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La causerie au lieu de se continuer par un exposé des souvenirs de la voyageuse, qui eussent ainsi servi d’illustration, a été le point de départ d’une discussion extrêmement vive sur le sionisme et l’antisémitisme, qui a rappelé le débat entre Bernard Lecache et Filderman dans cette même salle, deux ou trois ans auparavant. Les interruptions, souvent très courtes, s’entrecroisant avec d’autres interruptions, les répétitions et les contradictions empêchent de faire un compte rendu fidèle qui serait d’ailleurs sans intérêt. Mon travail a été de grouper les arguments, de développer les thèses présentées et même de les compléter, dans le dessein de faire réfléchir les lecteurs et non avec l’ambition de reproduire un débat confus. Je m’efforcerai de ne pas trahir les thèses des contradicteurs en présence, et je resterais sur le terrain de la bonne foi.
H. Pierrot. - Les renseignements que je vous donnerai, seront sans doute un peu vagues. Ils datent de mon voyage en Palestine qui eut lieu en avril 1933, il y a déjà un an .
La Palestine est un pays un peu plus petit que la Suisse. Elle a 700.000 habitants, dont 150.000 juifs (statistique de 1932). Elle est cultivée à peu près dans le quart de son étendue et il y aurait place, dit-on, pour 2 à 3 millions d’émigrants juifs (sans doute au maximum).
Depuis 50 ans environ existe un mouvement sioniste dont les débuts furent très difficiles. II fut déterminé par le désir de fuir les pays où les juifs étaient persécutés et, en même temps, de recouvrer la terre des ancêtres. C’était donc un mouvement national, appuyé sur des souvenirs religieux, et essentiellement idéaliste. Depuis la guerre il a passé au plan nationaliste. Autrefois, c’était une mystique vaguement religieuse ou remplaçant la religion. Maintenant il crée un nouveau patriotisme, il aspire à la formation d’un nouvel État, il veut avoir son drapeau, et, pour certains de ses adhérents, il va jusqu’au fascisme. En même temps les prêtres en ont tiré parti, et on constate une reprise de l’activité religieuse.
L’idée première des sionistes fut le retour à la terre, et leur programme fut de créer des colonies agricoles. Cette politique réaliste est tout à fait en contraste avec l’activité des anciennes organisations juives, qui au XIX siècle et même auparavant s’occupaient exclusivement d’aider les vieillards pieux à venir finir leurs jours en Palestine clans la prière. C’est pourquoi on ne rencontrait guère ces gens religieux qu’à Jérusalem.
Le procédé de la colonisation sioniste est bien différent de celui de l’expropriation militaire, comme au temps de la première installation (ainsi que le rapporte la Bible), et bien différent aussi des méthodes modernes des grandes puissances européennes. Le sol est acquis par achat. Ces achats sont effectués par une organisation centrale (Keran Kayemeth), et la terre est cédée aux colons, non pas en propriété, mais en location temporaire selon le droit biblique (baux de 49 ans). Ainsi est évitée la spéculation.
La colonisation comporte des lots individuels où s’établit une famille, ou bien des installations collectives, formant de véritables communautés, qui appliquent les principes du communisme, tout en ne voulant pas d’étiquette politique. Les unes et les autres sont reliées par une entente coopérative.
Dans les colonies collectives, tout est en commun et l’exploitation se fait en commun. II n’y a point de salaires. Les gains servent aussitôt à. l’amélioration commune et en particulier se reportent sur tout ce qui touche les enfants (jardins d’enfants, écoles, etc.). Un individu ne possède rien à lui, pas même ses vêtements, qui sont d’ailleurs réduits au minimum d’une chemise et d’une culotte courte, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Quand ils reviennent du blanchissage, chacun choisit des effets à sa taille. L’agriculture se fait de la façon la plus moderne. Il y a des écoles, des stations d’expérimentation, des laboratoires, etc. Pas de routine. De même pour l’élevage (poules, abeilles ;·vaches).
Le grand problème est celui de l’irrigation. On a foré des puits, extrêmement profonds parfois, et on a de l’eau. Jérusalem souffre d’une disette d’eau continuelle ; or elle n’est pas, font remarquer les juifs, entre les mains d’une administration juive. La terre palestinienne est percée de petits tuyaux d’irrigation. Sur les terrains qui ne sont pas cultivables, on essaie de faire du reboisement. Les forêts n’ont guère dépassé ·le stade de la pépinière.
