanité sur Terre ont été saisis et organisés en un même monde. En ce sens, parler d’« histoire globale » ou d’« histoire mondiale » antérieurement à ce processus d’expansion ne peut constituer qu’un abus de langage.

A partir de là, la question de « l’exceptionnalité » ou du « privilège » de l’Europe ne peut manquer de se reposer. Car, somme tout, ce qu’il s’agit d’expliquer, c’est bien pourquoi, à partir du XVIe siècle, ce sont des vaisseaux européens, portugais et espagnols d’abord puis rapidement néerlandais, anglais et français, sans oublier quelques danois, prussiens et suédois, qui se sont mis à croiser, outre dans l’Atlantique, dans l’océan Indien, les mers de Chine et du Japon, en reliant leurs ports à Lisbonne, Séville, Anvers, Amsterdam, Hambourg et Londres, prélude à leur prédominance dans ces eaux et à leur monopolisation de leurs échanges, et non pas des vaisseaux japonais, chinois, malais, indiens, perses, arabes ou swahilis, partis de Nagasaki, de Ningbo, de Banten, de Malacca, de Calicut, de Surat, d’Ormuz, de Mascate, d’Aden ou de Malindi qui ont abordé les côtes africaines, américaines ou européennes de l’Atlantique pour en faire autant. Ou encore pourquoi, par un jour de mai 1498, c’est Vasco de Gama qui débarque à Calicut après avoir traversé l’Atlantique et doublé le cap de Bonne-Espérance alors que, quelques décennies auparavant, poursuivant sur sa lancée, les expéditions conduites par l’amiral chinois Zheng He se sont arrêtées sur les côtes africaines orientales et n’ont pas envisagé de les descendre pour effectuer le périple inverse et débarquer, par exemple, dans le port de Lisbonne.

Que la manière dont la question a été jusqu’à présent examinée ne soit pas acceptable ou même seulement satisfaisante, en postulant soit une seule et même voie de « développement » sur laquelle sont censées progresser toutes les sociétés humaines, l’Europe n’ayant finalement eu que la chance de s’y engager plus tôt que les autres, soit quelques spécificités culturelles européennes (le « miracle grec », le droit romain, l’autonomie politique des villes, l’émergence de l’individualité entrepreneuriale, etc.) qui lui auraient ouvert cette voie, soit pire encore quelque supériorité irréductible de « l’homme blanc  » quand il n’était pas question de la « race blanche », ne doit pas conduire à récuser pour autant la question mais oblige plutôt à la poser à nouveaux frais.

Du féodalisme à la première mondialisation

Dès lors, pourquoi l’Europe ? On se doute bien que pareille question n’appelle pas de réponse simple. Sa complexité ne doit cependant pas servir d’alibi pour ne pas risquer d’y répondre de manière claire. L’hypothèse directrice ici retenue est que l’originalité historique de l’Europe est qu’elle a servi de berceau au capital entendu au sens que lui donne Marx : comme rapport social de production, impliquant notamment l’accumulation de capital-argent (essentiellement sous forme de capital marchand) et l’expropriation des producteurs immédiats, « libérant » du coup forces de travail et moyens de production en leur permettant de devenir des marchandises appropriables par les détenteurs de capital-argent, dont la combinaison productive de ces conditions subjectives et objectives du procès de production va considérablement élargir la sphère de valorisation.

Marx lui-même ne nous a pas dit grand-chose sur les conditions historiques de cette formation, tout en soulignant le caractère crucial de cette dernière. Quelques intuitions éparses dans son œuvre ouvrent cependant des pistes heuristiques. La première conduit à considérer que, de tous les modes de production auxquels le devenir historique des sociétés humaines a pu donner naissance, le féodalisme, tel qu’il s’est formé en Europe à la fin du premier millénaire et dans l’archipel nippon dans le cours de la première moitié du second millénaire, est le plus favorable, à la limite le seul favorable, à la formation de ce rapport de production [6] . Même si cette dernière continue à s’y heurter à de nombreux obstacles qui en limitent le développement, tant quantitativement (dans l’étendue, le rythme et le volume de l’accumulation du capital) que qualitativement (dans les formes qu’il peut prendre). En somme, selon la formule consacrée, si le féodalisme a constitué une condition nécessaire à la formation du capital comme rapport social de production, il n’en a pas assuré la condition suffisante.
Quant à cette dernière, elle va précisément consister dans l’expansion commerciale et coloniale, qui débute à la fin du Moyen Âge et qui s’est poursuivie durant tous les temps modernes, sur la base des acquis du féodalisme et de sa subversion par les prodromes de la formation des rapports capitalistes de production. Expansion dont les principaux aspects seront la découverte et la colonisation des Amériques ; l’afflux en Europe de métaux précieux liés au pillage et à l’exploitation minière de ces mêmes Amériques ; le développement du système de plantations esclavagistes toujours aux Amériques et la traite négrière qui les ravitaillera en main-d’œuvre depuis les côtes africaines ; la conquête des marchés asiatiques et le début de la colonisation de certaines contrées orientales ; la rivalités entre puissances européennes pour s’approprier ces flux de richesses marchandes et monétaires, exacerbée par la mise en œuvre de politiques mercantilises, dégénérant régulièrement en guerres qui finiront par prendre une dimension mondiale ; la nécessité par conséquent d’un renforcement militaire mais aussi administratif et fiscal des États européens ; la nécessité de développer aussi le crédit public ; etc. Le tout élargissant l’échelle et accélérant le rythme de l’accumulation du capital sous toutes ses formes, en réunissant notamment les conditions de ce qu’on nomme habituellement la révolution industrielle, et en permettant la montée en puissance de la bourgeoisie comme classe sociale.

En somme, c’est à la faveur de cette première mondialisation, par laquelle l’Europe a commencé à s’instituer en centre du monde, en organisant et contrôlant les relations économiques, politiques, culturels entre l’ensemble des civilisations de la planète, que le rapport capitaliste de production s’est parachevé dans le mouvement même par lequel il donnait, simultanément, à l’Europe les moyens de sa domination mondiale.

Alain Bihr