La culture qui réussit le mieux est celle des arbres citreux, et on récolte oranges, citrons, pamplemousses (il y a aussi des amandiers, remarque faite par Eberlin). Dans certaines régions on obtient la banane. Ailleurs on cultive la vigne et on fait des vins riches en alcool. Cette fabrication est déjà une industrie, une industrie agricole. D’autres industries existent :·emballage des oranges, fabriques de savon, de chocolat. Je mentionné fabriques de textiles, des fabriques de ciment et l’extraction encore rudimentaire des richesses de la Mer Morte (potasse et autres sels).
Toutes ces entreprises industrielles sont, je suppose, exploitées d’après la méthode capitaliste, car je note une grève dans le ciment à Haïfa en 1933. En tout cas, il existe une organisation syndicale ouvrière bien vivante, et, ce qu’il y a d’intéressant. C’est que les ouvriers juifs s’efforcent d’élever les ouvriers arabes à leur niveau.
N’oublions pas, L’électrification par barrage du Jourdain au sud du lac de Tibériade. Les travaux sont avancés et ils profiteront au pays tout entier.
Les colonies malheureusement ne se suffisent pas encore toujours à elles-mêmes. Au début, elles ont été aidées par des subventions. Elles ont obtenu des crédits pour la constitution du cheptel. La Palestine a toujours vécu d’aumônes, aumônes des bons juifs pieux et aumônes des juifs nationalistes. Depuis la dispersion elle a continué à être le centre des regards de tous les juifs. Mais il faut distinguer entre l’activité créatrice des colons avec une mystique, qui n’est pas religieuse, et le formalisme des éléments religieux, attirés par le saint nom de Jérusalem, qui vivent, eux, exclusivement d’aumônes et cause du prestige de la tradition, ces gens pieux et les rabbins croient avoir une importance et cherchent à s’imposer aux colonies, aux jeunes, qui sont allés là-bas pour une toute autre raison. D’où frottements entre les deux milieux. Le résultat le plus clair du formalisme religieux est d’empoisonner tout le monde. Le sabbat en Palestine est plus rigoureux que le dimanche anglais, il y a 50 ans !
Outre les vieillards pieux aux turbans de fourrure qui habitent encore le vieux ghetto de Jérusalem, il existe un· autre élément à côté des colons agricoles, élément qui a grandi ces dernières années, surtout depuis l’arrivée des juifs allemands. Ce sont les petits bourgeois ou les gens des carrières libérales, qui entrent en Palestine avec quelque argent et par conséquent ne sont pas des immigrants. En somme, de petits retraités. Ils habitent les agglomérations urbaines, y construisent de plaisantes villas fleuries aux lignes simples, souvent dans le style Le Corbusier qui est à la mode là-bas. Ils sont presque tous avocats ou médecins. Ils ont l’esprit de leur milieu, bourgeois et citadin.
Mais il n’y a pas, dans tout le pays, de juifs venus pour tirer un profit matériel ou financier. Ce serait difficile, la spéculation sur les terrains étant impossible, et la grande industrie n’existant pas encore. Il y a quelques années, il était pourtant arrivé quelques juifs avec l’idée de faire du profit. Ils, n’ont pas pu rester et ils ont été « vomis ».
Ceux qui sont venus coloniser sont des juifs de tous les pays, originaires d’Europe, d’Amérique, d’Asie. On en voit souvent de la Perse et du Yémen. La langue commune est l’hébreu, qui est devenue une langue tout à fait vivante et que les enfants apprennent dès le bas âge. C’est la langue qui fait l’unité du pays juif.
On se préoccupe beaucoup du développement intellectuel. Il y a beaucoup d’écoles, et nombre d’entre elles sont intéressantes. Jardins · d’enfants et écoles élémentaires s’inspirent des dernières méthodes pédagogiques. Existent aussi des écoles techniques. Enfin l’Université hébraïque à Jérusalem, qui peu à peu s’est développée, a pris de l’importance. Mais, au lieu de s’orienter vers les recherches scientifiques universelles, elle semble teintée de sectarisme religieux et s’intéresser davantage aux études du passé.
Ce qui constitue lé fond réel et vivant du sionisme, ce qui attire la sympathie, c’est l’effort et l’oeuvre des pionniers dans les colonies agricoles. Mais un mouvement nationaliste cherche à en profiter, un mouvement nationaliste et religieux allant jusqu’au pro-fascisme. II a éveillé le nationalisme des gens d’à côté. La question arabe se pose. Je n’ai pas beaucoup de renseignements sur elle. Tout ce que je peux dire, c’est que l’agitation arabe paraît avoir été principalement une machination politique et une petite combine anglaise. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a eu exaspération d’un nationalisme par l’autre.
En bien comme en mal, c’est grâce aux juifs que les arabes ont pris conscience d’eux-mêmes. Comparez l’effervescence des arabes palestiniens à l ‘apathie des arabes syriens, même voisins d’une plantation européenne. Celle-ci ne leur donne pas des exemples d’enthousiasme nerveux, comme le ferait une plantation juive. Elle ne leur donne probablement aucun exemple de travail efficace, et chacun dort sur ses positions.
En Palestine, les arabes, se sont aperçus qu’ils pouvaient tirer quelque chose des terres qu’ils possèdent, qu’il y a des méthodes agricoles qu’on peut imiter avec profit. Et on voit maintenant côte à côte des plantations arabes et juives, toutes pareilles dans leur souci scientifique d’organisation et leur rendement. Mais aussi les juifs, toujours tendus et passionnés, transmettent leur trépidation nerveuse. D’anciens propriétaires, musulmans, dépossédés par l’achat et ayant gaspillé l’argent reçu pour la vente, grossissent les rangs des malheureux sans terre. Quelques gros propriétaires (les effendis), qui ont touché de bons prix en spéculant sur les terrains vendus, sont les premiers ensuite à pousser aux pogromes. Chaque fois qu’il n’y a en présence que des travailleurs, de véritables travailleurs agricoles des deux « races », il y a entente possible et même collaboration. Mais n’oublions pas la question des nomades qui ne peuvent continuer à vivre dans un pays de sédentaires, comme partout où il y a eu évolution vers le sédentarisme.
E. Pierrot. - Je voudrais simplement faire remarquer que le sionisme n’a jamais été religieux. Il a même été réprouvé par les juifs pieux qui n’attendent la rénovation du peuple juif que du messianisme. Il a été une protestation contre les pogromes en Russie tsariste et contre les persécutions de Bismarck en Allemagne. C’est un mouvement national et idéaliste de régénération. On a choisi la Palestine par tradition. Mais le mouvement des jeunes est tout à fait indépendant et en dehors de la religion.
Eberlin. - Le sionisme s’est développé sous l’influence de Hertz ! Un moment, il a hésité entre l’Ouganda (pays de l’Afrique orientale qu’on appelle aujourd’hui Kenya) et la Palestine. Les souvenirs traditionnels l’ont emporté, puisqu’il s’agissait d’un mouvement de rénovation nationale. Enfin la réalisation des projets sionistes a pu se faire grâce à la guerre. Le gouvernement anglais avait offert aux juifs la Palestine pour se rendre favorables les juifs américains et obtenir grâce à leur appui l’entrée en guerre des Etats-Unis à côté des Alliés. Et puis la Palestine est pour les Anglais un glacis sur la route des Indes. Les colonies sionistes leur paraissaient une garantie contre la possibilité d’un soulèvement arabe, Les juifs, eux, voient dans le sionisme le moyen de se libérer, d’avoir une patrie, de prendre conscience d’eux-mêmes et de leur propre dignité. Nous voulons ainsi échapper au mépris que tous les nationalistes font peser sur nous.
Coppet. - En créant un nouveau nationalisme, aussi odieux et aussi sectaire que les autres, en attisant les rivalités, les haines et les incompréhensions ! Je suis de la même origine qu’Eberlin C’est pourquoi je me permets de m’élever avec force contre une telle doctrine de prétendue émancipation. Il faut dire la vérité. Eh ! bien, en Palestine, un juif, qui prêchait l’accord et l’entente avec les arabes, a été assassiné par des juifs qui s’intitulent révisionnistes et qui sont en réalité des fascistes juifs. Les révisionnistes sont les adversaires des organisations ouvrières juives. Car celles-ci veulent aller avec le progrès, elles veulent s’entendre avec les autres. L’avenir des juifs est non pas de se confiner dans un particularisme étroit, mais de se fondre clans la civilisation universelle.
Bertrand. - Une civilisation qui tendrait à uniformiser l’humanité est sans aucun intérêt. Il est bon qu’il y ait des différences entre les hommes, entre les groupes d’hommes. Ce qui est sympathique dans le sionisme, c’est justement qu’il se présente à nous comme un vaste laboratoire d’expériences sociales. Chaque colonie est un essai libre suivant des méthodes différentes. Les unes pratiquent l’effort individuel. D’autres, et c’est la majorité, sont des collectivistes ou communistes, parfois à tendances anarchistes, mais sans étiquette politique. Toutes sont re1iées par un réseau coopératif qui est le soutien de leur développement. Certes, il y a une immigration capitaliste [1] comme il y a une immigration socialiste. Mais celle-ci doit garder le dessus. Sinon, ce serait la déchéance du sionisme. J’ai tout espoir en l’avenir du sionisme. Il donne aux juifs du monde entier une leçon et un réconfort. Il est en même temps un refuge. Il a une toute autre efficacité que, par exemple, la ligue contre l’antisémitisme.
Reclus. - Je prends la parole pour défendre Bernard Lecache. Il me semble au contraire qu’il a raison. Le sionisme est une expérience, intéressante sans doute mais forcément très limitée, qui ne saurait aboutir à résoudre la question juive, ni à supprimer l’antisémitisme. Pourquoi vouloir travailler à la ségrégation des juifs ? Pourquoi s’opposer, comme tous les autres nationalismes, aux malaxations et aux assimilations_ qui se font continuellement et qui se feraient davantage si nous vivions dans une confiance et une compréhension réciproques ?
Eberlïn. - On ne peut pas forcer les juifs à. l’assimilation. On s’y est souvent efforcé au cours des siècles et on n’a pas réussi. Il peut y avoir des exemples individuels. Mais la race juive et l’esprit juif sont irréductibles.
Lansac. - J’ai autrefois habité à Tanger dans le milieu juif. J’y ai connu deux garçonnets juifs qui étaient du plus beau noir. Il n’y a pas de race juive. L’histoire nous apprend que des tribus entières du sud de la Russie, ont été judaïsées au début du moyen âge, et on trouve, en effet, beaucoup d’individus du type mongol parmi les juifs russes. Il y a eu beaucoup d’autres mélanges au cours des siècles. Et d’autre part, beaucoup de juifs, surtout les juifs riches, se sont christianisés au moment des persécutions. Tant et si bien que la séparation raciale entre juifs et aryens apparaît comme une simple fumisterie.
Coppet. - On s’imagine affranchir les juifs grâce au sionisme. En réalité, et on ne saurait trop le répéter, on crée un nouveau nationalisme, comme l’a constaté Mlle Pierrot. On a renforcé l’esprit d’exclusivisme qui a trop longtemps régné parmi les juifs, car ils ont toujours cru et ils croient encore être le peuple élu.
Eberlin. - Mais· ce n’est pas spécial aux juifs. Chaque peuple croit être supérieur aux autres.
Coppet. - Justement, · c’est cette croyance qui divise les hommes et s’oppose au progrès, c’est-à-dire au rapprochement et à l’assimilation. Ce n’est pas le nationalisme qu’il faut favoriser, c’est la compréhension mutuelle et la mansuétude à l’égard des soi-disant étrangers. Ce que je demande, c’est l’affranchissement sur place, c’est la liberté du juif, comme de tout autre homme et en tant qu’hornme, dans tous les pays où il peut habiter.
M. Pierrot. - S’il n’y a pas de race juive - et on reconnaît qu’il n’y a pas de race pure déjà depuis le néolithique - qu’est-ce qui maintient la cohésion d’une communauté juive, si je peux m’exprimer ainsi ? Ce sont les coutumes et la tradition, ’c’est-à-dire que c’est le milieu, le milieu seul, qui agite et impose certaines habitudes de comportement. C’est- ainsi qu’on reproche aux juifs d’avoir un esprit irritant, parce qu’ils ont la manie de mettre tout en question. Or ce défaut ils l’ont en commun avec les anarchistes, et, à cet égard, l’esprit critique juif, parce qu’il n’est pas aveuglé par les préjugés habituels du milieu des goïm, a rendu · parfois service à la propagande révolutionnaire.
Mais les juifs ont d’autres préjugés, des traditions rituelles, auxquels ils tiennent par éducation, par habitude, qui sont soutenus, fortifiés par l’opinion de leur propre milieu. Préjugés, auxquels ils se sont efforcés de donner une explication rationnelle pour en défendre, envers et contre tous, le bien-fondé. Ils vont jusqu’à s’en vanter, et ils sont aussi irrités des critiques qu’on peut leur faire à ce sujet, que les adeptes d’une autre croyance. Le fanatisme est partout le même.
A vrai dire, cette communauté de préjugés souvent ridicules et tyranniques, ne peut se soutenir que. si le milieu constitue un vase clos où ne pénètrent guère les influences extérieures. 11 en était ainsi au Moyen-âge, et il en a été ainsi partout où la persécution a forcé les juifs à se replier sur eux-mêmes. Dans les temps modernes, c’est en certaines régions, comme la Pologne, la Roumanie, la ville de Brooklyn, que le milieu maintient ses coutumes et ses traditions par sa masse même. Comment le jeune homme, bridé par les préjugés de son éducation et du milieu pourrait-il s’émanciper ? Comment pourrait-il penser à un mariage mixte ? Il subirait la malédiction des siens et de l’opinion publique. Il ne peut compter sur la moindre indulgence, sur le moindre attendrissement. Il lui faudrait faire un effort presque surhumain de déracinement, d’un déracinement complet, le plus souvent impossible.
Un de nos amis, un abonné de Plus loin, précisément un ami de Bertrand, un sioniste d’origine roumaine, m’écrivait, il y a une dizaine d’années, au sujet de l’esprit juif. Il disait que ce qui est déplaisant chez les juifs venus de Pologne et de Roumanie, c’est leur mépris à l’égard du goïm. Ils sont habitués là-bas à avoir affaire à des paysans sans la moindre culture intellectuelle, laissés depuis des siècles dans l’ignorance la plus crasse, souvent de véritables brutes, abêties par la servitude, sujettes à des accès de violence au moment d’une crise d’ivrognerie. Tandis qu’eux-mêmes ont tous, sans exception, reçu une instruction et ont été affinés par la gymnastique intellectuelle des dialectiques subtiles et des controverses indéfinies. Ils apportent ici, en Occident, leur mépris pour les non-juifs, sans s’apercevoir ou plutôt sans vouloir reconnaître que ces non-juifs sont souvent plus instruits qu’eux-mêmes, en ce sens qu’ils ont reçu une instruction plus réelle et plus vivante que la leur, et qu’ils sont intelligents eux aussi, parfois plus intelligents et plus profonds. A remarquer qu’un individu est d’autant plus méprisant à l’égard d’une culture qui n’est pas la sienne qu’il est lui-même plus primitif et plus éloigné de la civilisation moderne. Le mépris est un moyen· de défense, un besoin de renforcer un sentiment chancelant de supériorité.
Ce qui m’a frappé personnellement, c’est, sauf exceptions honorables, le particularisme des juifs parlant le yiddish. Combien différents m’ont apparu ceux qui parlent russe dans la vie courante. Tout à fait une autre mentalité, un autre peuple, un peuple d’idéalistes à l’esprit largement ouvert sur l’humanité. Ils vivent dans un milieu moins compact, donc moins étouffant, et participent aux aspirations du milieu russe intellectuel, puisque en fait (c’est une remarque en passant) la masse juive appartient à la classe moyenne, à la petite bourgeoisie, aux artisans, et fait montre assez souvent, par suite des circonstances du milieu, d’une grande affinité pour les spéculations intellectuelles.
Lorsqu’ils ne sont pas noyés dans une masse compacte leur imposant un conformisme tyrannique, ou lorsqu’ils ils ne sont pas persécutés, les juifs font comme les autres humains, ils se mélangent. Déjà, après la guerre, en AlIemagne, les mariages mixtes avaient beaucoup augmenté de nombre. La crise a permis à des charlatans ambitieux d’exploiter et d’exciter les préjugés populaires et de ruiner par la force ce processus d’assimilation. Or cette assimilation avait d’autre part contre elle l’hostilité de la plupart des émigrants juifs polonais, extrêmement prolifiques, et dont le particularisme et le fanatisme sont expliqués par la persécution dont ils souffrent en Pologne (comme aussi en Roumanie).
Dans les pays d’Occident, où il n’y a ni persécution des gouvernements, ni masse compacte de juifs arriérés le particularisme n’existe que chez le petit nombre des juifs orientaux, fraîchement immigrés. Les autres sont assimilés à la classe bourgeoise du pays et en ont pris la mentalité [2].
Nous avons ici ce soir avec nous des amis juifs, qui ne se distinguent de nous ni par l’éducation, ni par les goûts, ni par les opinions. Nous n’apercevons, nous ne sentons entre nous aucune différence qui tienne à une prétendue différence de race. Eux-mêmes n’éprouvent pas le besoin de marquer une origine qu’ils ne renient pas. ils s’élèvent d’ailleurs contre .l’antisémitisme et contre tout autre mouvement réactionnaire. Ils acceptent sans. la moindre souffrance ou la moindre hésitation que leurs enfants épousent des goïm, si le hasard des inclinations les y amènent. Peut-être le critérium de l’affranchissement d’un juif est-il son acceptation du mariage mixte de ses enfants.
Voilà la tendance qui prévaudra sans doute dans l’avenir. Certes le particularisme juif est entretenu par l’hostilité des préjugés environnants, souvent, quoiqu’inconsciemment, d’origine religieuse ; et lui-même est soutenu par la pratique de sa propre religion. Mais les pratiques de la religion judaïque sont si arriérées que les juifs instruits s’en évadent à peu près tous. Les rites sont le support essentiel de toute religion, sinon elle tend à se fondre dans une morale universelle. Lorsque les connaissances physiques, chimiques, biologiques auront diffusé davantage, lorsque l’étude des religions et l ’exégèse auront marqué dans l’histoire la place réelle des croyances religieuses et l’évolution psychologique par où a passé l’humanité ; les traditions rituelles s’effriteront et disparaîtront, comme toute autre espèce de pratiques magiques, sauf dans l’esprit de quelques mystiques insatisfaits.
Sans les rites religieux, qu’est-ce qui distingue un juif d’un non-juif ? Le cerveau juif n’est pas différent de celui des goïms. Il ne présente certainement aucune particularité prétendue raciale. Les juifs peuvent avoir certains réflexes conditionnés, certaines tendances, peut-être en partie héréditaires, qui sont la conséquence du milieu, de l’éducation et des conditions de vie imposée par les persécutions et maintenues par le conformisme du groupe. Mais ces tendances ne sont pas enracinées à demeure, et même celles qui sont héréditaires s’effacent avec le changement de milieu, témoin la mentalité des pionniers juifs dans les colonies sionistes. Et elles ne se distinguent guère de tendances mercantiles qui sont la caractéristique des mœurs actuelles. Elles sont, je le répète, simple fonction du milieu.
La concurrence maintient les hostilités entre les hommes et renforce les particularismes [3]. Un concurrent reproche à un autre la couleur de ses cheveux et le traite de sale rouquin. Un parisien se moquera d’un auvergnat, un provençal d’un breton. Chaque province reproche aux autres des défauts le plus souvent imaginaires pour mieux dénigrer ses voisins. Ces reproches ne tirent pas à conséquence. Mais le juif, souvent nerveux et trépidant, y voit un mépris voulu et une persécution. Admettons qu’il n’ait pas toujours tort. Mais nous allons vers l’avenir, et, nous, anarchistes, tout en reconnaissant que le sionisme est un laboratoire d’expériences sociales très intéressantes, nous sommes hostiles au sionisme. Quoiqu’en dise Eberlin, Il n’y a rien d’irréductible ni d’éternel dans l’histoire de l’humanité en général et dans celle des groupes humains en particulier.